— Vous voyez ? Ce n’est pas une chambre mais un salon. Je vous en supplie, venez vous y asseoir un instant. Juste le temps de m’écouter…

— N’y comptez pas ! Ce serait manquer à ma dignité.

— Votre dignité ? Vous n’avez que ce mot-là à la bouche ! Et la mienne, qu’en faites-vous ? Croyez-vous que j’aie pour habitude de poursuivre une dame, une vraie, pour satisfaire un simple désir ? Le jour où je vous ai vue, boulevard de la Madeleine, vous m’avez ébloui, charmé, ensorcelé… Votre blondeur vous faisait rayonnante et si j’ai osé vous suivre, ce n’était pas le réflexe machinal d’un homme émoustillé par une jolie fille, mais un besoin impératif. Il me semblait que, si je vous perdais, il manquerait toujours quelque chose à ma vie…

— Vous ne dites pas la vérité car vous m’aviez perdue. Cela ne vous a pas empêché de vous montrer chez Maxim’s avec cette superbe créature… Liane de Pougy, je crois ?

— Comme vous pouvez être injustes, vous les femmes ! Liane est une amie, une femme exquise que son art de vivre, sa piété et ses sentiments placent bien au-dessus de sa condition… Elle pourrait être princesse et, d’ailleurs, le sera peut-être…

— Je vois. Vous cherchiez auprès d’elle une consolation à votre chagrin de m’avoir perdue ?…

— Si étrange que cela vous paraisse, c’est un peu ça… mais, par grâce, laissez un peu votre cuirasse d’Américaine trop sûre d’elle et essayez un instant, rien qu’un instant, d’être un peu humaine. Une femme comme les autres, sensible, fragile, capable d’un peu de faiblesse…

— Soyez logique avec vous-même ! Si j’étais une femme comme les autres, seriez-vous ici ? J’attends d’ailleurs que vous m’expliquiez ce que vous venez y faire.

— Je vous l’ai dit : vous parler, vous prier…

— Me surprendre surtout et mener à bien je ne sais quelle basse entreprise de séduction ?

La flamme passionnée qui brûlait dans les yeux du jeune homme se chargea de colère :

— En ce cas, madame, je serais venu plus tard et je vous aurais trouvée sans défense.

— Oh !… Quelle inqualifiable audace ! Vous auriez pu entrer chez moi et…

— Et vous faire mienne sans que vous puissiez seulement résister ! Et peut-être qu’en découvrant quelle femme sommeille au fond de vous-même vous me l’auriez pardonné.

— Jamais ! Oh non, jamais ! Quelle horreur !

— J’aurais pu faire cela en effet si je vous aimais moins. Seulement je vous aime…

— Vous m’aimez, vous ? fit la jeune femme en essayant un petit rire qui sonna faux.

— Est-ce si difficile à croire ! Alexandra… soyez un instant honnête envers vous-même ! N’avez-vous pas tout fait pour me conduire à vos pieds ? Votre coquetterie…

— Pourquoi ne serais-je pas coquette puisque vous voulez bien m’accorder quelque beauté ?

— Coquette… et hypocrite ! Ou bien les hommes de votre pays n’ont pas de sang dans les veines ou bien ils sont faits d’un métal que j’ignore. Comment ne pas devenir fou quand une adorable femme vous enveloppe jour après jour de son parfum, de ses sourires ; quand elle s’abandonne dans vos bras au rythme de la valse en fermant à demi ses beaux yeux, quand vous voyez ses lèvres s’entrouvrir si près des vôtres ? Tout Paris sait que je suis amoureux de vous, alors ne venez pas me dire que vous l’ignoriez ?

Il y eut un petit silence. À cet instant, la passion transfigurait Fontsommes. Jamais Alexandra ne l’avait vu aussi beau… ni aussi dangereux… Elle eut envie, tout à coup, de laisser tomber ce qu’il appelait sa cuirasse, de tendre les bras vers lui, de se laisser saisir, emporter, noyer dans les flots brûlants de cet amour que son corps jamais éveillé aspirait à connaître. Sous le satin du corset et les dentelles de son décolleté, son cœur s’affolait et ne demandait qu’à se rendre mais son orgueil, une fois de plus, vint à son secours.

— J’avoue que je l’espérais, soupira-t-elle, mais aussitôt elle ajouta : J’ai peur que vous ne réussissiez jamais à nous comprendre, nous les Américaines. C’est vrai que… nous ne détestons pas côtoyer le danger. Nous sommes incapables de nous refuser ce que nous appelons an admirer, un admirateur, mais, chez nous, le jeu est bien établi et cela une fois pour toutes.

