— Y a-t-il encore quelqu'un de vivant ? murmura Catherine en se signant. Il est difficile d'y croire !
— Il faut y aller voir, marmotta Josse et pour cela nous faire ouvrir d'abord la porte de la ville. Les moines ont jugé inutile d'assurer une garde quelconque, avec juste raison d'ailleurs car la peur est bien la meilleure des protections, mais ils ont tout de même pris soin de refermer les portes.
Décrochant de sa ceinture une trompe en corne cerclée d'argent il la porta à sa bouche et par trois fois en tira un long mugissement qui fit frissonner Catherine. Puis il attendit un instant et recommença.
— Il faut leur laisser le temps d'arriver, murmura Catherine.
Espérons qu'ils oseront venir et ouvrir...
L'attente lui parut interminable. À Josse aussi d'ailleurs car au bout d'un moment, impatienté, il allait répéter son appel quand la flamme d'une torche apparut sur le chemin de ronde éclairant une forme noire qui se déplaçait rapidement et qui s'arrêta au-dessus de la porte. À la lumière de sa flamme, Catherine reconnut le frère Anthime en personne.
— Qui va là ? cria-t-il d'une voix mal assurée.
Celle de Josse éclata comme un tonnerre.
— Très haute et très noble dame Catherine, comtesse de Montsalvy qui vous requiert, frère Anthime, de lui ouvrir les portes de sa ville.
L'exclamation du moine tourna en gargouillis affolé.
— Da... dame Catherine ? bredouilla-t-il. Mais c'est... tout, tout à fait impopo... impopo... impossible ! La peste nous accable et...
— Je sais tout cela ! cria Catherine à son tour. Il n'empêche que je veux entrer, mon frère. Ouvrez cette porte, c'est un ordre et en l'absence de l'abbé Bernard je suis en droit de vous l'adresser...
Il n'hésita qu'un instant, maté sans discussion possible par le ton autoritaire de la châtelaine.
— C'est bon !... Je viens mais n'en prenez qu'à vous s'il vous arrive malheur...
Un instant plus tard la petite poterne s'ouvrait devant les trois cavaliers, découvrant le trésorier du couvent qui élevait sa torche pour éclairer la voûte et, en même temps, s'assurer qu'il s'agissait bien de Catherine. Du haut de sa mule, celle-ci le considéra sévèrement.
— Vous n'auriez pas dû les laisser partir. Toute la ville est sur les chemins par cette chaleur accablante.
J'aurais voulu vous y voir, dame ! Dieu lui- même n'aurait pas pu les empêcher. Ils étaient comme fous quand ils ont vu mourir l'homme.
— Qu'avez-vous fait du corps ?
— Nous l'avons brûlé, bien sûr, prenant en cela un risque bien suffisant. J'ai trente moines à l'abbaye et j'en dois compte à Dieu...
Tout en parlant, Catherine avait franchi la voûte et découvrait le portail surmonté d'un châtelet crénelé qui commandait l'entrée du château : des madriers empilés sur toute sa hauteur en bouchaient l'entrée.
— Et ceux qui étaient ici, n'en devez-vous pas compte aussi ? Et le seigneur de cette ville qui, à cette heure peut-être, est mort sans secours, sans confession, sans Dieu... n'en deviez-vous pas compte ?
L'abbé Bernard, lui, n'aurait pas édifié cette montagne de terreur...
— Qu'en savez-vous ? se rebiffa le moine. L'abbé Bernard aurait voulu, lui aussi, sauver le plus de vies humaines possible, le plus de vies qui le méritaient, tout au moins... mais ce qu'il y avait dans votre demeure, dame comtesse, c'était une bande de Satan !
— L'abbé Bernard n'aurait pas fait la différence et ce n'est pas à vous d'en juger. Allez chercher vos précieux moines et enlevez-moi tout ça. Je veux qu'on ouvre cette porte ! Je veux voir s'il est encore possible de sauver messire Arnaud...
Mais, au lieu d'obéir, frère Anthime se posa jambes écartées et bras croisés devant l'énorme tas.
— Jamais ! Cette porte est condamnée, elle le demeurera durant quarante jours ainsi que le veut la loi en cas de peste... D'ailleurs, il ne doit plus y avoir un seul être vivant à l'intérieur. Cette porte, vous le savez aussi bien que moi, donne accès à la cour et nous n'y sommes pas entrés. Personne n'est apparu dans les hourds du châtelet, personne n'a appelé... Et puis ne sentez-vous pas l'odeur ?
