« Mais quand il est arrivé à la tour de Saint-Chély chez Béraud, le Loup du Gévaudan gisait dans son lit, blessé et à moitié mort. Un combat avec lui était donc impossible.

« Par contre il y a retrouvé Azalais qui était devenue la concubine de Jean, le fils aîné de Béraud, puis celle de son père quand Jean est parti guerroyer je ne sais où. Elle a supplié messire Arnaud de l'emmener et, afin de mieux l'en persuader, elle a employé les moyens que tu devines. Et comme elle n'est pas laide...

— Elle n'a pas dû se forcer beaucoup, observa Catherine sèchement. Il y a des années qu'elle en mourait d'envie.

— Quoi qu'il en soit, il a accepté de l'emmener et d'autant plus volontiers qu'elle a débauché, pour lui, les meilleurs soudards de Béraud, de saintes gens s'y connaissant comme personne en tuerie et en pillage et qui se trouvaient misérablement inactifs depuis la blessure de leur maître. C'est donc tout ce beau monde qui nous est arrivé à Montsalvy, un soir, dans les circonstances que tu sais.

— Et il l'a installée chez moi, dans la maison que j'ai bâtie, gémit Catherine toute prête à se remettre à pleurer. Dans ma chambre sans doute...

Ah non, protesta Sara, pas dans ta chambre ! Quand j'ai vu ce qu'il nous ramenait, j'ai été me planter devant ton époux et je lui ai montré la clef de ton appartement que je venais de fermer. Je l'avais attachée à mon cou par une chaîne. « On dirait que vous avez des invités ? messire, lui ai-je dit. Mais il faudra que vous leur trouviez un logis autre que celui de notre dame. Il n'est pas disponible... »

« Il m'a dit alors de lui donner cette clef mais je l'ai fourrée dans mon corsage et j'ai répondu qu'avant de l'en enlever il faudrait m'enlever la tête... Je crois qu'il en a eu envie un moment d'ailleurs mais je l'ai regardé bien droit dans les yeux en lui rappelant que les zingaras s'entendent aux malédictions et qu'une vieille zingara comme moi est plutôt plus venimeuse qu'une jeune ! Alors il n'a pas insisté et il a tourné les talons sans rien dire. Cette clef, je l'ai apportée ici.

Le son d'une trompe qui mugissait dans les profondeurs du château lui coupa la parole.

— On corne l'eau ! dit Marie. Il faut vous dépêcher, dame Sara.

— Je sais, je sais ! Mais comme la dame de Roquemaurel et ses fils ont décidé que ce serait, ce soir, grand apparat, ils m'accorderont bien un petit instant de retard...

Elle se mit à tresser les cheveux de la jeune femme avec une vélocité incroyable, escamotant littéralement leur masse soyeuse pour en faire une large couronne sur laquelle elle épingla une coiffe aérienne. Pendant ce temps, Marie aidait Catherine à passer sa robe...

— Au fait, marmotta Sara des épingles plein la bouche, où as-tu trouvé ce nouveau Gauthier ?

— A Paris, je te raconterai. Oh, j'ai tant de choses à te raconter !...

Il y en a bien pour huit jours...

— Il a la couleur de cheveux du premier, ce pauvre garçon que je n'aimais guère et qui pourtant t'était si dévoué. Mais en dehors de cela, il ne lui ressemble pas beaucoup...

Catherine sourit au miroir que lui tendait Marie mais plus à ses souvenirs qu'à ce qu'elle y voyait car il était trop petit pour y contempler autre chose que le nez et les yeux.

Il lui ressemble beaucoup plus que tu ne l'imagines ! Sachez en tout cas ceci : Gauthier m'est tout dévoué et je sais que je peux lui demander tout ce que j'aurais pu demander au cher ami d'autrefois.

Mais tu devrais t'entendre avec lui : quand je l'ai sorti de prison, à Paris, il faisait des études de médecine. Cela t'intéresse...

Si elle avait espéré impressionner Sara elle en fut pour ses frais. La femme issue des tribus errantes ne croyait absolument pas à la médecine officielle. Elle le prouva en crachant à terre avec la mine de quelqu'un qui vient d'avaler une amère potion.

— Les médecins... pouah ! J'en sais plus long qu'eux !

— Eh bien, vous n'aurez qu'à comparer vos talents.

Ayant dit, Catherine ramassa sur son bras la traîne de sa robe et prit le chemin de l'escalier pour se rendre au souper.

