— Accordez-moi excuses, madame, mais… vous ne prétendez pas descendre ?
— Si…
— Vous savez que nous sommes dans la campagne ? Il n’y a pas de gare.
Alexandra qui avait saisi les barres d’appui se pencha un peu :
— J’en vois une et elle n’est pas bien loin…
— Mais, madame, il n’y a pas de quai. Vous allez vous casser quelque chose…
— Vous voulez parier ? fit-elle avec un aimable sourire.
Et avant qu’il ait pu l’en empêcher, elle avait sauté sur le ballast, opéré un rétablissement dû à la faible pente du sol, repris ses mallettes et son parapluie puis, sans s’inquiéter davantage de la perturbation créée, elle releva le menton et se dirigea d’un pas ferme vers les quelques lumières qui brillaient un peu plus loin et se reflétaient dans le double ruban d’acier des rails. Elle atteignait la hauteur de la voiture-restaurant quand Pierre Bault, renseigné par le vieux militaire, la rejoignit :
— Mrs Carrington ! s’écria-t-il. À quoi pensez-vous ?
— À quoi voulez-vous que je pense ? répondit-elle sans ralentir le pas. J’ai jugé incompatible avec ma dignité de continuer mon voyage dans votre train. Vous voudrez bien faire le nécessaire pour mes bagages quand vous arriverez à Cannes !
— C’est vous qui avez tiré la sonnette d’alarme ?
C’était à peine une question et Alexandra haussa les épaules :
— Naturellement. Vous n’imaginiez pas que j’allais attendre une nouvelle entreprise de votre complice… Comment se nomme cette gare où nous arrivons ?
— Beaune ! Mais vous n’avez rien à y faire et je vous prie de bien vouloir remonter dans le train.
— À aucun prix ! Rien ne me fera rentrer dans ce train-là.
— Ridicule ! Que voulez-vous donc faire ?
— Me rendre à… Beaune ? C’est bien cela ?
— Tout à fait ! Et qu’y ferez-vous ?
— C’est une gare, non ? Il doit bien y passer d’autres convois que ce lupanar de luxe ? Eh bien, j’attendrai qu’il en passe un qui se rende à Cannes, un brave train honnête et de bonne compagnie !
— Aucun grand express, honnête ou pas et desservant la Côte d’Azur, ne s’arrête à Beaune. Les stations les plus proches sont Dijon que nous venons de quitter ou Lyon qui est nettement plus loin.
— Eh bien, je me rendrai à Lyon. Il doit bien y avoir un moyen quelconque d’y aller ?
Cette entêtée qui s’obstinait à parcourir un bas-côté de voie de chemin de fer empierré avec de fines bottines qui seraient en charpie avant d’atteindre le quai donnait à Pierre Bault l’envie de la battre puis de la hisser sur son épaule afin de la remettre de force dans son compartiment, mais elle était déjà plus que prévenue contre lui et ce geste ne ferait qu’aggraver son cas. Elle le soupçonnait déjà d’être un entremetteur. Une plainte pour brutalité n’arrangerait rien et il pourrait dire adieu à sa carrière ferroviaire. Il s’obligea donc à la douceur :
— Je vous en supplie, miss Alexandra, soyez raisonnable ! Nous sommes responsables de votre sécurité et sur le bord de cette voie vous êtes en danger.
— Tant que votre train se tient tranquille, je ne vois pas en quoi. Et je ne vous empêche pas de m’accompagner jusqu’à la gare !
— Il faut que le Méditerranée-Express reparte ! Dans une heure, un autre train doit passer sur cette voie…
— Je n’ai rien contre ! Retournez à votre poste et allez-vous-en !
— Madame ! s’écria le conducteur perdant patience. Il est au moins une chose dont vous devez avoir conscience : on ne stoppe pas un grand express impunément et sur un caprice.
— Ce qui veut dire ?
— Que vous allez devoir payer ! Et assez cher, je le crains !
Mrs Carrington s’arrêta net. On arrivait alors à la hauteur de la locomotive dont l’un des chauffeurs, descendu de sa machine, considérait l’étrange couple avec une surprise goguenarde :
— Envie de se dégourdir les jambes, la p’tite dame ? fit-il aimablement.
— Allez au diable ! lui déclara la jeune femme qui, ensuite, se retourna vers Bault. Vous ne pensez pas qu’une vulgaire question d’argent puisse m’arrêter ? Je vous ai déjà dit de m’accompagner jusqu’à cette gare ! Là, je vous signerai un chèque et vous pourrez reprendre votre chemin.
