— Un médecin ? Qu’est-ce que vous voulez que je fasse d’un médecin ?… Je vais très bien.
— Alors… une tasse de thé peut-être ?
— Qu’est-ce que vous avez tous à vouloir à tout prix que j’avale du thé ? Je préférerais de beaucoup un peu de cognac…
En laissant le roi des maîtres d’hôtel à demi foudroyé, Mrs Carrington se dirigea d’un pas olympien vers les ascenseurs sans imaginer un seul instant l’aspect curieux que lui donnaient ses chaussures poudreuses et son chapeau bergère qui, ne tenant plus que par deux épingles, voletait doucement sur sa tête au rythme indigné de sa démarche. À cette minute, elle haïssait Paris et tout ce qu’il renfermait, elle haïssait le monde entier et elle regrettait presque de ne pouvoir embarquer tout de suite pour les États-Unis mais il était impossible de laisser tante Amity à ses idées folles et surtout à ce M. Rivaud qui, à la lumière de sa propre expérience, lui paraissait de plus en plus suspect.
Une fois dans sa chambre, elle se jeta à plat ventre sur son lit et se mit à pleurer toutes les larmes de son corps. Larmes de rage auxquelles se mêlait la honte du délicieux frisson ressenti entre les bras de Fontsommes. Son corps, un instant, l’avait trahie et elle se sentait terrifiée à la pensée de ce qui aurait pu se passer si elle avait permis à son suborneur de poursuivre ses privautés… sans oser toutefois s’appesantir trop sur le scandaleux plaisir qu’elle en aurait peut-être éprouvé.
Quand elle eut bien pleuré, elle se releva, passa dans la salle de bains où les miroirs lui renvoyèrent une image qu’elle jugea déplorable et qui lui fit pousser un cri d’horreur : le chapeau voguait à la dérive sur une chevelure en désordre dont de longues mèches pendaient sur son visage tuméfié et sa jolie robe si fraîche tout à l’heure n’était plus qu’un chiffon. Elle se débarrassa du tout qu’elle jeta dans un coin, se passa la figure à l’eau froide, défit complètement ses cheveux qu’elle brossa énergiquement puis, s’enveloppant dans un ample peignoir de soie blanche, revint dans le salon où, sur un guéridon, une main attentive avait déposé un verre de cognac. La lettre était posée tout à côté contre un vase de cristal contenant des roses pâles.
Alexandra ne la vit pas tout de suite parce qu’une fleur la recouvrait à demi en se penchant sur elle. C’est seulement quand elle eut absorbé une gorgée de l’alcool parfumé qu’elle l’aperçut. Reposant alors son verre, elle s’en saisit avec une exclamation de joie et alla s’asseoir près d’une fenêtre pour la lire plus à son aise. En effet, c’était une lettre de Jonathan, « la » lettre salvatrice qu’elle attendait depuis des jours. Décidément, le Seigneur Dieu savait récompenser ceux de ses enfants qui savaient lutter vaillamment contre les tentations !
Hélas, le sourire qui éclairait son visage tandis qu’elle décachetait l’enveloppe à l’aide d’un coupe-papier de jade s’effaça dès les premières lignes de sa lecture. En termes assez brefs qui traduisaient un certain agacement, le juge Carrington déclarait que non seulement il n’avait aucune envie de traverser l’Atlantique mais aussi qu’il espérait voir sa femme regagner New York par un prochain bateau :
« Il n’a jamais été convenu que vous seriez absente si longtemps. Voici bientôt deux mois que vous êtes partie. J’ose espérer que vous avez eu tout le loisir d’accomplir votre pèlerinage dans le passé ainsi que de piller à votre aise couturiers, modistes et joailliers. Je considère comme un caprice peu raisonnable cette idée de passer le mois de juillet à Venise. C’est une ville malsaine dont je ne suis pas près d’oublier l’odeur fétide et les canaux noirâtres. D’ailleurs, Délia vous attend pour que vous l’aidiez à choisir sa robe de mariée ainsi que celles de ses demoiselles d’honneur. Enfin personne ne comprendrait que vous ne soyez pas à Newport pour la saison et surtout pour les grandes régates… »
Suivait encore une demi-page de ces considérations sérieuses marquées au coin du bon sens américain, tout juste capables de susciter l’indignation et la colère d’une jeune femme habituée à mener sa vie à sa guise et trop gâtée pour ne pas considérer que ses caprices ont force de loi.