La grande salle de Roquemaurel ne pouvait se comparer pour la magnificence à celle des châteaux royaux ou ducaux, ni même à celle de Montsalvy car on n'y voyait pas la moindre tapisserie d'Arras et pas le plus petit hanap d'or serti de pierreries. La famille pourtant avait été jadis fort riche et puissante en conséquence.

Issue d'Ithier, comte d'Auvergne par la volonté de Charlemagne, ils avaient combattu aux Croisades et bien failli se tailler un fief au pays de Moab. S'ils n'y étaient pas parvenus ils avaient tout de même rapporté suffisamment d'or pour asseoir leur sourcilleux donjon au-dessus des eaux tumultueuses du Lot. Le dernier éclat de leur fortune avait été jeté par le grand- père Jean, sénéchal du comte de Rodez.

Mais, depuis, la richesse avait fondu. La pauvreté des terres et les incessants ravages, tant ceux des Anglais que ceux des routiers de tout poil, en étaient la cause. Peut-être aussi la grande passion pour les beuveries et les horions qui avait habité le défunt comte Ausbert, époux de la présente châtelaine. Une passion que d'ailleurs dame Mathilde comprenait parfaitement et qu'eux deux avaient transmise, intacte, avec tous ses jaillissements incontrôlables, à leurs deux fils aînés, Renaud et Amaury.

Mais, si Dame Mathilde ne disposait plus de moyens princiers, elle n'en demeurait pas moins une excellente maîtresse de maison, et si sa salle de festin n'étincelait pas d'or et de soieries du moins offrait- elle un accueil avenant avec ses nappes éclatantes de blancheur, ses étains tellement bien astiqués qu'ils ressemblaient à de l'argent, ses tapisseries aux vives couleurs brodées à la main par une demi-douzaine de châtelaines en attente de croisés et le fabuleux jaillissement des genêts d'or qui explosait un peu partout dans des auges ou des mortiers de pierre.

Dame Mathilde elle-même, sanglée dans une belle robe de velours prune dans laquelle elle devait étouffer par cette chaleur, attendait son invitée, assise bien droite dans un haut siège de châtaignier sculpté au dossier duquel la double corne de sa coiffure lui interdisait de s'appuyer. Ses deux fils aînés l'encadraient, si hauts et si massifs que le jeune Bérenger disparaissait entièrement derrière eux.

Il ne leur ressemblait d'ailleurs en aucune façon et quand on le voyait, brun comme une châtaigne et vif comme un écureuil auprès de ces deux géants aux cheveux couleur de paille, il arrivait à des esprits malins de se demander par quelle opération du Saint- Esprit leur mère avait pu se constituer une couvée aussi disparate, d'autant que Bérenger ne ressemblait pas plus à sa mère qu'à feu Ausbert.

En l'honneur de la visiteuse, Renaud et Amaury avaient visiblement fait toilette. Leurs cheveux taillés à l'aide d'une écuelle formaient une curieuse auréole autour de leurs visages identiques, tannés et recuits par tous les vents, tous les soleils de la montagne cependant que sur leurs joues, des coupures fraîches proclamaient qu'on leur avait raclé scrupuleusement la barbe. Ils se ressemblaient tellement qu'ils avaient eu recours à leur système pileux pour se différencier et si Renaud était totalement imberbe, Amaury arborait une moustache floconneuse digne de Vercingétorix.

Cérémonieusement, Renaud alla prendre Catherine par la main quand elle apparut au seuil de la salle pour la mener à sa place à table.

Il était à présent le maître du domaine et ladite place était à la droite de son fauteuil seigneurial. Dame Mathilde s'installa à sa gauche et les autres convives qui étaient Josse Rallard, Gauthier, le chapelain du château, Bérenger et Marie Rallard et les principaux officiers du domaine, s'installèrent un peu au petit bonheur. Puis, le chapelain ayant invoqué la bienveillance du Seigneur, on attaqua le souper en gens qui ont fait autre chose de leur journée que rêvasser assis sous un arbre.

Ce fut seulement après avoir fait disparaître une paire de poulets, la moitié d'un sanglier et la valeur d'un seau de soupe aux châtaignes que Renaud de Roquemaurel, se décidant à ouvrir la bouche pour autre chose que pour y engouffrer de la nourriture, apprit à Catherine les dispositions que son arrivée lui avait inspirées.

