— Savez-vous que lorsqu’il parle d’aller sur le pré, Fontsommes ne plaisante pas ? Il a déjà logé une balle dans l’épaule d’un de nos rois de la finance qui s’était permis des commentaires peu respectueux sur le ménage royal.

— Un duel ? De nos jours et sur ce sujet ? Est-ce que ce n’est pas un peu extravagant ?

— Pas en Europe et encore moins dans ce milieu ! On aurait plutôt tendance à admirer, chez notre duc, cette fidélité au plus grand drame qui ait secoué la royauté française. D’autant qu’on le sait redoutable aussi bien à l’épée qu’au pistolet… Néanmoins je me suis toujours demandé si dans ce sentiment quasi féodal qu’il porte à la mémoire de Louis XVI, il n’entre pas une ombre de remords. Un peu comme si les siens avaient longtemps différé le paiement d’une dette…

— J’avoue ne pas comprendre. Que voulez-vous dire ?

— Puisque vous connaissez si bien Marie-Antoinette, vous saisirez tout de suite lorsque je vous aurai dit que Fontsommes porte dans ses veines le sang d’Axel de Fersen, le beau Suédois que la reine aimait.

— Lui ! exhala Mrs Carrington sidérée. Mais comment est-ce possible ? M. de Fersen ne s’est jamais marié.

— Sans doute, mais il a eu des maîtresses. L’une d’entre elles était peut-être la plus ravissante des aïeules de Jean…

— Oh !. Et elle était mariée ?

— Bien sûr ! Ne soyez pas choquée ! Sous l’Ancien Régime et à la Cour, la fidélité conjugale n’était pas du tout considérée comme une vertu, bien au contraire, et quiconque se fût avisé de se montrer jaloux se serait couvert de ridicule.

— Comment vous, un Italien, pouvez-vous être aussi au fait de… de l’immoralité des Français ?

— Quelle naïveté, ma chère ! Mais parce que c’était exactement pareil dans toutes les cours d’Europe et même souvent pire ! À Versailles, du moins, l’extrême courtoisie et la perfection des manières composaient une façade infiniment souriante et d’une grâce exquise… Tout cela procédait d’un art de vivre que la Révolution a fauché.

— Je refuse de vous croire. Tous ne pouvaient être aussi… pervers. Par exemple, le grand La Fayette qui s’est dévoué à la cause de notre Indépendance…

— Collectionnait les maîtresses ! Voulez-vous des noms ?… Et à ce propos, je ne vous conseille pas de chanter trop haut les prouesses du grand homme quand les oreilles de Fontsommes sont à proximité. Et surtout pas à Versailles !

— Comment ? Il n’en est pas fier ?

— Non seulement il n’en est pas fier mais je pense qu’il le hait. Il ne lui a pas encore pardonné le 5 octobre 1789, l’envahissement du palais par le peuple, les dangers courus par la famille royale et la mort des gardes du corps !

À bout de questions comme d’arguments, Alexandra se réfugia dans le silence, égratignant d’une cuillère rêveuse une sublime glace à l’ananas et jetant, de temps à autre, un coup d’œil vers l’autre côté de la table où Fontsommes avait tranquillement repris sa conversation avec lady Ann. Elle le voyait différemment à présent. Consciemment ou non, le comte Orseolo venait de planter sur la tête de son ami cette inimitable auréole que confèrent les amours malheureuses et royales même si la jeune Américaine était un peu déçue d’apprendre que le chevalier de la reine s’était permis quelques aventures aussi terrestres que rafraîchissantes…

Le ton de sa voix s’en ressentit quand, au moment du départ, Fontsommes, en s’inclinant sur sa main, lui demanda la permission de venir le lendemain au Ritz la saluer ainsi que sa tante et se mettre à leur disposition. Avec une grande sincérité, elle se déclara ravie de pouvoir grâce à lui réaliser le rêve qu’elle caressait depuis l’adolescence : visiter le château de Marie-Antoinette. Sans qu’elle en eût conscience, ses grands yeux se firent de velours et son sourire éblouit le jeune homme qui en éprouva vraiment le charme pour la première fois. Il pensa que redécouvrir les parterres et les bosquets de Versailles en compagnie de cette idéale créature pouvait être la plus exquise expérience de sa vie. À condition de se montrer patient et de savoir ménager une délicatesse et une fierté qu’il savait désormais ombrageuses, il parviendrait peut-être à trouver le défaut de la cuirasse de cette Vénus qui se prenait pour Minerve. Elle valait la peine qu’on se donnât beaucoup de mal…


Contrairement à ce qu’elle attendait, Jean de Fontsommes ne proposa pas tout de suite à Mrs Carrington de lui révéler la cité royale et son fabuleux château.

