Désireux sans doute de se faire pardonner la brutalité de son aveu précédent, le Boiteux ne se fit pas prier.
— Je ne sais pas grand-chose mais je crois que tout ça va ensemble. A la nuit tombée, le jour même où le capitaine la Foudre...
je veux dire messire Arnaud a quitté le Damoiseau, deux hommes sont arrivés au camp. Ils étaient vêtus de noir, sans insignes ni rien qui puisse les faire reconnaître mais ils montaient de beaux chevaux et ils ont demandé à parler au chef. Seulement, chez messire Robert, les gardes sont bien montées. Il ne suffit pas d'employer un ton arrogant pour aller jusqu'à lui. Il faut aussi montrer patte blanche... surtout quand il fait nuit. Et les deux hommes après quelques hésitations ont dû dire ce qu'ils étaient : des envoyés du duc de Bourbon. J'étais là, je les ai entendus. Mais ils avaient un accent bizarre.
— Un accent ?
— Oui... Je crois que c'étaient des Aragonais, ou plutôt des Castillans... Cet accent-là m'a rappelé le temps où nous combattions avec ce loup-cervier de Villa-Andrado. En les entendant parler j'ai eu tout de suite l'impression que ces envoyés du duc de Bourbon étaient des hommes à lui...
— Ils pouvaient être l'un et l'autre, murmura Catherine, désagréablement impressionnée par la réapparition soudaine de ce vieil ennemi. Rodrigue de Villa-Andrado a épousé une bâtarde du duc. Il lui est tout dévoué...
Vous m'en direz tant, fit le Boiteux qui n'était pas très au fait des alliances princières. Toujours est-il qu'ils sont restés au camp et que c'est dans la nuit même de leur arrivée qu'on a mis le moine à la torture. Il a été pris derrière la tente du Damoiseau, écoutant ce qui s'y disait. Tout au moins on a cru qu'il écoutait et on a voulu lui faire dire ce qu'il avait entendu. Mais il n'a pas parlé. Peut-être qu'il ne savait rien, au fond... conclut l'homme qui ne croyait guère, apparemment, à l'héroïsme sous la question.
— Mais pourquoi est-il resté au camp après le départ de mon époux ? Pourquoi n'est-il pas rentré au prieuré ?
— Je crois qu'il pensait que son ouvrage n'était pas terminé. Il voulait convaincre le Damoiseau de lever le siège.
— Et le siège a été levé mais il n'y était pour rien ! soupira tristement Catherine. Il est mort... et pourtant ce n'est pas lui qui a convaincu Robert de Sarrebruck de s'en aller n'est-ce pas ?
— Non. C'est les deux hommes en noir. Ils ont dit que ce siège était inutile, qu'il y avait mieux à faire ailleurs et surtout beaucoup plus d'or à gagner.
Catherine fronça les sourcils.
— Comment savez-vous cela, vous ?
— Vous voulez dire, moi un simple traîne-savate, hein ? Je comprends que ça peut vous paraître bizarre mais, je vous l'ai dit, j'étais de garde... et j'ai toujours été d'un naturel curieux. Seulement, moi, je ne suis pas un pauvre saint homme de moine à l'âme pure et naïve comme celle d'un petit enfant. Non seulement j'ai l'oreille fine mais je sais écouter sans avoir l'air de rien... et surtout sans me faire prendre !
— Je comprends. Alors vous savez où il y a mieux à faire et plus d'or à gagner ?
— Je sais ! A Dijon !
— À Dijon ? s'écria Catherine abasourdie. C'est impossible à moins que le Damoiseau ne soit fou. Il n'a qu'une poignée d'hommes en comparaison des troupes qui gardent la ville, que le Duc y soit ou pas !
— Oh ! C'est pas d'un siège qu'il est question, bien sûr...
— De quoi alors ?
— D'un prisonnier... d'un prisonnier important que le duc Philippe garde dans une tour de son propre palais. D'un prisonnier qui vaut beaucoup d'or... beaucoup trop même d'après les envoyés de Bourbon! Paraîtrait qu'on discute ferme de sa rançon pour le moment, que le duc Philippe serait tout prêt à le relâcher mais contre une si grosse somme qu'il y aurait de quoi mettre à genoux les finances du Roi et de quelques autres. Je dois vous dire qu'à moi, tout ça m'a paru un peu obscur. Je ne fréquente pas beaucoup les grands personnages.