— J'ai envoyé dans tous les châteaux d'alentour aviser de votre arrivée, dame Catherine, et dire que dimanche prochain nous tiendrons ici un conseil de tous ceux à qui la bonne santé physique et morale de Montsalvy importe autant que la leur. Ce qui se passe là-haut prouve surabondamment que le seigneur Arnaud est tombé présentement sous l'emprise du démon. Il convient de l'en débarrasser au plus tôt car lorsque les choses vont mal chez vous, elles ne peuvent pas aller tout à fait bien chez les autres. Notre fidèle ami Gontran de Fabrefort sera ici dès demain avec ses gens de Labesserette. Mais nous avons prié aussi Archambaud de La Roque, de Sénézergues, en lui demandant d'envoyer message à son père, Jean de La Roque, bailli des Montagnes d'Auvergne, afin qu'il donne au moins sa caution. J'ai envoyé aussi à Leucamp prévenir Guillaume de Sermur, à Cours, chez Jean de Méallet, à Ladinhac chez Messire Hughes. J'ai même dépêché messager à La Salle mais je doute que cette vieille garde de Cibille s'intéresse à vos ennuis. C'est une Vieillevie et encore qu'on la dise brouillée avec sa parenté chacun sait ici ce que vaut cette maison-là..., ajouta-t-il en laissant planer sur l'assemblée un regard qui la prenait à témoin de ses paroles.

Nul n'ignorait en effet qu'une haine solide opposait, depuis des temps immémoriaux, les Roquemaurel à leurs cousins de Vieillevie et il fallait que l'affaire fût grave pour que Renaud ait consenti à adresser un mot d'écrit à une femme affligée d'un nom aussi exécré.

Jugeant qu'il avait assez parlé, Renaud tendit sa coupe à son écuyer pour qu'il la remplît à ras bord et la vida d'un trait. Cependant, Catherine qui n'avait pas écouté sans surprise ce bel exposé cessa de jouer avec la boulette de pain qu'elle roulait entre ses doigts et relevant son regard pensif sur son hôte :

— Est-ce donc une armée que vous souhaitez lever, ami Renaud ?

— Une armée, nous ne le pourrions pas. Mais quelques bonnes troupes tout de même et quelques compagnons aguerris qui sauront vous entourer pour que vous puissiez faire entendre raison à votre époux...

— C'est ce que vous pensez, vous qui êtes mon ami, mais croyez-vous que ceux d'alentour jugeront de même ? Mon époux est maître et seigneur de son fief, le plus grand de la région. Il peut y faire ce qu'il veut... Croyez-vous donc que nos voisins vont s'émouvoir parce que le seigneur de Montsalvy refuse de recevoir sa femme légitime et préfère vivre avec une gourgandine ? Cela m'étonnerait beaucoup.

Vous n'y êtes pas, Catherine, coupa dame Mathilde. Ce rassemblement nous l'aurions fait depuis longtemps si l'abbé Bernard avait été là mais au nom de qui cette levée de boucliers alors que l'autre co- seigneur gît sur son lit à des lieues de là et que vous étiez plus loin encore ? Au nom de votre fils, bien sûr. Mais dévoiler sa présence ici c'était prendre un trop grand risque...

Catherine hocha la tête.

— L'abbé Bernard prendra la tête d'une coalition contre Montsalvy ? Je n'y crois pas. Admettez qu'avec tous vos amis nous allions mettre le siège là-haut - et c'est, vous en conviendrez la seule manière d'atteindre Arnaud et la bande qu'il a ramenée avec lui - que croyez-vous qui se passera ? Mon époux mettra sa ville en défense, lancera aux murailles les hommes valides, et même les femmes, et il faudra bien qu'ils lui obéissent, même si c'est à contrecœur, s'ils ne veulent pas encourir sa colère qui me paraît devenue singulièrement redoutable. Cela fera des morts innocents dans le peuple... et cela je n'en veux à aucun prix. Mieux vaut perdre à jamais mon nom et mon rang si je dois l'acheter au prix du sang d'un seul des gens de Montsalvy !

— Cela vous fait honneur, dame Catherine, coupa Josse qui n'avait pas encore ouvert la bouche, et cela ne m'étonne pas de vous mais le siège, si siège il y avait, ne durerait guère. Il se trouverait bien vite quelqu'un pour ouvrir l'une des portes, Saturnin Garrouste, par exemple, ou Gauberte. Vos gens vous aiment de tout leur cœur parce que vous avez toujours été proche d'eux, que vous avez vécu avec eux, souffert avec eux et que pour les sauver vous avez pris les plus grands risques. Ils ne peuvent en dire autant de messire Arnaud. Certes, ils admirent sa valeur, ses hauts faits... mais, vous en conviendrez, depuis qu'il est maître et seigneur de Montsalvy on ne l'y a pas tellement vu...

Gauthier, qui était son voisin, regarda avec sympathie ce compatriote rencontré si extraordinairement au fond de l'Auvergne 1 et qui tenait un langage selon son cœur.