— Puisque aussi bien vous n’irez à Vienne que plus tard et finirez votre pèlerinage par ce qui devrait en être le début, je préfère vous faire remonter le cours du temps. Demain, si toutefois cela vous convient, je vous conduirai à la basilique de Saint-Denis.

— Qu’est-ce donc ? demanda miss Forbes.

— Le tombeau des rois de France, mademoiselle. C’est là que reposent Louis XVI et Marie-Antoinette. J’espère que vous me ferez l’honneur de nous y accompagner ?

— Nous irons tous ! décida Elaine Orseolo. Depuis que je suis vénitienne j’ai la passion des vieilles pierres. Par contre, ce n’est pas le cas de mon cher époux.

— Je le sais depuis longtemps, dit Fontsommes, et j’en suis on ne peut plus content. Reste dans ton ignorance, mon cher, ajouta-t-il à l’adresse de son ami, je n’en profiterai que mieux d’une si aimable compagnie.

Néanmoins, quand il vint les chercher le lendemain, il ne put s’empêcher de sourire : ses trois Américaines étaient vêtues de noir de la tête aux pieds comme si elles allaient à des funérailles mais, songeant qu’après tout cela marquait un respect assez touchant, il se garda bien de la moindre remarque. D’ailleurs, la couleur funèbre faisait chanter le teint d’Alexandra et elle portait dans ses mains gantées une touffe de roses pourpres qui ajoutaient une note dramatique assez impressionnante.

— J’ai l’impression de conduire la reine Guenièvre au tombeau du roi Arthur, lui murmura-t-il en l’aidant à monter en voiture.

Elle le regarda, surprise :

— La reine Guenièvre ?

— C’est le nom que je vous ai donné quand je vous ai rencontrée pour la première fois.

— Est-ce que je le méritais encore chez Maxim’s ?

— Non… mais je vous l’ai rendu très vite !

Leurs compagnes ne prirent pas garde à ce court dialogue. Elles admiraient la magnifique voiture laquée vert foncé à filets noirs dont les portières armoriées montraient, sous la couronne ducale, un lion d’or passant sur champ de gueules. L’intérieur, capitonné de velours vert sombre, s’assortissait aux livrées du cocher et du valet de pied. Quant aux chevaux, de hauts « carrossiers » noirs à balzanes blanches, ils auraient enchanté l’oncle Stanley.

Lisant une muette surprise dans le regard de Mrs Carrington, Fontsommes lui sourit et répondit à la question qu’elle ne se serait pas permis de formuler :

— Eh non ! La noblesse française n’est pas uniquement composée de pauvres hères qui attendent avidement qu’une riche héritière américaine se donne à tâche de redorer leur blason…

— Mais… je… balbutia-t-elle, prise au dépourvu et soudain très rouge.

— C’est ce que vous pensiez, n’est-ce pas ? Vous avez pourtant dîné chez les Rohan ?

— En effet, fit-elle en prenant son courage à deux mains. J’avoue que je le pensais. Cela tient à ce que, portant un grand nom, vous n’êtes pas encore marié…

— … à votre âge, compléta le duc en riant. Vous touchez là au grand chagrin de ma mère. Elle espère toujours celle qui saura m’attacher…

— Votre mère habite avec vous ? demanda tante Amity à sa façon directe.

— Rarement. J’occupe seul, la plupart du temps, notre hôtel de la rue Barbet-de-Jouy. Elle préfère notre château de Fontsommes en Vermandois et plus encore son palais natal de Venise…

— Rue Barbet-de-Jouy ? Cela me dit quelque chose.

— Preuve que vous connaissez assez bien Paris, mademoiselle ! J’habite en effet entre l’archevêque de Paris et le romancier Paul Bourget. Entre le diable et le Bon Dieu, si vous préférez…

L’ancienne abbatiale de Saint-Denis devenue basilique et sauvée de la ruine une quarantaine d’années plus tôt par Viollet-le-Duc mais dont la façade, encore d’époque, montrait quelques traces navrantes d’obus prussiens récoltées pendant la guerre de 1870 les désola. D’une même voix les trois Américaines s’apitoyèrent et déclarèrent cet état de choses shocking mais l’indignation d’Alexandra ne connut plus de bornes quand, après avoir admiré les grands tombeaux royaux qui meublaient l’intérieur de l’église, elle découvrit dans une crypte poussiéreuse et sombre les deux statues agenouillées – le roi en costume de sacre et la reine dans une robe à taille haute comme elle n’en avait jamais porté – qui recouvraient les sarcophages.

