— La célèbre Catherine !... Quelle joie de vous rencontrer ! Ainsi vous étiez à Dijon et personne ne le savait ?
— Je n'y suis que depuis une heure, répondit la jeune femme conquise par la chaleur et l'amitié que dégageait cette femme. Et je suis venue tout droit ici dans l'espoir de revoir mon oncle dont je suis sans nouvelles depuis des années. Mais ne disiez-vous pas que vous pourriez nous apprendre quelque chose ?
— Je le crois ! Cette enfant, ajouta-t-elle en poussant devant elle la petite servante, est la jeune sœur d'une de mes chambrières. Elle est en place tout près d'ici, chez maître Seguin, le faiseur de coffres de mariage qui vient de mourir et dont le petit jardin est mitoyen de celui qui s'étend derrière cette maison. Or, ce tantôt elle est accourue chez moi, toute
1 Le futur Charles le Téméraire.
Défaite et en larmes, en suppliant qu'on voulût bien la garder car elle refusait de retourner dans la maison des Seguin. Allons, Marthon, un peu de courage !... raconte ton histoire comme tu me l'as racontée...
L'histoire était courte. Peut-être impressionnée par la mort de son maître, Marthon avait fini par se persuader que la maison était hantée, principalement les resserres à bois du fond du jardinet, où l'on entreposait aussi bien les bûches à brûler que les billes de bois pour les coffres et qui jouxtait par un côté l'appentis où, chez Mathieu Gautherin, on avait un poulailler et une resserre à outils. Marthon affirmait y avoir entendu des bruits bizarres. Or, ce jour-là, étant seule à la maison, elle avait eu besoin de quelques bûches pour sa cuisine et, maîtrisant sa crainte, elle était allée dans la resserre. Mais à peine y était- elle entrée qu'un gémissement, si affreux qu'il ne pouvait venir selon elle que de l'autre monde, l'en avait chassée, sanglotante et le cœur fou.
Alors, plantant là son ouvrage et ne songeant plus qu'à se protéger de l'âme en peine de son maître, elle s'était enfuie en courant pour chercher refuge auprès de sa sœur chez dame Morel. Celle-ci ayant entendu par hasard le récit échevelé et hoquetant de la pauvre fille lui avait alors posé quelques questions, puis s'était décidée à l'emmener voir Jacques de Roussay.
— J'ai trouvé cette histoire étrange, dit Symonne. Depuis quelque temps, maître Gautherin, dont je suis une des bonnes clientes et que j'estime, avait disparu de sa boutique. On le disait souffrant, trop souffrant même pour recevoir ses meilleurs clients. Cela m'a étonnée.
Votre oncle a toujours été l'énergie et la courtoisie mêmes, ajouta-t-elle pour Catherine. En outre, ces gens m'ont, depuis longtemps, inspiré une méfiance, vague peut-être, mais dont je ne pouvais me défendre. Voilà pourquoi je suis venue jusqu'ici avec Marthon.
Le regard de Catherine croisa celui de Roussay.
Nous avons visité la maison de la cave au grenier, fit-elle avec une douceur pleine de menace en constatant qu'Amandine venait de perdre quelques unes de ses belles couleurs mais qui aurait songé au poulailler ?
Il lui répondit par un large sourire et par un geste à l'adresse de ses hommes qui, à sa suite, se précipitèrent au fond du jardin.
Ils y trouvèrent Gauthier et Bérenger, au milieu d'une troupe piaillant de volailles effarouchées, occupés à essayer de faire sauter le gros cadenas qui maintenait fermée une porte en bois mal dégrossi mais visiblement neuve. Les deux garçons n'avaient eu besoin que d'un coup d'œil pour se comprendre et abandonner la boutique pour le poulailler quand la nourrice du jeune Charolais avait exposé à son auditoire les terreurs de Marthon. Ils n'étaient cependant pas encore venus à bout de leur ouvrage car, si les planches de la porte montraient des interstices, le cadenas était solide.
— Peste ! remarqua Roussay goguenard à l'adresse d'Amandine que deux soldats amenaient, on ne risquera pas de vous voler vos œufs et j'espère que vous avez pensé à donner une clef à vos poules !
Au fait, vous pourriez me la donner, cela simplifierait tout ?
— Je ne l'ai pas ! grogna la femme, butée. Ce placard ne sert plus depuis longtemps. La clef doit être perdue.