— Auriez-vous ouvert en ce cas ? J'en doute. À présent j'exige que vous ouvriez...
— Non, cent fois, mille fois non !
Exaspéré, Josse repoussant Catherine empoignait déjà le moine par son col quand Sara s'interposa.
— C'est inutile ! D'ailleurs il faudrait des heures pour ôter tout cela. S'il y a encore quelqu'un de vivant là-dedans il faut faire vite.
— Comment veux-tu faire vite si l'on ne peut pas entrer ?
— Par ici, non. Mais Josse oublie le souterrain de l'abbaye que l'abbé Bernard, après ton départ, a fait prolonger jusque sous le château. Toi, tu ne le connais pas.
— Mais Gauberte m'en a parlé ! Eh bien, nous nous contenterons du souterrain, frère Anthime, et vous allez nous y mener au plus vite...
Sans rien dire, Josse tira sa dague, en posa la pointe sur la gorge du trésorier puis, avec un doux sourire, susurra :
— Au plus vite !...
Entre la mort immédiate et un danger différé, le trésorier n'hésita qu'un instant.
— Suivez-moi...
Catherine revit la cour de l'abbaye, et ses feux odorants. On y laissa les mules débarrassées de leurs paniers. Elle revit le cloître avec son petit jardin où l'abbé Bernard cultivait si amoureusement la sauge, la rue, la camomille, l'absinthe, le marrube, le fenouil, la livèche, le pavot et d'autres bonnes plantes encore, enfin l'entrée du souterrain par lequel, une nuit d'angoisse, l'abbé l'avait fait fuir de Montsalvy. Le cercle était refermé. A présent c’était par ce même souterrain prolongé qu'elle allait regagner sa demeure...
Derrière le frère Anthime qui armé de sa torche montrait le chemin, Josse, Catherine et Sara, chargés des paniers, s'enfoncèrent dans les entrailles de la terre. On ouvrit devant eux, au bout d'un couloir assez court, une épaisse porte de châtaignier armée de fer et doublée d'une grille. L'odeur vaguement nauséabonde qui flottait dans le souterrain leur sauta au visage mais ils n'en furent pas trop incommodés car Sara, avant de descendre l'escalier, leur avait posé sur la figure des linges imbibés de vinaigre et les avait obligés à enfiler des gants. Le frère pour sa part tenait un tampon sur son visage.
Parvenu à cette porte, il alluma l'une des torches posées à terre et indiqua l'escalier que l'on apercevait au fond du couloir.
— Vous trouverez une trappe en haut des marches... À présent vous trouverez bon que je referme. Mais avant de continuer je tiens à vous avertir, ajouta- t-il d'un ton raide, que lorsque vous aurez pénétré dans le château, je n'ouvrirai plus cette porte avant quarante jours.
Ainsi, réfléchissez encore...
— C'est tout réfléchi ! riposta Josse. En tout cas, je ne féliciterai pas l'abbé Bernard pour le courage et la charité chrétienne de son trésorier...
Le frère Anthime eut un mince sourire qui, dans l'éclairage mouvant de la torche, parut sinistre à Catherine.
— Nous ne savons ce qu'il est advenu de notre père abbé... Dieu peut-être l'a déjà rappelé à lui...
Ce fut dit avec une parfaite componction mais Catherine en vint à se demander si le frère Anthime n'était pas tout autre qu'elle avait pu se l'imaginer jusqu'alors et si sous le silence plein d'humilité qu'il observait généralement ne couvait pas une ambition d'autant plus redoutable qu'elle s'était cachée trop longtemps. L'abbé Bernard, éloigné pour toujours peut-être, Arnaud de Montsalvy mort, cela représentait de longues années de pouvoir absolu jusqu'à la majorité de Michel...
Les portes du souterrain refermées sur les emmurés volontaires, Sara traduisit à sa façon directe l'impression pénible de Catherine.
— On pourrait supposer que l'arrivée de la peste constitue pour ce bon frère Anthime une occasion inespérée ! Comme on peut se tromper parfois sur les gens tout de même !...
Essayons d'oublier ça, fit Josse. Je vous jure bien qu'il ne m'empêchera pas de sortir d'ici quand j'en aurai envie ne fût-ce qu'en sautant du haut du châtelet avec des cordes...
Il était arrivé en haut de l'escalier et pesait vigoureusement sur la trappe qui le coiffait et qui s'ouvrit non sans augmenter la puanteur ambiante.
