Si les choses s’étaient passées comme on en était convenus depuis des semaines, Alexandra Carrington aurait effectué sa promenade marine au bras de Jonathan avant de retrouver l’intimité de leur appartement pour y échanger leurs impressions. Lui se serait assis auprès de la coiffeuse comme il aimait à le faire lorsque tous deux rentraient du théâtre, d’un dîner ou d’une quelconque réception. Il regardait sa femme ôter ses bijoux et les peignes ornés de pierreries qui retenaient la masse de ses cheveux chatoyants, nuancés de divers tons d’or. Lorsqu’elle les libérait, ils ruisselaient le long de son cou mince et gracieux, de ses épaules dont elle n’ignorait pas la perfection satinée, et l’enveloppaient d’une parure vraiment royale en complet contraste avec ses yeux d’un noir profond, son teint d’une blancheur mate et ses belles lèvres pleines ouvrant sur des dents sans défaut.

Alexandra, qui élevait la coquetterie à la hauteur d’un sacerdoce, appréciait ces moments intimes où elle pouvait lire une tendre admiration dans le regard de son mari. Ils stimulaient sa fierté d’être la femme d’un homme que beaucoup lui enviaient, bien qu’il eût plus du double de son âge.

Leur mariage, trois ans plus tôt, avait été l’événement mondain de Philadelphie où Alexandra Forbes avait vu le jour. Attorney général de l’État de New York, Jonathan Lewis Carrington était aussi l’une des meilleures « têtes » du Parti Républicain et on le savait promis aux plus hautes fonctions. Il possédait de surcroît une grande fortune et, enfin, il n’avait rien de repoussant, au contraire : grand, maigre, bien que solidement bâti, son visage aux traits sévères, strictement rasé, s’éclairait d’un regard bleu-gris, froid et difficilement déchiffrable qui, dans l’exercice de sa profession comme en politique, était l’une de ses meilleures armes. Quant aux courtes mèches argentées qui striaient ses cheveux bruns, elles lui conféraient un charme supplémentaire selon Alexandra, qui le dépeignait en deux mots : c’était une « splendide créature ».

L’attention que, dès leur première rencontre à New York, dans un bal, le célibataire le plus convoité de l’État accorda à la radieuse miss Forbes, sonna l’alerte chez toutes les mères de filles à marier. Les langues s’en donnèrent aussitôt à cœur joie : on parla de la « Cendrillon de Philadelphie », ce qui était à la fois malveillant et entièrement faux car, sans être aussi spectaculaire que celle des Carrington, la fortune des Forbes n’était pas à dédaigner, pas plus que son origine.

Basée sur la construction navale et l’agriculture, c’était l’une des plus importantes de Pennsylvanie. Quant au clan Forbes, déjà connu en Aberdeenshire au XIIIe siècle – alors que les Carrington ne remontaient qu’au XVIIIe ! –, sa renommée se perdait dans les brumes d’Écosse et les neiges suédoises. Conclusion : Alexandra était mieux « née » que son prétendant même si les douairières de Park Avenue s’efforçaient de minimiser ce détail. En outre, elle possédait un titre supplémentaire au respect général : elle était une fille de la Liberté. Entendez par là qu’un de ses ancêtres avait, le 4 septembre 1776, apposé sa signature au bas de la Déclaration d’indépendance auprès de celles de George Washington, de Thomas Jefferson et de tous ceux qui levèrent alors l’étendard de la révolte contre l’Angleterre. Et Philadelphie avait été, dix années durant, la capitale des jeunes États-Unis, ce qui n’avait jamais été le cas de New York.

Parée d’une beauté remarquable, d’une intelligence certaine et d’une culture intéressante, Alexandra entendait n’accepter pour époux qu’un homme non seulement capable de satisfaire tous ses caprices mais encore apte à atteindre une situation de premier plan. Devenir un jour la première dame des États-Unis ne l’effrayait pas, au contraire, et elle se voyait très bien installée un jour à la Maison-Blanche.

Dès le premier regard échangé et bien qu’elle fût assaillie de soupirants la jeune fille jeta son dévolu sur ce haut magistrat. Elle lui trouvait davantage de charme et surtout plus de classe qu’aux jeunes sportsmen plus ou moins milliardaires qui faisaient la roue autour d’elle et aux intellectuels chevelus dont elle suivait les conférences et qui pétrissaient ses mains avec des paumes moites quand elle venait les féliciter. Celui-là était un homme qui pouvait devenir un monument historique. En outre, il suffit de peu d’instants à la fine mouche pour deviner qu’il était en son pouvoir.