Catherine et Gauthier se regardèrent. Pour eux, les paroles du Boiteux n'avaient rien d'obscur. Le prisonnier de Philippe c'était le jeune roi René, duc d'Anjou, le fils de Yolande, capturé par les Bourguignons à la bataille de Bulgnéville et tenu depuis en étroite prison dans la tour Neuve1, au palais de Dijon. René pour lequel Catherine avait reçu, à Saumur, une lettre que les événements des derniers mois ne lui avaient pas permis de remettre et que, d'ailleurs, perdue au fond de son chagrin, elle avait totalement oubliée...
Doucement, Gauthier qui lisait à livre ouvert sur le visage de la jeune femme, murmura :
— Vous avez toutes les excuses, dame Catherine ! N'importe qui en aurait fait autant à votre place : il vous a été impossible de continuer votre route...
Mais elle refusa la facile absolution.
— Non. J'avais une mission, j'aurais dû la remplir... et...
1. Le Roi étant aussi duc de Bar, la tour porte, depuis sa captivité, le nom de tour de Bar.
Elle s'arrêta. Ce n'était ni l'heure ni le lieu de discuter de ses états d'âme, en face d'un soudard blessé qui, visiblement, cherchait à comprendre. Elle revint à lui :
— C'est donc à cause de ce prisonnier que le Damoiseau est parti.
Que doit-il donc faire ? L'enlever ?... C'est impossible. Il doit être bien gardé.
Le Boiteux chercha son souffle. Il avait du mal à respirer et souffrait visiblement. Un instant, il demeura étendu, les yeux clos et devint si pâle que Catherine, croyant qu'il était en train de mourir, se pencha sur lui.
— Vous vous sentez plus mal ?...
Au bout d'un moment, il ouvrit les yeux, sourit faiblement.
— Je m' sens pas au mieux mais il faut que je finisse... Le Damoiseau doit protéger les deux hommes... et eux doivent s'arranger pour que... le prisonnier ne quitte jamais sa prison, plus jamais. Vous comprenez ?...
— C'est limpide ! fit Gauthier. Plus de prisonnier, plus de rançon...
— Et comme le duc de Bourbon doit marier sa fille au fils du prisonnier, il n'a aucune envie que la fortune passe toute entière dans les mains du duc Philippe ni qu'on lui réclame une dot trop importante pour boucher les trous. En outre, la haine qui oppose Bourbon à Bourgogne n'est un secret pour personne. Que René meure dans sa prison et la guerre se rallume..., acheva Catherine. Eh bien, je crois que notre devoir est tout tracé.
Elle remercia le Boiteux, l'assura qu'il n'avait plus à craindre la corde, désormais, et qu'elle le prenait sous sa protection.
— Essayez de guérir. Ensuite, vous serez libre...
Mais il la rappela comme elle allait quitter la chambre.
— Si vous êtes contente de moi, dame, faites mieux encore. Prenez-moi à votre service. Sur la mémoire de ma pauvre mère, je vous serai fidèle. Et puis, quand vous aurez retrouvé le capitaine la F... je veux dire votre époux, je vous servirai tous les deux !
Elle lui sourit, émue de cette fidélité fruste envers un homme qui, cependant, l'avait abandonné. Arnaud possédait décidément le talent de s'attacher les cœurs et les dévouements de ses soldats même quand ils n'étaient que des routiers et qu'il en faisait fi... surtout quand il en faisait fi ! D'ailleurs n'en allait-il pas de même avec ceux qu'il disait aimer ? Catherine ignorait ce que serait leur prochain revoir mais, ce qu'elle savait bien, c'est que ce revoir aurait lieu, qu'il ne pouvait pas en être autrement tant que l'un et l'autre vivraient...
— Soit ! dit-elle enfin, quand vous serez guéri, allez à Montsalvy, entre Aurillac et Rodez. Je vous donnerai une lettre pour l'abbé Bernard qui, en notre absence, y exerce pleinement les droits seigneuriaux.
Le blessé montra tant de joie qu'en quittant la chambre, la jeune femme emporta l'impression que sa promesse allait faire davantage pour la guérison du Boiteux que les drogues de Gauthier.
Dans le couloir, elle trouva Vandenesse qui faisait les cent pas. Il accourut vers elle dès qu'il l'aperçut :
— Vous êtes restée longtemps, fit-il d'un ton acerbe qui la fit sourire car il donnait la mesure exacte de son attente impatiente.
J'espère qu'à présent la justice va pouvoir suivre son cours.
— La justice ? Quelle justice ? La vôtre, baron ? je n'y crois guère.
J'ai appris de cet homme tout ce que j'en espérais, et plus encore. Je lui ai une vraie reconnaissance. Aussi autant vous dire tout de suite qu'il est désormais sous ma protection.
