Le paysage banlieusard ne l’intéressant guère, elle ouvrait son sac pour y prendre son livre quand on frappa à la porte. Sur son invitation, le conducteur entra :

— Ce compartiment vous convient-il, Mrs Carrington, ou bien en préféreriez-vous un autre ? demanda-t-il.

— Non, merci, je suis très bien mais… y a-t-il tellement de places libres ?

— Non, le train est presque plein mais nous gardons toujours au moins un sleeping pour une personnalité de dernière minute. Celui-ci est peut-être un peu trop proche des roues ?

— Je m’y sens très bien.

— Désirez-vous boire quelque chose ? Un peu de thé ou un verre de champagne ?

— Ni l’un ni l’autre, je vous remercie. Il est tard pour le premier, un peu tôt pour le second… Y a-t-il longtemps que vous travaillez ici ?

— Trois ans, environ. J’ai quitté la Chine en même temps que M. Laurens. Ma santé n’étant plus très bonne, alors, j’ai demandé mon retour en France.

— Étonnant ! Ce que vous faites actuellement n’est-il pas plus fatigant ? Il me semble que le métier d’interprète dans une légation…

— À plus d’élégance que celui-ci ? acheva Pierre Bault avec son fin sourire. Je n’en suis pas certain. La Compagnie, étant donné la qualité des voyageurs que nous transportons, se montre très sévère pour le choix de ses employés. Nous devons parler plusieurs langues, posséder une certaine culture et, surtout, une bonne éducation. Pour ma part j’éprouve plus de plaisir à ce rôle de « conducteur » qu’à traduire sempiternellement dans un bureau plus ou moins poussiéreux des dépêches souvent dépourvues d’intérêt.

— Sans doute, sans doute…

Comme la jeune femme ne semblait pas disposée à entretenir la conversation, Bault prétexta les devoirs de sa charge et se retira. Un peu triste d’ailleurs. Il gardait le souvenir d’une charmante jeune fille gaie et pleine de vie mais il semblait que le mariage eût modifié quelque peu son caractère. Elle était devenue extraordinairement belle mais il sentait en elle une réserve, une sorte de froideur qui semblait vouloir marquer nettement leurs places respectives dans la société. Elle eût sans doute préféré rencontrer un voyageur nommé Pierre Bault plutôt qu’un employé des Wagons-Lits en qui elle devait voir quelque chose comme un domestique. Ces Américaines, décidément, aimaient à se donner de grands airs contrairement à certaines vraies grandes dames qui savaient se montrer si simples ! Dernièrement une autre rescapée du siège des Légations, la belle marquise Salvago Raggi, se trouvait dans le Méditerranée-Express et elle avait tenu à ce que l’ancien interprète vînt bavarder un moment avec elle et boire un verre de champagne :

— Nous sommes tous deux d’anciens combattants, expliqua-t-elle à l’amie qui l’accompagnait. Nous avons vécu ensemble des heures trop dramatiques pour les oublier jamais.

Apparemment, l’ex-miss Forbes en jugeait autrement et le jeune homme se promit de ne s’occuper d’elle que le strict nécessaire jusqu’à l’arrivée en gare de Cannes. Pour rien au monde il ne voulait qu’elle pût deviner qu’il avait été, un court instant, un peu amoureux d’elle. Elle était si fraîche, si rayonnante alors !… Un joli souvenir qu’il valait mieux effacer définitivement ! Néanmoins, il ne put s’empêcher de se demander à quoi pouvait bien ressembler l’homme qui l’avait épousée.


À son grand soulagement, Alexandra constata qu’elle ne connaissait aucune des personnes qui se trouvaient au wagon-restaurant lorsqu’elle y pénétra. Tandis que le maître d’hôtel la guidait vers sa table, elle récolta son habituelle moisson de regards curieux, intéressés, admiratifs ou vaguement envieux mais aucun salut et ce fut avec un vif plaisir qu’elle prit place près d’une fenêtre et opta, sur le menu, pour un velouté de homard au paprika, des cailles de vigne à la Richelieu et une salade Aïda arrosés d’un chablis bien frais. L’impression d’être en vacances persistant, elle se sentait disposée à s’offrir une petite fête mais n’osa tout de même pas se commander du champagne. Décidément, c’était tout à fait délicieux de voyager seule et même un peu exaltant !