Elle commença par jouer un peu cruellement avec lui mais elle avait assez de finesse pour ne pas aller trop loin et éviter de le faire fuir. Elle éprouva pour Carrington une grande admiration et, comme il arrive souvent chez les jeunes filles, elle décréta qu’elle l’aimait et se persuada que sa vie serait manquée si elle ne la liait pas à cet homme supérieur.

Lui, ébloui par cette blondeur, ce charme plein de vivacité et cette triomphante féminité, n’attendait qu’un encouragement et, en dépit des mises en garde de sa mère qui trouvait la jeune fille trop brillante et trop mondaine, malgré la réserve des Forbes qui le jugeaient un peu trop âgé, le mariage fut célébré le 20 octobre 1901, à Philadelphie, dans la belle demeure ancienne de Walnut Street où miss Forbes avait été élevée.

Celle-ci en éprouva un immense sentiment d’orgueil satisfait et de triomphe. Comblée de pierreries, de fourrures et d’une foule de choses aussi coûteuses qu’inutiles par un fiancé uniquement préoccupé de la parer et de la voir sourire, elle eut la gloire de voir le vice-président Théodore Roosevelt servir de garçon d’honneur à son fiancé dont il était l’ami le plus proche. Et si elle éprouva un pincement au cœur en quittant sa mère, sa tante Amity, ses oncles et surtout sa chère maison d’enfance, cela ne dura guère. New York n’étant pas bien loin de Philadelphie, elle pourrait revenir souvent. Enfin ne devenait-elle pas souveraine maîtresse d’une des plus belles demeures de la Cinquième Avenue, située en face de Central Park et qui, pour être moins imposante que les extravagants palais des Astor ou des Vanderbilt, n’en était pas moins fort enviable ?

Lorsque, au bras de son mari, elle en franchit le seuil flanqué de colonnes ioniennes, elle éprouva un frisson de joie : elle était désormais chez elle. Ce qui signifiait qu’elle allait pouvoir arranger à sa guise la vingtaine de pièces offertes à sa fantaisie. À l’exception, bien sûr, de l’appartement que se réservait Jonathan : chambre, fumoir et cabinet de travail voués définitivement au style anglais cher à la reine Victoria et hors duquel il estimait que sa pensée ne saurait s’épanouir.

— Tout le reste vous appartient, ma chérie, lui dit-il avec le courageux sourire de l’amour en lui faisant faire le tour du propriétaire. Vous pouvez en disposer à votre guise. Ce sera votre cadre et je veux qu’il vous plaise.

En réalité il ne risquait pas grand-chose car Alexandra possédait un goût très sûr aussi bien pour s’habiller que pour choisir son décor. Affamée de savoir, elle avait déjà étudié une foule de choses un peu hétéroclites comme le français et l’italien, la botanique, le jardinage, le bouddhisme et les religions ouralo-altaïques, l’ethnologie, les astres et la meilleure façon de tirer les cartes mais aussi l’histoire de l’art et la décoration à travers les siècles. Éprouvant une véritable passion pour la reine Marie-Antoinette, elle s’était surtout penchée sur le XVIIIe siècle français et elle entreprit de déverser son érudition sur les corps de métier soumis à ses ordres. Les rares antiquaires n’eurent pas de plus fidèle cliente et elle réussit même à se procurer, Dieu sait comment, une paire de flambeaux provenant d’un des Trianon, exploit dont elle tira une juste fierté et qui lui valut le respect de celles à qui elle les avait arrachés de haute lutte.

Bien entendu l’Europe l’attirait. Elle rêvait de visiter Versailles et Vienne mais elle découvrit très vite que son époux détestait voyager en dehors de l’Amérique du Nord. Ce haut magistrat qui travaillait énormément considérait sa fonction comme une sorte de sacerdoce. En outre, il se passionnait pour la criminologie autant que pour la politique. À ses yeux, les peuples latins ne comptaient guère que des gens peu recommandables – cela pour les Italiens, les Espagnols et les Français – qui, lorsqu’ils ne s’entre-tuaient pas pour leur religion, ne songeaient qu’à s’approprier les fortunes américaines. Les pires étant bien sûr les Français, rejetons douteux d’effroyables buveurs de sang ne connaissant plus ni foi ni loi depuis qu’ils avaient massacré leur noblesse au nom d’une liberté dont ils étaient venus chercher l’idée auprès des grands esprits américains. L’Allemagne était peut-être un peu plus recommandable, encore que l’on y entendît un peu trop de claquements de bottes. Les Pays-Bas étaient d’une ennuyeuse platitude, quant à la Suisse, si elle possédait de belles montagnes, celles des Rocheuses ou de l’Alberta canadien ne lui étaient inférieures en rien. Bien au contraire…