— Avec une porte neuve ? Comme c'est vraisemblable. Il est vrai que cela sent bien mauvais, par ici. Allez, vous autres, arrachez-moi ces planches puisque l'on ne peut venir à bout de ce damné cadenas.
Attaquée à la hache, la porte ne résista guère et s'abattit, découvrant un réduit obscur d'où monta une puanteur telle que Roussay arrêta du bras Catherine et Loyse qui se précipitaient déjà.
— Non ! Avec une telle odeur, il se peut que nous trouvions seulement un cadavre, d'autant qu'on n'entend aucun bruit, aucun gémissement. Laissez- moi entrer d'abord avec l'un de mes hommes.
Viens avec moi, Baudron...
Un instant après, tous deux ressortaient portant avec des précautions dont le dégoût n'était pas exempt un paquet informe de couvertures sales et de linge dégoûtant à un bout duquel pendait une tête dont les cheveux et la longue barbe en broussaille étaient gris de crasse et grouillants de vermine.
— Oncle Mathieu ! cria Loyse horrifiée. Dans quel état !...
— Est-ce qu'il est mort ? souffla Catherine.
— Non. Il respire encore mais il est inconscient. C'est comme s'il était sous l'influence d'une drogue, dit Roussay. En tout cas, il n'est pas brillant et on dirait qu'il était temps que vous arriviez, les nièces !
On va le porter dans la cuisine.
— Je vais dire à la servante de faire chauffer de l'eau, dit Gauthier.
Il faut le laver pour pouvoir l'examiner.
— Entendu ! Occupez-vous de ça ! » reprit le capitaine avec un visible soulagement. Puis, se tournant vers Amandine qui faisait des efforts désespérés pour se libérer de la poigne de ses gardiens : « Alors, la belle ? Qu'as-tu à dire à ça ? Il a un drôle d'aspect, ton patron, pour un homme parti courir les grands chemins. J'imagine que tu vas nous dire qu'il s'est enfermé tout seul dans le poulailler et que tu n'en savais rien ?
Elle cracha comme une chatte furieuse.
— Croyez ce que vous voulez et allez au diable ! S'il est venu là c'est que le Diable l'y a mené ! Sur tous les saints du Paradis je peux jurer qu'on le croyait parti...
— Vraiment ! Eh bien ! tu pourras jurer autant que tu voudras sur les outils de maître Arny Signart, notre tourmenteur-juré, ma jolie.
Reste à savoir s'il te croira. Allez ! qu'on m'emmène tout ce beau monde à la maison du Singe1 sans Oublier, bien sûr, le petit frère qui nous attend sagement dans la boutique. Moi, je vais de ce pas raconter l'histoire au vicomte mayeur.
1 La prison.
Deux soldats transportèrent le malheureux drapier auprès de. la cheminée de la cuisine désertée par la servante. Puis, tandis que Roussay emmenait ses prisonniers à travers les huées et les jets de pierre de l'attroupement qui s'était reformé spontanément dans la rue, les deux sœurs entreprirent de débarrasser leur oncle toujours inconscient de son cocon nauséabond avec l'aide de Marthon que Symonne Morel-Sauve- grain avait laissée tandis qu'elle rentrait chez elle pour en ramener des serviteurs et un brancard.
— Vous ne pouvez demeurer dans cette maison, dit-elle à Catherine. Vous logerez chez moi. Votre oncle y aura tous les soins nécessaires et nous enverrons un gardien pour que la maison ne soit pas pillée.
Elle n'avait rien voulu entendre des protestations de Catherine et les avait balayées d'un désinvolte mouvement d'épaules.
— Ma maison est neuve et elle est immense ! En outre, elle est loin d'être pleine car mon époux se trouve actuellement à Gand auprès du Duc...
Il n'y avait plus qu'à s'incliner.
— L'hospitalité qu'elle t'offre est sans arrière-pensée, remarqua Loyse lorsque la belle nourrice eut disparu. C'est simplement un mouvement du cœur. Vois-tu, la duchesse Isabelle a fort bien choisi la nourrice de son fils car Symonne est certainement la femme la plus généreuse que je connaisse.
En attendant, les deux sœurs détortillaient Mathieu plus qu'elles ne le déshabillaient car son emballage de draps et de couvertures pourris l'entravait au moins autant qu'il le recouvrait. Parfaitement inerte, le pauvre homme bien que très amaigri représentait encore un poids assez considérable et sans l'aide de Gauthier, elles n'y fussent probablement pas arrivées. Quant à Bérenger, pris d'une nausée, il était allé respirer dans la rue.
