L’émotion de cette jeune Américaine, Pierre de Nolhac, conservateur en chef du palais, pouvait la comprendre. À peine âgé de quarante-quatre ans, il vouait, depuis plusieurs années, sa vie et son œuvre d’écrivain à ce fabuleux vestige de temps à jamais révolus. Ici il avait souffert, peiné, pleuré devant l’immensité de sa tâche et le peu de moyens qu’on lui offrait pour l’accomplir. Versailles avait tant souffert depuis la Révolution qui l’avait pillé, démeublé, blessé ! Le roi Louis-Philippe qui, cependant, y avait joué enfant, l’avait abîmé plus profondément que les émeutes révolutionnaires en détruisant, pour installer sa Galerie des Batailles, les appartements des princes, en déchaussant la base des pilastres de la Cour de Marbre et en défonçant le vieux pavé royal pour abaisser le niveau des marches. Ensuite il y eut les Prussiens, quarante mille installés dans la ville, dans le parc, dans le château, partout ! Et la sublime Galerie des Glaces dut renvoyer l’écho insultant d’une voix féroce : celle de Bismarck proclamant l’empire allemand au bénéfice de Guillaume Ier. C’était le 19 janvier 1871. Le 12 mars, les envahisseurs évacuaient ville et château pour faire place à une nouvelle vague : celle de l’Assemblée nationale fuyant Paris et la Commune et suivie par les Ministères qui se répartirent les Grands Appartements. On vit ainsi la Justice camper dans l’œil-de-bœuf et dans les petits appartements de Marie-Antoinette.
— Je ne vous les montrerai pas, madame, soupira Nolhac en laissant tomber son monocle pour l’essuyer. Ils sont encore en bien triste état et vous serez plus heureuse à Trianon.
— Comment la France peut-elle négliger à ce point un patrimoine aussi précieux ? Tout ce que je vois ici me trouble et me peine.
— J’en suis tout à fait conscient. Les républiques se soucient peu des souvenirs royaux.
— Il n’y a pas que la République. Il existe encore chez vous de grandes fortunes. Que ne faites-vous appel à elles ?
— Le peu que j’ai pu faire, madame, je ne le dois pas au seul gouvernement. Néanmoins, Versailles peut encore offrir à une amie un spectacle de choix. Voulez-vous me permettre de vous conduire près de cette fenêtre ? C’est de là que le grand roi aimait à contempler ses jardins.
Alexandra s’avança machinalement et demeura pétrifiée : les jardins paisibles et déserts venaient de s’animer d’une vie intense. Jaillissantes, scintillantes, magiques et irréelles, les Grandes Eaux déroulaient pour elle seule leur magique et fabuleuse féerie, et pendant quelques moments, Alexandra eut la vision de ce que pouvait être jadis la splendeur des rois de France. Lorsque ce fut fini, elle remercia M. de Nolhac avec émotion puis ajouta :
— C’est d’ici, n’est-ce pas, qu’est parti l’ordre d’envoyer des troupes et des vaisseaux au secours des Insurgents ?
— En effet. Je vous ai montré, tout à l’heure le Cabinet du Roi et…
— Alors, lorsque je rentrerai en Amérique, je réunirai un comité composé de Filles de la Liberté. Nous rassemblerons des fonds, nous donnerons des fêtes et nous essaierons de vous aider, monsieur, à rendre à Versailles un peu de ce qu’il a perdu. Vous voudrez bien, n’est-ce pas, accepter notre contribution ? demanda-t-elle avec une soudaine et charmante timidité qui fit sourire le conservateur.
— Comment refuser une offre aussi gracieuse ? Vous pouvez être assurée d’une profonde reconnaissance…
— Je ne vois pas pourquoi, déclara Fontsommes avec une fausse indignation lourde de malice. Le gouvernement des États-Unis n’a jamais payé, que je sache, les importantes dettes de guerre du général Washington ?
— Bah ! Il y a prescription !
Voyant rire les deux hommes, Alexandra fit comme eux bien qu’elle ne fût pas vraiment certaine qu’il n’y eût là qu’une plaisanterie. Cet insupportable gentilhomme s’entendait comme personne à débiter des vérités de l’air le plus innocent du monde.
Le déjeuner qu’ils prirent au Trianon-Palace, proche de la porte de la Reine, fut charmant. Pierre de Nolhac, poète à ses heures, savait enchanter un auditoire. Il venait de faire paraître un livre intitulé Louis XV et Mme de Pompadour qu’il tint à offrir à sa belle visiteuse mais il regagna le château après le café, laissant Fontsommes et Alexandra seuls maîtres des Trianon à la grille desquels les accueillit un gardien déférent tandis que la voiture du duc ramenait Nolhac à ses travaux.
