Le cœur de Catherine manqua un battement.
— La femme ?... Quelle femme ?
— Tout d'abord on n'a pas su. Elle était sur un cheval mais empaquetée, voilée avec en plus un capuchon qui lui descendait jusqu'au menton. Elle suivait sans rien dire et ils sont tous allés s'engouffrer dans le château qui s'est refermé comme un piège. Mais une heure après, nos hommes étaient convoqués dans la grande salle, comme autrefois, vous vous souvenez ? Ils y sont allés, conduits par notre bailli, Saturnin Garrouste... qui vous dit bien des amitiés, en passant ! Mais quand ils sont ressortis, ils pleuraient presque tous, sauf l'Antoine Couderc, le maréchal- ferrant qui roulait des yeux furibonds et crachait par terre comme s'il avait bu du poison. Messire Arnaud leur avait donné ses ordres devant la bande de ruffians de mauvaise mine qu'il a ramenés avec lui : quiconque vous permettrait d'entrer dans Montsalvy serait pendu immédiatement, qu'il soit homme, femme ou enfant ! Tous les jours, dès l'ouverture des portes, on devait envoyer un garçon veiller sur la route pour signaler votre arrivée afin qu'on referme ces portes et qu'on puisse vous préparer une réception dans les idées de votre gentil époux. Celui qui ne viendrait pas prévenir...
— Je sais, coupa Catherine. Jacquot Malvezin m'a dit...
— Alors moi j'ai décidé qu'on pouvait pas vous laisser tomber comme ça dans la gueule du loup et j'ai donné un petit mot d'écrit à Tiennou, l'innocent qui n'est pas si innocent qu'on pense et qui vous vénère presque autant que la Sainte Vierge depuis que - j vous avez failli mourir pour lui Lui, il est tout le temps dehors alors ça n'étonnait personne qu'il s'installe dans le bois. Là ou ailleurs !... Et j'ai eu raison... et vous, vous avez bien fait de suivre mon conseil et de venir ici tout de suite parce que à peine il a su votre venue que messire Arnaud est monté à cheval avec ses hommes... et la femme et ils sont sortis pour vous narguer et vous chasser.
— Qui est cette femme ? fit Catherine d'une voix blanche.
Vous le savez ?
— Si on le sait ! Rien d'autre que cette putain d'Azalais, la dentellière, vous vous souvenez ! Cette ribaude sans Dieu qu'il a dû récupérer dans les ordures de Béraud d'Apchier. Dame Catherine, bon sang ! Vous allez pas vous trouver mal ?...
Elle était en effet devenue blême et se laissait aller en arrière, les narines pincées. Gauthier la reçut dans ses bras.
— Si vous trouvez que c'est agréable à entendre, votre histoire ? gronda-t-il furieux. Fouillez dans son aumônière, il doit y avoir un cordial, du vinaigre... Qui c'est d'abord cette Azalais ?
1 Voir Belle Catherine.
— Pas grand-chose ! Une grande garce avec le feu aux fesses qui couchait avec le mari de sa mère et qui s'était ensauvée d'ici avec le Béraud d'Apchier, le Loup du Gévaudan quand il est venu nous assiéger. Une saloperie qu'avait comploté avec lui la mort de messire Arnaud et que maintenant cet âne bâté nous ramène... sans doute parce qu'il a pensé que c'était avec elle qu'il ferait le plus de mal à sa pauvre sainte femme ! Ah, tenez, mon gars, on dirait qu'elle revient !...
Vigoureusement soignée par Gauthier qui lui avait appliqué quelques claques avant de faire couler un peu de cordial entre ses lèvres blanches, Catherine en effet ouvrait les yeux cependant qu'un peu de couleur revenait à ses joues. Elle jeta autour d'elle un regard égaré qui se fixa enfin sur Gauberte dont le large visage était éclairé en plein par la petite flamme de la lanterne.
— Pardonnez-moi ! balbutia-t-elle... Je m'attendais si peu à ça !...
Mon Dieu !... Azalais !... Pourquoi Azalais ?...
— C'est ce que je viens de dire à ce garçon : probablement pour vous faire le plus de mal possible. Quand je vous dis qu'il est fou !
— Mais enfin, l'abbé Bernard ? Il l'a laissé amener cette fille à Montsalvy, après ce qu'elle a fait ? Il l'a laissé l'installer chez moi ?
Ça ne se serait sans doute pas passé comme ça s'il avait été là et c'est pour ça qu'elle est arrivée cachée comme un péché mortel. Mais quand messire Arnaud est revenu, notre abbé était parti depuis trois jours à Chirac, au chevet de sa mère qui était au mouroir et frère Anthime, le trésorier qui le remplace quand il est absent, a appris que sur la route du retour, il avait été attaqué par des brigands et laissé pour mort. Non, rassurez-vous, ajouta-t-elle très vite, il l'est pas ! Des gens l'ont trouvé et ramené au château de Saint-Laurent-d'Olt où on le soigne. Heureusement que le bon Dieu nous l'a pas repris celui-là, parce que c'est notre meilleur espoir... si toutefois il arrive à rentrer chez lui malgré les faillis chiens qui gardent messire Arnaud.