Seule l’Angleterre planait sur ce désastre et tout ce que la jeune Mrs Carrington réussit à obtenir de lui fut un court séjour à Londres où Jonathan désirait visiter Scotland Yard et rencontrer quelques confrères. La seule consolation de la jeune femme fut de rapporter quelques bijoux anciens et une collection de ravissantes porcelaines tendres de Wedgwood car, en dépit de ce qu’elle espérait secrètement, il lui fut impossible d’amener son mari à passer la Manche. Il en rejeta la responsabilité, avec autant de gentillesse que de secrète hypocrisie, sur un procès important dont les ramifications s’étendaient jusqu’à Mexico mais qui, à présent, le rappelait d’urgence à New York. Quant à laisser Alexandra s’y rendre seule, il ne pouvait en être question.

Cette méfiance méprisante que l’attorney général montrait envers tout ce qui n’était pas américain ou anglais surprenait sa jeune femme. Elle n’arrivait pas à comprendre comment un homme aussi cultivé, une « aussi belle intelligence capable d’embrasser d’importants problèmes humains ou politiques, pouvait se montrer si rigide et si aveugle sur ce point.

— Vous appréciez cependant l’art et la littérature de ces pays, remarqua-t-elle un jour. Comment se fait-il que vous ne souhaitiez pas mieux connaître ces berceaux de vieilles civilisations ?

— Parce que j’ai déjà sillonné toute l’Europe lorsque j’étais plus jeune et n’en ai pas retiré de vraies joies. À quelques rares exceptions près, les gens y sont superficiels, paresseux, pervers et trop amis du plaisir. Et puis, songez-y : nos musées rivalisent déjà avec ceux de l’Europe et leurs meilleurs artistes viennent se faire entendre ici. Pourquoi voulez-vous que j’aille perdre là-bas un temps qui m’est si précieux ?

— Pour me faire plaisir et voir de belles choses…

— Seule la première partie de votre phrase est valable, ma chérie, fit-il avec l’un de ses rares et d’autant plus charmants sourires. Pour moi, je vois évoluer chaque jour dans notre maison la plus parfaite des œuvres d’art. Vous étanchez plus que largement ma soif de beauté.

Que répondre à cela sans être blessante ? Alexandra eut beau assurer que toute sa famille appréciait les visites outre-Atlantique, deux longues années s’écoulèrent avant qu’elle ne réussît à arracher à Jonathan la promesse de l’emmener au moins en France et en Autriche. Non sans peine, mais il n’est pas encore né, du moins sur la terre américaine, celui qui saura dire obstinément non à sa femme.

En ce qui concernait Alexandra, ce refus qu’on lui opposait sous les prétextes les plus divers finit par l’exaspérer et elle en vint à poser un ultimatum à son époux : ou bien il l’accompagnait dans le voyage dont elle rêvait ou bien elle le ferait sans lui. Pas seule, bien sûr, mais chaperonnée par l’un des membres de sa famille : il y avait toujours à Philadelphie un ou une Forbes prêt à s’embarquer sur le premier bateau venu.

Comprenant qu’il causait une véritable peine à sa jeune femme et que le stade du caprice était dépassé, Carrington décida enfin que l’on partirait pour la France au mois de mars mais sur le Majestic, le paquebot vedette de la très britannique White Star.

Passant sur ce détail, Alexandra, enchantée, fit ses préparatifs, procéda à un tri sévère dans ses toilettes avec l’intention ferme d’en doubler ou d’en tripler le nombre chez les couturiers parisiens. Elle acheta le dernier Baedeker et y lut tout ce qu’elle put trouver sur les lieux qui l’intéressaient. Elle n’en continua pas moins à mener une vie mondaine des plus actives, ne manquant ni un bal, ni une soirée au Metropolitan Opera, ni un vernissage sans compter une multitude de thés, de conférences et de réceptions dans sa propre demeure.