Chez Catherine, la pitié et l'inquiétude dominaient le dégoût mais Loyse, elle, accomplissait son devoir de charité filiale avec une fureur qui grandissait d'instant en instant à constater l'état affreux de son oncle car, à mesure que les loques immondes étaient jetées au feu, le corps couvert de plaies se révélait d'une maigreur tragique.
— Regarde-moi ça ! vitupérait l'abbesse en attrapant avec les pincettes de l'âtre un lambeau que Catherine venait de couper avec les grands ciseaux de la boutique. Regarde dans quel état ce vieux fou s'est laissé réduire par sa ribaude ! Ce n'est pourtant pas faute de l'avoir prévenu...
— Je crois qu'il l'aimait... Tu sais, quand on aime, on ne voit rien, on n'entend rien, on ne comprend rien...
— Je devrais savoir que tu es orfèvre en la matière ! susurra Loyse avec un regard oblique. Quant à moi je n'aurai jamais assez de grâces à rendre au Seigneur d'avoir daigné me protéger de telles turpitudes...
Catherine choisit d'ignorer l'intention acide. Depuis la détestable aventure vécue dans sa jeunesse aux mains du boucher Caboche, durant l'insurrection parisienne de 14131, Loyse montrait, pour l'amour, une aversion proche de l'horreur qui d'ailleurs était presque entièrement responsable de son entrée en religion. Il était donc inutile de relever son propos et les pensées de la jeune femme ne s'y attardèrent pas.
Ce qu'elle cherchait à comprendre c'était la raison qui avait conduit Amandine à réduire Mathieu à un état si misérable puisqu'elle régnait déjà sur lui au point d'en avoir obtenu qu'il chassât de la maison sa propre sœur. Il eût été plus simple de le tuer. A moins, bien sûr qu'il fallût à tout prix le garder en vie le plus longtemps possible. Mais alors pourquoi ?...
1 Voir II suffit d'un amour, tome I.
CHAPITRE III
Les soupirs de Jacques de Roussay ...
Le dos étayé par de gros oreillers confortablement bourrés de duvet de canard, l'oncle Mathieu dévorait d'épaisses tartines de boichet1 qu'il trempait dans un bol de lait grand comme un petit saladier. Depuis qu'il était sorti de l'étrange sommeil dans lequel ses bourreaux le plongeaient dans la journée au moyen d'un mélange d'herbes, il semblait ne pouvoir se rassasier. Et il eût dévoré à longueur de journée si Catherine ne s'était gendarmée pour lui imposer des heures de repas régulières.
— Il n'est pas bon de s'empiffrer après avoir souffert de la faim, mon oncle, prêchait-elle. Cela pourrait vous conduire à un engorgement dangereux capable de vous mener de vie à trépas.
— Bah !... Pour ce que me réserve la vie, à présent !...
— Il vous reste, grâce à Dieu, mon oncle, bien des moyens de vivre doucement le temps qu'il vous accordera encore. Vous serez vite remis sur pieds et vous aurez alors le choix entre plusieurs solutions.
1 L'ancêtre du pain d'épices.
Ou bien vous retirer à Marsannay, dans vos vignes où vous trouviez la vie si douce...
— Tu me vois, tout seul à Marsannay... à présent que ma pauvre Jaquette, ta sainte mère à qui j'ai fait tant de peine, n'y reviendra plus ? J'y végéterais comme un vieux croûton...
— Alors venez vous installer à Montsalvy. Le pays vous avait plu quand vous y êtes venu pour le baptême d'Isabelle. Vous fîtes même amitié avec Saturnin Garrouste, notre bailli et chacun serait heureux de vous revoir. Et puis il y a les enfants que vous verriez grandir...
Mon petit Michel vous aime beaucoup...
— Mais ton mari, lui, ne m'aime guère ! Je ne peux pas le lui reprocher d'ailleurs : c'est un seigneur, un guerrier et je ne suis moi qu'un ancien drapier... un rappel désagréable de ta condition première, ma fille ! Et puis c'est un grand voyage. Enfin, le climat est rude dans ton pays de montagne.
— Eh bien, soupira-t-elle, il vous reste encore une possibilité : Loyse, je veux dire la mère Agnès de Sainte-Radegonde, vous offre de venir vous établir auprès d'elle dans une maison avec jardin que son couvent possède à Tart-le-Bas. Vous y seriez...
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