— Doux Jésus ! souffla Josse quand il eut passé la tête par l'ouverture et regardé autour de lui.
La trappe en effet s'ouvrait dans un angle de la salle des gardes du château et cette salle, dans la lumière blême du jour levant, offrait un spectacle abominable : une dizaine de cadavres noircis gisaient dans leurs déjections au milieu des reliefs d'un repas sur lesquels s'était vidé un grand tonneau de vin dont la bonde ouverte laissait dégoutter encore un mince filet. Il y avait là, entremêlés, des hommes à peu près nus et des femmes qui l'étaient complètement. Visiblement, la mort avait frappé au plein d'une orgie avec la brutalité de la foudre et l'odeur eût été insoutenable si la porte donnant sur la cour n'était maintenue ouverte par le corps d'un homme qui s'était abattu en travers.
Avec angoisse, Josse regarda les deux femmes qui attendaient en bas de l'escalier qu'il les fît monter. Son parti fut vite pris.
Assujettissant son masque plus étroitement sur son visage il dit à Sara:
— Donnez-moi votre flacon de vinaigre et attendez là un moment.
Je vais aller ouvrir les fenêtres et vous faire un passage jusqu'à la cour.
Sara lui donna ce qu'il désirait et y ajouta une poignée de baies de genièvre en lui enjoignant de les mâcher. Josse disparut, refermant la trappe derrière lui pour plus de sûreté en dépit des protestations de Catherine que Sara dut maintenir de force.
— S'il te dit de rester là, il faut obéir ! Si tu t'évanouissais au milieu de l'horreur que je devine, cela n'arrangerait rien.
Elles attendirent assez longtemps, trop au gré de Catherine qui s'apprêtait à monter malgré Sara quand la trappe enfin se releva.
— Donnez-moi la main, dit Josse et surtout, surtout, marchez derrière moi jusqu'à la porte en essayant de ne pas trop regarder.
Il avait déjà fait du bon travail. À l'aide de crocs de fer il avait traîné au-dehors les cadavres des pestiférés et les avait empilés sous un hangar à bois, jetant sur eux des fagots auxquels tout à l'heure il mettrait le feu. La salle était encore ignoble à voir et surtout à sentir mais les deux femmes inondées de vinaigre et bourrées de genièvre purent la franchir sans perdre connaissance. Derrière Josse, elles coururent jusqu'à l'air libre et en avalèrent de grandes goulées avides. Mais aussitôt Catherine jeta un coup d'œil craintif vers l'amoncellement affreux que les fagots ne cachaient pas complètement.
— Arnaud ? souffla-t-elle. L'avez-vous vu ?
Josse fit signe que non, ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais Catherine filait déjà comme une flèche vers l'escalier qui menait à la grande salle et aux logis des châtelains.
Sara la suivit tandis que Josse, poursuivant son affreux travail de nettoyage, se disposait à enflammer son bûcher puis à chercher dans les magasins du château de la chaux vive qu'il voulait répandre dans toute la salle des gardes.
Malheureusement le drame ne s'arrêtait pas là. Dans la grande salle où les hommes de plus d'importance avaient festoyé, il y avait d'autres morts. Assaillie par l'horreur, Catherine dut s'appuyer à la muraille et vomit tout ce qu'elle avait dans l'estomac. Mais, quand le malaise fut un peu passé, elle se força à regarder l'un après l'autres tous ces morts affreux. Sur huit hommes, il y en avait trois à la peau brune, très certainement les envoyés d'Aragon. Il y avait aussi deux femmes dont tout ce que l'on pouvait voir c'est qu'elles devaient être très jeunes. Soudain, la voix de Sara résonna, dominant le cauchemar.
— Catherine ! Regarde ! Il y en a une qui est encore vivante.
En effet, tapie dans le recoin de la grande cheminée, une fille très brune qui pouvait avoir treize ou quatorze ans était recroquevillée sur elle-même, les yeux grands ouverts. Vêtue seulement de ses cheveux elle tremblait comme une feuille et se laissa emmener sans résistance quand Sara la tira de son refuge. C'était visiblement une Mauresque mais elle était trop profondément terrifiée pour pouvoir répondre aux questions, simples cependant, que Catherine lui adressait dans sa propre langue... Seulement, elle leva une main, indiquant le chemin d'une des tours, celle justement où le seigneur de Montsalvy avait son logis. Mais, cette fois, quand Catherine voulut s'élancer de ce côté-là, Sara l'en empêcha.
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