Deux ou trois fois, Alexandra relut les feuillets couverts de la grande écriture régulière de son époux sans parvenir à comprendre ce qui avait pu arriver à Jonathan. Mentionner la saison de Newport comme une impérieuse raison de retour ne tenait pas debout et pas davantage la robe de Délia. Habituée à n’en faire qu’à sa tête, la jeune fille n’avait jamais eu besoin de personne pour s’habiller sauf dans sa petite enfance. Enfin, Alexandra se souvenait d’avoir indiqué trois ou quatre mois comme durée de son absence. Jonathan n’avait pas le droit de lui écourter ainsi ses vacances quand il était si simple pour lui, puisque sa mission était achevée, d’exaucer la prière de sa femme et de venir passer trois ou quatre semaines avec elle. Elle comptait sur lui pour aller à Vienne… et surtout pour la protéger contre les soupirants un peu trop pressants.
Nerveuse, elle commença par froisser la lettre pour la jeter dans la cheminée mais elle se ravisa, l’étala sur une table et la lissa soigneusement du plat de la main avant de la replier puis de la ranger dans la cassette réservée à sa correspondance… enfin elle décida de l’oublier, de faire comme si elle n’était arrivée qu’après son départ. Cela lui permettrait de laisser « refroidir » un peu sa colère et de se donner à elle-même le temps de mûrir soigneusement sa réponse. Mais, de toute façon, il ne pouvait être question de se plier à l’ukase de Jonathan et de regagner les États-Unis avec la docilité d’une petite fille réprimandée. Les Orseolo lui avaient trop vanté les merveilles de la nuit du Rédempteur pour qu’elle reparte sans les avoir admirées. Même pour une Américaine, Newport devait faire piètre figure auprès de Venise en fête…
Satisfaite d’elle-même et de sa détermination, Alexandra acheva posément son verre de cognac, décida qu’elle avait faim, se commanda un dîner léger et enfin demanda une femme de chambre pour faire préparer quelques bagages… Juste ce qu’il fallait pour un voyage de trois semaines environ car elle pensait faire un saut à Vienne depuis la Côte d’Azur. Ce serait amplement suffisant pour oublier ce duc de Fontsommes et ses maléfices.
Empilés sur deux chariots métalliques, les « quelques bagages » d’Alexandra – neuf grandes malles, douze boîtes à chapeaux et quelques sacs, peu de chose d’ailleurs pour une élégante de l’époque par comparaison avec les soixante-quinze coffres emportés récemment par Mme Sarah Bernhardt pour un petit voyage à New York – s’arrêtèrent près d’un fourgon tandis que la jeune femme longeait les beaux wagons de teck verni à la recherche de la voiture n° 5 qu’elle trouva rapidement. Un fonctionnaire en uniforme marron et casquette galonnée se tenait debout auprès du marchepied, un grand carnet à la main.
Alexandra s’approcha de lui et offrit son billet qu’il prit en adressant à la voyageuse un salut souriant que l’étonnement figea soudain :
— Veuillez me pardonner mais… n’êtes-vous pas miss Forbes ?
— Je l’ai été mais à présent je suis Mrs Carrington. Nous nous sommes déjà rencontrés ? fit-elle d’un ton hésitant.
Elle cherchait en effet à se rappeler où elle avait déjà vu ce visage imberbe, ouvert et sympathique, aux yeux clairs un peu rêveurs. Et soudain, elle pâlit :
— Mon Dieu !… N’étiez-vous pas traducteur à la légation de France à Pékin quand… Vous vous appelez… Pierre Bault, n’est-ce pas ?… Oh, Seigneur… comment ne vous ai-je pas reconnu tout de suite ?
Il eut pour elle, à nouveau, ce sourire qui était son plus grand charme.
— Cet uniforme sans doute et puis la surprise. Vous ne vous attendiez pas à me rencontrer ici.
— En effet. Comment êtes-vous entré dans les chemins de fer ?
— Je le dois à M. Antoine Laurens dont vous vous souvenez peut-être ?
— D’autant mieux que j’ai passé récemment quelques jours à Paris en sa compagnie. Nous nous sommes rencontrés sur le bateau. Comment d’ailleurs aurais-je pu oublier ceux qui m’ont sauvé la vie… et plus encore peut-être ?
Voyant le visage de la jeune femme s’altérer davantage, Pierre Bault comprit que le rappel des instants terribles vécus aux mains des Boxers lui était pénible et il se hâta de changer de sujet. D’ailleurs un couple de voyageurs venait de les rejoindre et lui facilita la transition :
— Votre compartiment est le n° 15, Mrs Carrington. Permettez que je vous accompagne ! Madame, monsieur, je vous demande très peu d’instants…
Prenant des mains d’Alexandra le léger sac de voyage et la boîte à bijoux qu’elle portait, il guida la voyageuse jusqu’à ce qui allait être sa chambre pour la nuit, ouvrit la porte d’acajou et déposa les bagages sur la banquette de velours marron.