Unique occupante de sa table quand on lui servit son potage, elle espérait bien le rester quand une chaîne de montre en or grosse comme un câble d’amarrage et d’énormes bagues ornées d’émeraudes apparurent dans son champ de vision. En même temps une voix un peu enrouée lui demandait la faveur d’une place et elle comprit qu’elle n’échapperait pas à Jean Lorrain.

— Que vous a fait Paris, madame, pour que vous le délaissiez en plein milieu de son printemps ? demanda-t-il après l’avoir saluée avec une grande politesse. Aurait-il osé vous déplaire ?

— En aucune façon mais j’ai assez peu de temps à passer en France et je désirais voir la fameuse Côte d’Azur. Ma tante, miss Forbes, se trouve d’ailleurs à Cannes en ce moment. Je vais la rejoindre. Mais vous-même, n’est-ce pas un mauvais moment pour un journaliste de s’éloigner ?

— Je me rends souvent à Nice où ma mère habite, avenue de l’Impératrice, une maison agréable. Il y fait bon se reposer des fatigues de la capitale. Ma santé n’est pas des meilleures[4]…

Surprise du ton las de sa voix, Alexandra le regarda mieux. La lumière tamisée par la soie rose de la petite lampe posée sur la table était flatteuse pour un visage et celui de Lorrain, enluminé de fard, rougeoyait comme une tomate en voie de mûrissement. Néanmoins, le maquillage ne pouvait rien contre les poches sous les yeux, les plis las de la bouche et d’étranges ombres qui déjà marquaient sinistrement cette figure de viveur usé par la noce crapuleuse où il aimait à se vautrer.

— Je ne connais pas encore Nice, dit-elle, mais je crois savoir que c’est une ville très gaie…

— Gaie ? Toutes les folles et tous les fous de la terre, tous les déséquilibrés et tous les hystériques se donnent rendez-vous là. Il en vient de Russie, il en vient d’Amérique, il en vient du Tibet et de l’Afrique australe ; et quel choix de princes et de princesses, de marquises et de ducs, les vrais et les faux !… Et que sais-je encore ? Toutes les unions morganatiques, toutes les anciennes maîtresses d’empereurs, tout le stock des anciennes favorites ! Et des croupiers épousés par des millionnaires yankees, et des tziganes enlevés par des princesses, et des pianistes déconcertants pour tous les concerts intimes, et des…

Blessée dans son orgueil national, Alexandra interrompit sèchement la philippique de Lorrain :

— Vous venez, par deux fois, de faire allusion à mes compatriotes en termes désobligeants, monsieur, et cela ne me plaît guère. Singulièrement cette histoire de croupiers…

— Pardonnez-moi mais je parle en connaissance de cause. Le pays natal de la Liberté ne saurait-il accepter la vérité ?

— La vérité ? Votre vérité. Vous autres, Européens, ne savez qu’inventer pour nous ridiculiser.

— Arrangez-vous alors pour ne pas nous donner matière à gloser. Par exemple Mr Neal, le créateur de la crème Tokalon…

— Créer un bon produit n’a rien de ridicule, il me semble ?

— Sans doute… mais convoquer à coups de revolver ses domestiques en prétextant que les couloirs du château quasi féodal qu’il possède au-dessus de Nice sont trop longs, me paraît pour le moins bizarre. Comme cette fausse lune qu’il fait tourner autour de sa demeure au moyen d’un réseau de fils de fer parce qu’il trouve la pleine lune romantique. Comme aussi ces…

— En voilà assez, monsieur ! Je vous serais reconnaissante de quitter ma table. J’entends en effet savourer en paix ce délicieux repas et, si possible, le digérer. Ce qui ne saurait se faire de façon harmonieuse en votre compagnie. Je vous donne le bonsoir, monsieur !

Sans chercher à calmer la colère de Mrs Carrington, Lorrain haussa les épaules et se leva en laissant peser sur la jeune femme un regard qui avait pris la teinte de l’émeraude et qu’elle eût peut-être jugé inquiétant si elle l’avait remarqué mais elle regardait par la fenêtre les petites lumières qui s’allumaient ici ou là dans la campagne. Le journaliste fit signe au maître d’hôtel :

— Trouvez-moi une autre place, Lucien ! Ces Américaines n’ont vraiment d’intéressant que leur argent ! fit-il de manière que, seuls, l’hôte du wagon-restaurant et la jeune femme l’entendissent. Celle-ci continua de regarder au-dehors mais elle pâlit un peu et les ailes de son nez se pincèrent cependant qu’avec un « oh, monsieur ! » scandalisé, le maître d’hôtel emmenait le grossier personnage à l’autre bout de la voiture à une table où avaient pris place un couple de Hongrois visiblement en voyage de noces et une vieille Anglaise laide comme le péché mais d’une austère distinction, qui fusilla le nouveau venu, ses bagues et son maquillage d’un regard franchement dégoûté, se leva… et demanda à changer de place. Un instant plus tard, Alexandra héritait de lady Glossop qui, après l’avoir gratifiée d’un sourire pincé, se hâta de lui expliquer en fixant sur son verre un œil de granit que l’usage des vins français menait tout droit au delirium tremens et que seul le thé constituait une boisson saine et capable de préserver la beauté d’une femme. Orfèvre en la matière apparemment !