— Laissez-moi à présent vous conduire ! murmura le duc. Vous entrez dans un domaine enchanté peuplé d’ombres qu’il ne faut pas effaroucher.
— Que voulez-vous dire ?
— Que vous devez en cet instant oublier le présent et même qui vous êtes. Il n’y a plus d’Amérique, plus de Mrs Carrington, une jeune femme un peu trop belle et un peu trop sûre d’elle…
— Qui suis-je alors ?
— Une dame de la Cour. Vous êtes… comtesse, ou marquise… Oui, je crois que marquise vous sied. Vous vous sentez émue car c’est la première fois que l’on vous invite à Trianon, rare faveur réservée à ceux dont la reine aime à s’entourer. Et moi j’éprouve une joie profonde à vous conduire auprès d’elle. Vous êtes toute nouvelle à la Cour mais je sais que vous y brillerez…
— Cela veut dire que vous me jugez prête ? fit la jeune femme d’une voix émue.
— Oui. Depuis hier j’en ai la certitude.
— Vraiment ? D’où vous est-elle venue ?
— Je vous le dirai plus tard. Oublions qui nous sommes. Ce soir, Marie-Antoinette donne sa dernière grande fête mais elle ne le sait pas encore. Néanmoins ce sera la plus belle car tout se déroule ici, dans ces jardins à l’anglaise et dans le petit théâtre que vous verrez tout à l’heure. C’est le 21 juin 1784 et la Reine reçoit « chez elle » le roi Gustave III de Suède qui revient d’Italie et visite la France incognito sous le nom de comte de Haga…
— Le roi de Suède ? Cela veut-il dire que M. de Fersen est là ?
— D’autant plus qu’en réalité c’est surtout pour lui que la reine offre cette fête. Elle ne l’a pas vu depuis longtemps car il a dû suivre son roi dans son voyage, alors elle a voulu leur donner à tous deux la joie secrète de ce bal des neiges. Car on dirait, ce soir, qu’il a neigé sur Trianon. Tous les invités sont vêtus de blanc et le coup d’œil est féerique. Les jardins sont éclairés par des lampes couvertes aux reflets si doux que les personnages semblent voltiger au long des allées comme de scintillants fantômes… Là-bas, près de la cascade, on a disposé de grands « transparents » sur lesquels sont peints des herbes, des rochers, des buissons de fleurs qui s’intègrent merveilleusement au paysage. Sur le petit théâtre, la Comédie Italienne et les danseurs de l’Opéra ont donné le Dormeur éveillé de Marmontel avec une musique de Gréry au milieu d’une assemblée de satins, de velours, de dentelles, de plumes et de fleurs blanches sur laquelle scintille une profusion de diamants… Fermez les yeux et vous les verrez !
— Et… la reine ? souffla Alexandra emportée par la magie de l’évocation.
— Ne la voyez-vous pas ? Elle est royalement belle ce soir dans ses grands paniers de satin blanc brodés de lys d’eau argentés dont le cœur est fait de perles. Sur sa tête poudrée, le « Sancy », l’un des plus beaux joyaux de la Couronne, retient des aigrettes… Regardez ! Elle vous sourit…
Comme s’il la menait vraiment vers la souveraine, Jean laissa glisser le bras de la jeune femme pour prendre sa main qu’il éleva et ils s’avancèrent ainsi le long du petit lac où glissaient de grands cygnes semblables à ceux qui paraient ce dernier bal. Et, tout en marchant, Fontsommes continua son incantation dont sa voix chaude faisait la plus douce des musiques. Jamais encore Alexandra n’avait ressenti trouble semblable à celui qu’il éveillait en elle.
Arrivés près d’un vieux banc de pierre moussu, il la fit asseoir et resta debout mais sans lâcher sa main :
— Elle s’est assise ici le jour où elle reçut Fersen qui, pour lui plaire, avait revêtu son brillant uniforme d’officier suédois. L’amour naissait alors entre eux. Une toute jeune reine découvrait les émois du cœur.
— Que se sont-ils dit ?
— Comment savoir avec certitude ? Mais je pense qu’il a dû s’agenouiller devant elle, murmura Jean qui, en même temps, plia le genou, qu’on lui a sans doute permis de poser ses lèvres sur la belle main qu’on lui avait offerte et qu’alors peut-être il a chuchoté les mots qu’il ne pouvait plus retenir…
— Les mots ?… Quels mots ? balbutia la jeune femme de plus en plus troublée.