Serrant ses mains l'une contre l'autre à faire blanchir ses jointures, Catherine gémit, désespérée :
— Il est fou ! Il est complètement fou ! Et mes enfants... et Sara ?
Que leur a-t-il fait ? Oser amener une telle créature dans leur maison, les obliger à vivre avec elle...
De la plus imprévisible façon, étant donné le tragique de la situation, Gauberte partit d'un franc éclat de rire.
— Ça, il n'a pas eu le temps ! La nuit même de son arrivée, messire Michel et demoiselle Isabelle, Sara, Josse et Marie ont disparu du château. Voyez- vous il s'est pas méfié de ce que Sara et Josse connaissaient son château mieux que lui, surtout Sara qui l'a vu construire. Les souterrains, elle n'en ignore rien ni d'ailleurs de ceux que l'abbé Bernard avait fait rouvrir pour vous sous l'abbaye. Pendant qu'il y était l'abbé, il avait fait faire aussi une communication avec le château. Évidemment, au matin, quand notre sire a trouvé la cage vide il s'est mis dans une belle fureur et il a lancé ses hommes à leurs trousses, seulement il n'a rien retrouvé parce qu'il avait choisi le mauvais chemin. Il a cru que Sara était repartie pour Carlat où elle avait trouvé refuge après votre fuite et il est allé réclamer son monde à Mme de Pardiac1 qui ne lui a rien rendu parce qu'elle n'avait vu personne, bien sûr...
— Mais... où sont-ils ?
Gauberte parut s'épanouir encore davantage.
— On n'en sait rien du tout et on aime mieux ça ! C'est bien mieux pour éviter les fuites. Mais on fait confiance à Josse et à Sara pour avoir fait au mieux.
1 Voir Piège pour Catherine.
Tout ce qu'on sait, c'est que messire Arnaud a envoyé partout : à Cassaniouze, à Sénézergues, à Roquemau- rel, à Labesserette, à Ladinhac, au Fel, à Leucamp, à Vieillevie, à Villemur et à Montarnal... et que personne apparemment ne les a vus. Surtout pas celui qui les cache j'imagine. Voilà, dame Catherine, ajouta-t-elle avec un grand soupir, je crois qu'à présent vous savez tout ou à peu près tout...
Enfin une bonne nouvelle ! Le cœur de Catherine venait de s'alléger d'un poids intolérable puisque tous ceux qui lui étaient le plus cher étaient hors des griffes d'Arnaud de Montsalvy, diaboliquement transformé en ennemi de sa propre famille.
— Une question encore, ma bonne Gauberte. Vous avez dit que tout à l'heure mon... enfin messire Arnaud était sorti pour savourer sur moi la vengeance à laquelle il imagine avoir droit. Est-ce qu'il ne me cherche pas ?
— On vous a cherchée, mais pas longtemps. L'innocent a dit qu'il vous avait vue partir à bride abattue dans la direction de Carla, que vous étiez fort en colère et que vous aviez crié très fort que vous alliez demander asile et assistance à la comtesse Eléonore. Comme vous aviez de l'avance il a préféré ne pas aller plus loin. D'autant qu'il ne doit pas avoir tellement envie d'une explication avec la comtesse. Il ne s'est guère fait d'amis dans le pays ces temps derniers. Je dirais même qu'en ramenant cette traînée avec lui il s'est mis toute la région à dos.
Quand on vous saura de retour, il pourrait bien avoir de gros ennuis...
— Je ne suis pas venue faire une révolution, Gauberte. Je suis venue reprendre ma place et je la reprendrai, croyez-moi !
— Ayez crainte, on vous aidera ! À présent qu'on vous sait ici, les courages vont se réveiller. Mais, en attendant où allez-vous vous installer ? Saturnin Garouste est tout prêt à vous donner sa ferme du Puy de l'Arbre mais ça serait vous jeter dans la gueule du loup parce que c'est trop près. Quant à cette grange...
— On va chez nous ! coupa sévèrement Bérenger, à Roquemaurel.
J'ai deux mots à dire à mes frères pour avoir laissé sire Arnaud se comporter de la sorte...
Gauberte Cairou extirpa non sans peine ses quelque cent quatre-vingts livres du foin odorant, secoua ses cotillons et prit à sa ceinture un sac qu'elle y avait accroché.