Désespérant de pouvoir dîner tranquille, Mrs Carrington expédia son dessert, but son chablis jusqu’à la dernière goutte en posant sur son vis-à-vis un regard de défi puis quitta le restaurant en demandant qu’on lui serve son café dans son compartiment.

En son absence, son lit avait été préparé mais elle n’avait aucune envie de se coucher si tôt. Elle enleva le léger mantelet de soie vert amande rayée de blanc assorti à la robe qui couvrait ses épaules puis ôta les longues épingles qui fixaient son chapeau et les piqua dans un coussinet de velours brun disposé à cet effet devant la glace. Un serveur apparut à cet instant avec le café qu’elle avait demandé, releva une tablette et posa le petit plateau d’argent, emplit la tasse, salua et sortit.

Assise près de la fenêtre, Alexandra dégusta l’odorant breuvage en regardant la campagne française s’enfoncer dans la nuit. Elle avait baissé la lumière et ouvert les rideaux afin de mieux voir. Elle avait plaisir à découvrir une région inconnue comme cette vallée de l’Yonne ponctuée de vieilles églises et de nobles châteaux dont elle entrevoyait quelques lumières en essayant d’imaginer les gens dont elles éclairaient la table familiale ou la quiétude d’un salon aux fenêtres ouvertes sur la douceur du soir. Parfois c’était une ferme où des femmes en coiffe et en tablier, des hommes en blouse revenaient de s’occuper des bêtes. Il y avait beaucoup de verdure, des fleurs aussi mais il faisait de plus en plus sombre et, bientôt, la jeune femme ne distingua plus rien. Elle ralluma, alors, mais sans refermer les rideaux. Elle n’aimait pas beaucoup, en effet, qu’un espace réduit fût entièrement clos. Il serait bien assez tôt lorsqu’elle se coucherait.

Avec un soupir de satisfaction, elle se réinstalla confortablement et prit son livre. Elle aimait beaucoup les bêtes et les petites scènes imaginées par Mme Colette Willy l’enchantaient mais il était écrit que la tranquillité ne serait pas son lot ce soir-là et qu’elle n’avancerait pas beaucoup dans la connaissance de Kiki-la-Doucette et de Toby-chien : la porte qui faisait communiquer son compartiment avec le voisin s’ouvrit brusquement et le duc de Fontsommes parut.

— Bonsoir ! dit-il sobrement.

La stupeur et l’indignation clouèrent un instant Mrs Carrington à son siège mais ce fut vraiment très bref. Bondissant sur ses pieds elle fit face à l’intrus :

— Vous ici ?… Et qui vous permet d’entrer chez moi ?… Sortez ! Sortez à l’instant ou j’appelle !

L’explosion de colère, bien naturelle, de la jeune femme ne parut pas l’émouvoir.

— Vous m’avez traité hier d’une façon que je ne peux admettre… Il fallait que je vous voie, que je vous parle…, et vous ne m’avez guère laissé le choix puisque vous avez refusé de me recevoir.

C’était vrai mais Alexandra s’estimait parfaitement en droit d’agir ainsi et elle le dit sans ambages :

— Qu’espériez-vous d’autre ? Vous vous êtes comporté envers moi d’une façon indigne. Vous m’avez…

— Je vous ai embrassée… comme j’en avais envie depuis des jours, des nuits, des semaines ! À présent je ne peux plus taire ce que je ressens. Je vous en supplie, venez un instant à côté !

— Que j’aille chez vous, moi ?

— Ce n’est pas chez moi. J’ai loué ce compartiment au nom d’une dame qui n’existe pas et qui, bien entendu, n’a pas pris le train. Moi j’habite le compartiment suivant. Dans celui-là vous ne trouverez que des fleurs.

Sans se retourner, il repoussait d’une main le battant, laissant voir un véritable buisson de roses.