Sous une brusque poussée de bile, Vandenesse verdit.
— Ce qui veut dire ?
— Que je vous interdis d'y toucher et qu'en cas de... d'accident, vous auriez à en répondre non seulement devant moi mais devant le duc Philippe auquel, grâce à lui, je vais peut-être rendre un grand service.
Enfin, depuis une demi-heure, il fait partie de ma maison et, si Dieu lui accorde guérison, ce que j'espère, il ne quittera Châteauvillain que pour rejoindre Montsalvy.
Le baron éclata d'un rire qui évoquait tout ce que l'on voulait sauf la gaieté.
— À Montsalvy ? chez vous ?... Le loup dans la bergerie autant dire ! Le beau serviteur que vous aurez là ! Et votre époux...
— Mon époux connaît les hommes infiniment mieux que vous ne l'imaginez, sire baron. Je serais fort étonnée s'il n'acceptait pas celui-là. Quant à Montsalvy, notre fief, il n'a, croyez-moi, rien d'une bergerie peuplée d'agneaux bêlants... Le Boiteux y trouvera sa place...
A présent, souffrez que je vous donne le bonjour. Vous me pardonnerez de ne pas vous tenir compagnie plus longtemps mais j'ai à faire mes préparatifs de départ.
— Vous partez ? Où allez-vous ?
Catherine serra ses mains l'une contre l'autre dans le geste qui lui était familier lorsqu'elle souhaitait se maîtriser. Elle mourait d'envie d'envoyer au diable cet obsédant bonhomme auquel, dans son for intérieur, elle reprochait de n'avoir pas su dégager Châteauvillain assiégé. Il l'avait préservé, évidemment, et c'était déjà quelque chose mais avec un peu plus d'énergie et les forces dont il disposait, il aurait peut- être pu obtenir un meilleur résultat. Cependant, comme il était assez bien en cour alors qu'elle-même ignorait à quelles couleurs elle était habillée dans les souvenirs du duc Philippe, son ancien amant, ce n'était peut-être pas le moment de s'attirer une recrudescence d'inimitié.
Pardonnez-moi de ne pas vous l'apprendre, dit- elle enfin sans que la douceur de sa voix trahît l'effort... Lorsque je suis arrivée ici, j'étais investie d'une mission. J'ai été empêchée de l'accomplir jusqu'à ce jour mais, puisque la voie est désormais libre, il serait inadmissible de la différer plus longtemps.
— Une mission ? Vous auriez des secrets ?...
— Justement : ils ne sont pas miens !
— En ce cas... et quelle que soit cette mission, vous aurez besoin d'aide. Le pays est loin d'être sûr. Il reste des garnisons anglaises, des routiers. Je ne poserai pas de questions mais je vais avec vous !
La jeune femme se sentit rougir jusqu'à la racine de ses blonds cheveux. Au Diable l'importun ! Sa fatuité lui interdisait-elle de comprendre qu'elle en avait assez de lui, de sa présence, de ses regards appuyés, de ses galanteries sournoises ? Elle allait peut-être se laisser aller à la colère et dire des choses désagréables lorsque Gauthier, qui était demeuré en arrière pour donner encore quelques soins au blessé, sortit de la chambre, des linges sur le bras et un bassin à la main.
— N'est-il pas un peu tôt, messire, pour abandonner une forteresse que vous étiez venu assister ? Le Damoiseau est parti mais il peut revenir.
— S'il devait revenir, il n'aurait pas brûlé ses cantonnements. Non, j'en suis certain, il ne reviendra pas et Châteauvillain n'a plus rien à craindre. Au surplus, je ne suis pas le capitaine de sa garnison. Je dois rejoindre mon maître...
Le long visage de l'écuyer s'orna d'un sourire beaucoup trop amène pour être sincère cependant que son sourcil gauche, naturellement plus haut que l'autre, remontait encore d'un bon doigt, lui composant une figure parfaitement hypocrite.
En ce cas, nous aurions mauvaise grâce à refuser, fît-il d'une voix si onctueuse que ce fut au tour de Catherine de relever légèrement les sourcils. Je crois être l'interprète de dame Catherine en affirmant que nous serions extrêmement heureux de voyager sous votre protection puisque nous allons prendre la même direction. Celle du nord, n'est-ce pas ? Mais... serez-vous prêt à partir après-demain ? Le délai vous paraîtra peut-être un peu court pour remettre en marche une compagnie aussi importante que la vôtre ?
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