L’arrivée en renfort du chef de train ne changea rien au climat ambiant : Mrs Carrington avait décidé de quitter le Méditerranée-Express à Beaune et aucune force humaine ne pourrait la faire changer d’avis.
— Ce sera comme vous voulez, madame, soupira le nouveau venu, mais remontez au moins pour que nous vous mettions en gare ! Il y a encore un petit bout de chemin et vous n’allez pas faire ça à pied ?
Alexandra considéra ses bottines qui, en effet, commençaient à grimacer et la gênaient plutôt.
— D’accord ! fit-elle, mais sur la locomotive ! Comme cela vous n’aurez pas l’audace d’oublier de vous arrêter !
On ne put l’en faire démordre et, quelques instants plus tard, ce fut debout sur le marchepied de la grosse machine noire et en compagnie du chef de train que Mrs Carrington fit son entrée à Beaune à la plus grande stupéfaction du chef de gare qui voyait pour la première fois le Méditerranée-Express faire halte chez lui. Aussi se mit-il en quatre pour la belle Américaine un peu timbrée à qui il devait cet honneur inattendu destiné à enjoliver plus tard ses souvenirs de retraité durant de nombreuses années.
Laissant l’intraitable voyageuse en finir avec les formalités inhérentes à son geste vengeur, Pierre Bault, renonçant à un combat perdu d’avance, regagna sa voiture. En escaladant le marchepied, il se trouva nez à nez avec un Jean Lorrain dégoulinant de malice perverse et qui, bien sûr, n’avait pas perdu une miette de l’épisode dont Mrs Carrington venait d’être l’héroïne.
— Une dame essentiellement impulsive et pittoresque, n’est-ce pas ? fit-il. On peut savoir quelle mouche l’a piquée ?
L’œil brillant, la lippe gourmande, le journaliste ressemblait de façon frappante à un matou qui s’apprête à croquer une souris. Il se pourléchait positivement et le Conducteur n’aima pas beaucoup cela en dépit de la rancune qu’il gardait à l’ex-miss Forbes :
— J’ai toujours soutenu, soupira-t-il, qu’il faisait beaucoup trop chaud dans nos wagons ! Cette jeune dame a été victime… d’un coup de chaleur.
— Mon ami, vous ne me ferez pas avaler ça ! J’ai voyagé dans son pays et je sais qu’on étouffe littéralement dans leurs pullmans. Comme toutes les Américaines, Mrs Carrington est une grande voyageuse et…
— … et même une grande voyageuse n’est pas à l’abri de la claustrophobie. C’est malheureusement ce qui s’est passé, conclut Bault avec un regard d’une si complète innocence que l’autre faillit s’y laisser prendre mais le côté malveillant de son esprit trouva tout de suite la parade :
— En ce cas, que n’est-elle descendue à Dijon ? Il me semble que c’eût été plus simple… et moins onéreux ?
— Monsieur, fit le conducteur avec une grande politesse, ce n’est pas à un observateur de votre force que j’apprendrai les étranges méandres de la logique féminine. Les dames américaines sont habituées à voir leurs moindres caprices exaucés sur l’heure. Elles ont en outre la puissance de l’argent. Mrs Carrington a fait ici ce qu’elle aurait fait chez elle, tout simplement…
— Il se peut que vous ayez raison, fit Lorrain en tournant les talons tandis que le train repartait lentement.
À travers la vitre de la portière où il s’appuyait, Pierre Bault aperçut Alexandra qui, assise dans le bureau du chef de gare, semblait s’entretenir avec lui aussi naturellement que si elle se trouvait dans un salon. Le brave homme avait l’air sous le charme et, au fond, tant mieux. Que cette femme insupportable se débrouille comme elle l’entendait ! Lui était bien décidé à ne plus jamais s’occuper d’elle si d’aventure le destin les mettait en présence une troisième fois.
Un moment, alors qu’il tentait de la convaincre de remonter en voiture, il avait pensé lui dire que le duc de Fontsommes était descendu à Dijon, sans un mot d’explication d’ailleurs, mais cela aurait tout juste servi à renforcer l’idée bien ancrée d’une complicité entre les deux hommes. Il fallait oublier ce désagréable épisode le plus vite possible !