— Cela veut-il dire que, chez vous, un homme accepte de se laisser berner, ridiculiser, transformer en petit chien de manchon sans jamais protester ?

— Mais bien sûr. C’est déjà un grand honneur d’être admis par une femme belle et distinguée à l’escorter et à lui rendre tous les petits soins qui font la vie si agréable…

Jean la regarda avec une stupeur non déguisée. Les horizons qu’elle lui ouvrait dépassaient son entendement.

— Et vos… admirateurs ne demandent jamais rien de plus en échange de leurs attentions ?

— Bien sûr que non. Il arrive parfois, hélas, qu’une dame oublie ses devoirs et se laisse aller à donner plus qu’il ne convient mais alors il faut qu’elle prenne grand soin de se cacher sinon il y va de sa situation mondaine, de son rang dans la société…

En dépit de son étonnement, le duc ne put s’empêcher de rire :

— Je commence à croire que vous avez suscité une nouvelle race d’hommes et une race qui, je l’espère, demeurera essentiellement transatlantique.

— Je ne connais personne qui se plaigne de cet état de choses, fit-elle avec dignité. Nos maris nous savent honnêtes, et comme en général ils travaillent, ils ont l’esprit libre tandis que rien ne nous empêche de nous amuser un peu avec une entière tranquillité de conscience.

— Et vous appelez ça une civilisation ? Je ne m’étonne plus que tant de vos compatriotes choisissent de se marier en Europe…

— C’est stupide et je le désapprouve. Ces malheureuses sont attirées par je ne sais quel besoin de connaître autre chose, de frôler peut-être ces mondes raffinés mais forcément décadents, de s’approprier des noms ronflants, des titres prestigieux…

— Vous n’ajoutez pas que cela leur coûte cher ? ricana-t-il. Ce qui n’est pas toujours vrai, sachez-le ! Un Orseolo, par exemple, s’intéressait fort peu à la dot de sa femme et leur mariage a été ce qu’il devrait toujours être : l’union de deux êtres que l’amour pousse à se fondre l’un dans l’autre. Vous n’arriverez jamais à instaurer en Europe vos… coutumes étranges. Je ne sais si vous essayez de ressusciter l’amour courtois du Moyen Âge mais nous, les Français, les Italiens, les Espagnols, même les Anglais sommes faits d’une autre matière car nous savons depuis longtemps que le jeu d’amour, si on le joue avec celle que l’on aime, ouvre sur des instants miraculeux. Sentir frémir le corps d’une femme adorée, regarder, éperdu de bonheur, ses yeux pâlir dans l’émoi du premier don d’elle-même…

Sa voix se faisait plus basse, plus chaude et plus pressante. Subjuguée, Alexandra l’écoutait, le souffle un peu court, la poitrine haletante et Jean, ébloui, plongeant son regard dans les grands yeux sombres qui se troublaient, voyait avec une joie profonde la victoire tant désirée s’approcher de lui, une victoire que d’ailleurs il ne voulait pas savourer dans ce train mais cueillir plus tard, quand sa reine Guenièvre serait bien convaincue de son amour, dans le jardin d’orangers et de jasmins d’une ancienne bastide qu’il possédait près de Grasse, la cité des parfums. Là, elle deviendrait sienne. Là, elle achèverait de s’épanouir sous ses caresses et il ferait d’elle son bien le plus cher, la souveraine absolue de toute la beauté répandue sur la terre car, à ce moment, il était prêt à toutes les folies pour posséder à jamais Alexandra.

Debout devant elle, il parlait, l’enveloppait de ses paroles comme d’un ardent sortilège et, entre eux, passait le fluide magnétique du désir, les premiers accords de ce qui serait bientôt une symphonie sublime. Attirée vers Jean comme par un aimant, Alexandra qui s’était assise se releva machinalement. Elle se sentait vaincue et elle en éprouvait une joie étrange. À cet instant, le Méditerranée-Express freina brusquement et elle se trouva projetée contre le jeune homme qui, aussitôt, referma ses bras sur elle avec une exclamation de joie et la serra contre lui à la briser en enfouissant son visage dans le satin tiède de son cou :

— Mon amour, murmura-t-il, je veux passer ma vie à vous chérir…

Ces quelques mots cependant pleins de tendresse dégrisèrent subitement la jeune femme. En un éclair elle entrevit tout ce que cela pouvait signifier et en fut effrayée. Sans brusquerie mais fermement, elle se dégagea des bras où cependant elle se trouvait si bien :

— Qu’avez-vous dit ? Vous voulez passer votre vie avec moi ?