— Je reviendrai tout à l’heure voir si vous n’avez besoin de rien. Le dîner est à sept heures et je veillerai à ce que vous ayez une table agréable.
Il s’éclipsa sans attendre la réponse et Alexandra se retrouva seule dans le compartiment qu’elle examina d’un œil critique sans trouver, d’ailleurs, quoi que ce soit à redire : tout était d’un goût et d’une élégance parfaits, depuis l’épaisse moquette du sol et l’acajou des boiseries en passant par le velours frappé brun garni de passementeries des tentures, le grand miroir biseauté et les tulipes de cristal renfermant l’éclairage sans oublier le mignon cabinet de toilette équipé de porcelaines de Paris. En vérité on ne trouvait pas mieux en Amérique et, oubliant un peu le besoin de fuir qui l’avait saisie à Versailles, elle se laissa aller au plaisir du voyage dont elle était certaine de ne jamais se lasser.
Assise dans le coin de la fenêtre et à demi cachée par le rideau retenu par une embrasse, elle s’intéressa au va-et-vient du quai en espérant seulement que personne de connaissance ne se trouverait dans ce train. Elle appréciait infiniment, en effet, de faire seule ce parcours d’une quinzaine d’heures. Cela lui donnait l’impression d’être en vacances de sa famille comme de sa vie quotidienne.
Bien que la saison fût déjà avancée pour un séjour dans le Midi, les voyageurs étaient assez nombreux. Elle vit défiler sous ses yeux toute une collection de chapeaux féminins dont elle s’amusait à deviner qui les avait signés. Presque tous arrivaient précédés d’un porteur en costume de toile bleue serré à la taille par une ceinture de cuir qui trimballait valises et sacs au moyen d’une sangle passée sur une épaule. Des bribes de conversation venaient jusqu’à elle. Deux dames discutaient des mérites comparés du Riviera-Palace de Nice et de l’Hôtel de Paris à Monte-Carlo sans parvenir à se mettre d’accord. Elle vit passer aussi le journaliste Jean Lorrain et en fut contrariée. D’abord parce qu’il lui déplaisait, ensuite parce que c’était la plus mauvaise langue de toute la presse française. La rubrique « Pall Mall » qu’il tenait dans le Journal lui servait surtout à raconter les mésaventures et autres turpitudes d’un monde où il avait pourtant ses grandes et ses petites entrées. Une vraie commère ! Et laid avec ça ! Bouffi, parfumé, les cheveux et la moustache teints au henné, le visage fardé, les cils passés au rimmel et les pommettes vernissées de rose, ce colosse normand qui s’appelait en réalité Duval ressemblait à une vieille cocotte mais il possédait des yeux d’un vert glauque admirable, assorti aux nombreuses bagues qui bosselaient ses doigts, et dont le regard pouvait devenir inquiétant lorsqu’il virait au vert émeraude. Homosexuel déclaré, il faisait sa compagnie habituelle de deux lutteurs dont il aimait à caresser la nuque lorsqu’il se rendait avec eux dans un cabaret.
C’était à Robert de Montesquiou qu’Alexandra devait d’avoir fait sa connaissance chez lady Decies. Le journaliste qui pouvait être un admirable conteur, poète à ses heures, amusait beaucoup le grand seigneur dont l’esprit acéré se plaisait à des joutes oratoires qui faisaient les délices de leurs amis au cours des dîners somptueux donnés par Lorrain sur des nappes en fil d’or, où des crapauds en pierres dures aux yeux de rubis, d’émeraudes ou de diamants scintillaient au milieu de corbeilles d’orchidées jaunes et d’iris noirs. C’était, en effet, un hôte fastueux, surtout lorsqu’il recevait Mme Sarah Bernhardt à laquelle il vouait une véritable dévotion car il la considérait comme une sorte de déesse descendue du ciel. Sa beauté était la seule qui réussît à l’émouvoir dans la gent féminine mais, présenté à Mrs Carrington, il lui débita un délicat compliment prouvant qu’il savait apprécier l’éclat d’une autre femme.
Après l’habituel concert de coups de sifflet et de claquements de portières, le Méditerranée-Express s’ébranla en glissant sur ses rails avec une majestueuse lenteur qui s’accéléra peu à peu. Passé l’abri des grands toits de la gare, une soudaine rafale de pluie vint gifler les vitres pour s’y dissoudre en rigoles. Depuis le matin, les nuages menaçaient et le temps, presque froid, n’avait rien de commun avec celui, en tout point délicieux, de la veille. Alexandra y avait vu un signe du ciel lui conseillant d’abandonner toute cette grisaille pour rejoindre le soleil… et aussi le sûr refuge que constituait tante Amity.
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