— Quelle femme ne les devinerait ? Ils sont si simples !… Il suffit de laisser parler le cœur… de dire tout simplement « je vous aime »… Depuis des jours, des nuits – oh, surtout des nuits ! – vous hantez ma pensée et vous faites brûler mon sang… Lorsque vous êtes loin de moi, je ne cesse de vous imaginer et je pense surtout à l’instant où je pourrai enfin vous tenir dans mes bras, fermer vos yeux sous mes baisers avant de prendre vos lèvres… Si j’osais poser ma main sur votre cœur, je suis sûr que je le sentirais battre aussi vite que le mien…
Peu à peu ses mains glissaient sur les bras de la jeune femme et la rapprochaient de lui. Elle put sentir son souffle sur son visage comme le soir où elle l’avait repoussé mais cette fois elle n’en eut pas le courage. Ce fut peut-être la magie du décor, la puissance de l’évocation ou l’ardeur presque douloureuse de cette voix qui priait… Elle le laissa se relever à demi en la serrant contre sa poitrine, se pencher sur sa bouche qu’il caressa doucement, légèrement de ses lèvres avant de l’écraser. Elle se sentait sans forces, inerte, emportée dans une langueur bienheureuse où elle souhaitait se fondre… C’était à la fois terrible et délicieux et ce baiser qui n’en finissait pas lui chavirait l’âme. Mais alors, emporté par le désir, Fontsommes eut un geste malheureux : tandis qu’il prolongeait encore son baiser, l’une de ses mains emprisonna d’une lente caresse le sein de la jeune femme sous lequel le cœur battait la chamade.
Ce fut instantané. Ressuscitant d’un seul coup, Mrs Carrington repoussa l’audacieux avec tant de brusquerie qu’il trouva, au bout du banc, une chute peu glorieuse dont il se releva d’ailleurs vivement pour faire face à une véritable furie :
— How dare you ?… Comment osez-vous ?… Vous êtes… vous êtes…
Ne trouvant aucun qualificatif susceptible de traduire son indignation, elle resta un instant debout devant lui, rouge de colère, étouffant presque sous l’impitoyable pression du corset, brandissant son ombrelle dont, finalement, elle lui assena un coup sur la tête en exhalant :
— Je ne veux plus… vous voir ! Vous entendez ?… Plus jamais !… D’ailleurs… dès demain… je rejoindrai… ma tante !…
Virant sur les fins talons de ses bottines de soie, elle s’enfuit en courant aussi vite que le lui permettaient sa robe un peu étroite et ses jupons de dentelles.
Deuxième partie
LE TRAIN
CHAPITRE VI
LES VICISSITUDES D’UNE VERTU…
Dût sa vie en dépendre, Alexandra fut toujours incapable de se rappeler comme elle était rentrée au Ritz. Il lui sembla pourtant que ses pas éperdus la ramenèrent au Trianon-Palace et que, refusant la tasse de thé roborative qu’un maître d’hôtel, inquiet de son agitation, lui offrait, elle s’engouffra dans une voiture de grande remise qui devait se trouver là et qui la ramena chez elle avant même que son émotion fût calmée.
Arrivée à destination, elle traversa le grand hall d’un pas rapide et mécanique, sans accorder la moindre attention aux saluts qu’on lui adressait, négligea le compliment fleuri du grand romancier Marcel Proust et, ayant repéré Olivier Dabescat qui se dirigeait vers le salon cerise, lui courut littéralement après pour lui intimer l’ordre de lui retenir un sleeping sur le prochain Méditerranée-Express à destination de Cannes.
— Ce sera donc pour demain, madame, car pour aujourd’hui il est trop tard, expliqua doucement le grand homme fort surpris de l’état dans lequel se trouvait sa belle cliente. – Dois-je en conclure que vous quittez notre maison ?
— Oui… non. Pas vraiment ! Je garde notre appartement mais je dois rejoindre ma tante…
— Bien, madame. Faut-il vous retenir une chambre sur la Côte ?
— Bien sûr. Je ne vais pas coucher sous les ponts… Seulement… je ne me rappelle plus où est descendue…
— Miss Forbes ? À l’hôtel du Parc. Je vais m’en occuper sur-le-champ mais, si je peux me permettre, dois-je appeler un médecin ?
Alexandra considéra l’aimable Olivier d’un œil aussi sévère que s’il avait proféré une incongruité :
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