— Cela vous surprend ? J’ai compris qu’à une femme comme vous je ne pouvais rien offrir d’autre. Je vous veux tout entière mais aussi je veux me donner à vous.

Il essaya de l’attirer à nouveau mais elle recula jusqu’à la vitre. Et soudain son regard se durcit :

— Étrange programme ! fit-elle sèchement. Si je comprends bien, vous voulez faire de moi votre maîtresse déclarée, m’afficher aux yeux du monde comme votre conquête.

— Par tous les saints du Paradis, où diable allez-vous chercher des idées pareilles ? s’écria-t-il. Je veux vous épouser tout simplement…

— M’épouser ? Oubliez-vous que je suis mariée ?

— Je n’oublie rien et surtout pas que le divorce existe en Amérique, comme d’ailleurs chez nous. Vous divorcerez…

— Que je divorce ? Moi, une Forbes, moi l’épouse de Jonathan Carrington… que je déchaîne sur les miens et sur moi un tel scandale ? Vous ne savez pas ce que vous dites.

— Croyez-vous que faire de vous une duchesse de Fontsommes sera facile pour moi ? Je blesserai sans doute ma mère. Seulement je vous aime assez pour accepter tout et j’en attends autant de vous.

— Je n’ai jamais dit que je vous aimais… murmura-t-elle en détournant la tête.

— Néanmoins, j’en suis sûr. Regardez les choses en face, Alexandra, et surtout examinez bien votre cœur ! Nous pouvons être merveilleusement heureux ensemble… En outre vous ne perdrez pas au change, ajouta-t-il avec un léger sourire. Vous aurez un château historique, un hôtel à Paris, un palais à Venise, des propriétés… et des joyaux célèbres. Vous serez une très grande dame… et vous me donnerez de beaux enfants.

Elle s’attendait si peu à cela qu’elle devint très rouge.

— On ne dit pas de ces choses ! fit-elle choquée.

— Pourquoi donc dès l’instant où il est question de mariage ? Vous n’êtes tout de même pas une quakeresse ?… Alexandra, Alexandra, là où je vous mettrai vous n’aurez rien à craindre des émois ridicules du monde… Venez avec moi à côté car il n’est pas convenable que je reste dans ce qui est votre chambre pour cette nuit. Nous causerons de tout cela et je vous dirai si bien mon amour que vous oublierez tout ce qui vous fait si peur.

Doucement, il prit ses deux mains et chercha à l’entraîner mais elle résista :

— Non… Je ne veux pas aller avec vous ! Je ne veux pas vous épouser… Je veux rester ce que je suis… Je veux…

Elle haletait, au bord des larmes, si vulnérable tout à coup que Jean sentit son cœur fondre de tendresse. Il la fit asseoir et l’attira contre lui :

— Calmez-vous ! J’admets que c’est un peu inattendu pour vous et je vous en demande pardon, mais songez seulement que je vous aime et ne voyez dans mon impatience qu’un désir…

— Allez-vous-en !

À nouveau, elle lui échappait et cherchait refuge vers la porte :

— Un désir ! Voilà le grand mot lâché ! Voilà une heure que vous me jouez une indigne comédie.

— Moi ? Je vous joue la comédie ?

— Et quoi d’autre ? Que vous ayez envie de moi, j’en suis bien certaine, mais l’amour ? Vous êtes un homme à femmes et sachant bien que vous n’obtiendriez rien de moi en cherchant à me soumettre, vous avez trouvé cette idée folle : demander en mariage une femme mariée et bien mariée.

Il pâlit et, se redressant de toute sa taille, il la considéra avec un mélange de tristesse et de dédain.

— Vous refusez de croire à mon amour ?

— Positivement. Si je vous suivais à côté je sais trop bien ce qui se passerait…

— Ne dites pas de sottises. Mon honneur vous garantit…

— Votre honneur ? Où était-il quand vous avez décidé de vous introduire chez moi ?

— Je ne l’aurais jamais fait si vous vous étiez comportée comme une femme normale, si vous ne m’aviez pas poussé à bout avec votre infernale coquetterie.

— Sans doute ai-je eu tort… Je le reconnais et… disons que vous m’avez donné une leçon qui me sera… profitable.

Les mots qu’elle prononçait étaient sans couleur, monocordes comme lorsqu’un enfant récite ou déchiffre un texte. Elle détournait la tête, fuyant ce regard qui la brûlait et se sentait néanmoins malheureuse comme jamais elle ne l’avait été.