— C’est une honte ! souffla-t-elle furieusement car elle n’osait pas élever la voix. Une cave ! Votre République l’a mise dans une cave et cette cave…

— … « a l’air d’un débarras de rois… » murmura Jean reprenant un vers du poème écrit par Edmond Rostand en épilogue de l’Aiglon. Vous aurez la même impression quand vous visiterez, à Vienne, la crypte des Capucins. Quant à la République, elle n’y est pas pour grand-chose. Il n’y a plus de place là-haut…

Sans lui répondre, Alexandra s’inclina, posa ses fleurs, avec un respect infini, devant les genoux de la reine et resta un moment en méditation, insensible aux chuchotements de ses compagnes qui continuaient à visiter la crypte. Seul, le duc resta derrière elle, silencieux et le chapeau à la main, puis la suivit lorsqu’elle remonta vers la sortie.

Désireux d’effacer une impression pénible qu’il ressentait lui-même parce qu’il n’avait pas visité Saint-Denis depuis longtemps, il proposa aux trois femmes de les emmener déjeuner à la Cascade du Bois de Boulogne mais elles protestèrent vivement qu’il leur fallait auparavant passer à l’hôtel pour changer de toilette. On récupéra Orseolo et le repas fut charmant :

— Qu’allez-vous nous montrer à présent ? demanda Mrs Carrington.

— La dernière prison de la reine, à la Conciergerie. Malheureusement, on l’a transformée en chapelle.

— Vous le regrettez ?

— Oui. Le souvenir eût été mieux conservé si l’on n’avait touché à rien. Néanmoins, en voyant ce réduit, vous mesurerez mieux le douloureux chemin parcouru lorsque vous découvrirez Versailles.

— Et nous irons quand ?

— Un peu de patience, s’il vous plaît. Le temps d’obtenir certaines autorisations.

Dans les jours qui suivirent, Alexandra se trouva entraînée par les Orseolo dans un tourbillon de plaisirs. Ils lui firent connaître leurs amis parisiens et elle reçut plusieurs invitations. Avec Elaine, elle continua à courir les magasins, alla entendre dans l’immense salle du Trocadéro un superbe concert de musique symphonique et visiter, à la galerie Durant-Ruel, l’exposition des œuvres du peintre Claude Monet consacrée aux « Vues de la Tamise à Londres ». Le soir, on retrouvait le comte et l’on se rendait au théâtre ou à une réception, toujours fort brillante. Il n’était pas rare d’y rencontrer les d’Orignac et, bien entendu, Fontsommes qui s’arrangeait pour passer le plus de temps possible avec celle qui le fascinait toujours davantage.

Persuadée que son époux n’allait pas tarder à la rejoindre, Alexandra s’abandonnait sans arrière-pensée au plaisir qu’elle trouvait dans la compagnie du jeune homme. Elle aimait danser avec lui, causer avec lui dans un coin de salon mais toujours sur des sujets d’art ou d’histoire, voir son pur-sang noir trotter à la portière de sa voiture – Orseolo en avait loué une pour la durée de leur séjour – lors de la rituelle promenade au Bois de cinq heures lorsque Tout-Paris tenait à honneur de défiler dans la belle avenue des Acacias. Il était un compagnon charmant, érudit sans pédanterie, d’une exquise galanterie, amusant aussi et, surtout, il ne se permettait plus la moindre allusion à un sentiment dépassant la simple amitié. Il se montrait même si « convenable » qu’il arrivait à la jeune femme de le regretter secrètement. S’étant découvert une victime de choix, sa coquetterie s’irritait de ne pas exercer sur lui cet empire tyrannique, un peu cruel, qu’elle savait si bien exercer. C’était tellement amusant de réduire un homme en esclavage et, ensuite, de le chasser d’un geste de superbe dédain quand il osait demander autre chose que des miettes !

Or, Fontsommes n’avait rien de l’esclave dévotieux. Il menait sa propre vie, s’intéressait ouvertement à d’autres femmes et ne s’était même pas transformé en chevalier servant. Avec lui, Alexandra put voir les lieux, ou l’emplacement des lieux où Marie-Antoinette gravit son calvaire mais il semblait prendre un malin plaisir à reculer leur visite à Trianon. Le temps cependant s’y prêtait : un printemps glorieux fleurissait les jardins de Paris et couvrait ses arbres d’une tendre verdure. Le parc avec ses eaux jaillissantes devait être admirable mais le duc n’annonçait toujours pas que l’on irait tel ou tel jour :