— J'ai pensé que vous auriez peut-être faim et je vous ai apporté des cabecous1 et du pain. À présent, je me rentre au bercail et croyez-moi, dame Catherine, je vais y dormir de bon cœur... comme j'ai pas réussi à dormir depuis le retour de messire Arnaud.
De même qu'à son arrivée, Catherine embrassa la brave femme sur ses deux joues rebondies.
— Je savais déjà que je pouvais compter sur vous, Gauberte, mais cette fois vous pouvez être sûre que je n'oublierai jamais ce que vous faites pour moi. Dites bien à tout le monde, là-haut, que je ne les ai pas oubliés, ni eux... ni mes devoirs comme le prétend mon seigneur.
Dites-leur que je n'ai pas démérité et que je leur demande de me garder leur confiance, leur amitié...
— Ils savent tout ça depuis longtemps, pauvrette ! Marchez, dame Catherine, si votre époux n'avait pris la précaution de se ramener avec une bande d'affreux, il aurait pas eu longtemps la loi à Montsalvy et il en aurait entendu des vertes et des pas mûres. Quant à sa gaupe, on lui aurait frotté les fesses avec de bonnes poignées d'orties pour lui apprendre à vivre. Mais ça s'arrangera j'en suis sûre. La bonne nuit, notre dame !... et à bientôt !
— À bientôt, Gauberte. Mais, au fait, comment êtes-vous sortie et comment allez-vous rentrer ? Est-ce qu'on ne ferme plus la ville, la nuit ?
1 Petits fromages de chèvre. On en trouve encore à Montsalvy.
Sûr que si, mais le jour où un gars m'empêchera de sortir et de rentrer à ma convenance quand j'ai à faire avec vous, il pourrait bien regretter amèrement d'être venu au monde...
Ayant dit, elle disparut avec une prestesse et une légèreté dont on ne l'aurait jamais crue capable. Derrière elle Gauthier referma soigneusement la porte de la grange...
Roulée en boule dans le foin, Catherine s'apprêta à laisser le sommeil prendre enfin possession de son corps exténué. Les élancements si douloureux de son cœur, avant l'arrivée de Gauberte, s'étaient un peu calmés. Puisque ses enfants étaient hors de portée de l'homme qui la bafouait si cruellement et si publiquement, la blessure était moins cruelle. La colère la sauvait du chagrin et elle savait que demain, quand elle serait moins lasse, elle devrait lutter contre des envies de meurtre, contre la folle impulsion de rameuter les seigneurs d'alentour pour les jeter à l'assaut de son propre château... Mais, après tout, pourquoi donc lutter ? Ne serait-il pas temps, enfin, d'abandonner ce rôle d'épouse trop tendre et de faire payer, une bonne fois pour toutes, à son infernal époux tout ce qu'il lui avait fait endurer en six ans de mariage ?
Ce fut sur cette pensée réconfortante qu'elle s'endormit.
Quand l'aube d'un beau jour d'été habilla de mauve les lointains de la Châtaigneraie et fit surgir sur la première clarté du levant les murailles noires de Montsalvy, Catherine et ses compagnons avaient déjà quitté leur abri odorant et, après de rapides ablutions dans l'eau fraîche de l'étang, prenaient à travers champs pour rejoindre le chemin menant vers les profondeurs de la vallée du Lot, faille profonde au-dessus de laquelle se dressaient les tours antiques de Roquemaurel.
Tout en marchant, pas bien vite car le chemin étroit, encaissé et difficile, ne permettait guère les allures rapides, on fit honneur aux petits fromages et au pain de Gauberte et quand le soleil bondit comme une balle de feu par-dessus les monts on avait déjà fait un bout de chemin.
Jamais, la campagne n'était apparue aussi belle, aussi amicale à Catherine. L'été adoucissait les pentes rudes d'une chatoyante végétation. Les croupes rondes étaient roses de bruyère, éclataient dans la gloire dorée de leurs genêts cependant que des foisonnements verts jaillissaient de toutes les failles et tapissaient les étroites et mystérieuses vallées qui plongeaient vers la grande coupure du Lot.
Il n'y avait que peu de cultures. La terre légère et peu profonde sur son ossature de rochers ne produisait guère que du seigle et de l'avoine mais, dans les multiples petits ruisseaux qui bondissaient de rocher en rocher, les truites scintillaient et, à la bonne saison, les bois embaumaient le champignon... Le regard de la jeune femme fouillait l'horizon, s'attardant sur un filet de fumée voltigeant au-dessus d'un toit, sur la pointe aiguë d'une poivrière, les rares demeures de schiste et de grès qui ponctuaient l'immense paysage, cherchant à deviner quel toit Josse Rallard avait choisi pour abriter ses enfants. La tentation était grande de s'arrêter un peu partout, de demander, mais Bérenger l'en avait dissuadée.
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