Tandis que le train s’enfonçait dans la nuit bourguignonne, le conducteur alla s’asseoir quelques instants dans le compartiment que Fontsommes avait fait fleurir. Il adorait les roses et, pensant qu’il était dommage que leur beauté et leur parfum ne profitent à personne, il se promit de revenir de temps en temps les visiter.
Un chef de gare ne pouvant quitter son poste, celui de Beaune alla réveiller le tenancier de la buvette pour qu’il sorte sa carriole et conduise la belle étrangère à l’hôtel de l’Arbre d’Or et de la Poste aux Chevaux où elle trouverait tout le confort et tous les soins qu’elle pouvait désirer. Alexandra avait bien émis l’idée de s’installer dans la salle d’attente jusqu’au passage du prochain train pour Lyon, mais la perspective de rester assise sur un banc pendant une douzaine d’heures avait eu raison de ce projet.
Une heure plus tard, installée confortablement dans un grand lit bien blanc dont l’ornement principal était un énorme édredon écarlate qui ressemblait à une gigantesque fraise, perchée sur plusieurs matelas de bonne laine, elle plongeait dans le meilleur sommeil qu’elle eût connu depuis longtemps.
Elle se trouva même si bien que, le lendemain, quand une servante vint lui dire que la « voiture » de la gare l’attendrait une heure plus tard pour la conduire au train de Lyon, elle fit répondre qu’elle resterait là jusqu’au lendemain. En effet, lorsqu’elle ouvrit ses volets traversés de longues traînées lumineuses, elle découvrit que son auberge était située au bord d’une cité ancienne close de murailles moussues et de larges tours rondes, écrêtées mais couronnées de vieux arbres, de grands toits bruns qui semblaient faits de velours et d’admirables flèches d’église. Le tout paraissait fraîchement sorti des mains inspirées d’un maître flamand du XVe siècle.
« Ce serait trop bête de ne pas visiter ! » pensa-t-elle. D’autant que rien ne la pressait puisque tante Amity n’était pas avertie de son arrivée. Et ce serait sûrement très amusant de s’offrir une journée de vacances dans ce pays où personne ne la connaissait.
Ce fut, en vérité, une expérience délicieuse. Débarrassée par les soins d’une habile chambrière des traces laissées par son bref séjour sur la locomotive et chaussée de bons souliers de marche que Mme Brenet, l’hôtelière, lui fit chercher dès l’ouverture des boutiques, Mrs Carrington parcourut de vieilles rues un peu mystérieuses bordées d’anciennes demeures refermées sur un passé prestigieux qu’annonçaient ici ou là une échauguette, un portail richement sculpté, de vieilles poutres historiées, d’antiques armoiries au front d’une porte en accolade, une somptueuse grille de ferronnerie, une fenêtre à colonnettes et d’étranges toits couverts de tuiles vernies noir et or.
Elle entra dans des églises fraîches et silencieuses où de vieux saints de bois rêvaient sur un entablement de colonne. Il y en eut même une qu’emplissait la magie d’un choral de Bach joué par un organiste invisible et qui la tint longtemps assise sur un prie-Dieu. Elle vit une grande halle couverte sous laquelle le marché du jour faisait pousser un jardin habité de bruyantes jardinières en coiffe, un beffroi qui semblait s’être trompé de pays et cependant s’intégrait si bien au décor qui l’entourait… Elle vit enfin le plus beau, le plus riche, le plus étonnant des hôpitaux, une vision du passé incroyable pour la jeune femme moderne qu’elle était : une admirable maison-Dieu habitée par des religieuses qui ressemblaient à des châtelaines avec leurs longues robes bleues dont la traîne se rattachait à la ceinture et leurs grands hennins de fine toile blanche.
Grâce à une vieille femme en fichu noir qui, devant son émerveillement visible, la prit par la main sans lui dire un mot, elle put y entrer et se retrouva dans un autre monde, celui, médiéval et splendide, de ces siècles où régnait sur l’Europe la magnificence des ducs de Bourgogne. Il y avait là cette qualité de silence que compose une volonté unanime de donner aux malades – car, sous la haute voûte en carène de navire de la grande « Salle des Pauvres », presque tous les lits de chêne ciré à rideaux rouges étaient occupés – le calme du corps et la paix de l’âme.
Relayant la vieille femme qui l’avait entraînée, une jeune religieuse souriante guida l’Américaine à travers l’hospice, lui montra une étonnante apothicairerie, d’immenses cuisines étincelantes qui semblaient sorties tout droit d’un manuscrit et aussi le joyau de la maison, le polyptyque de Roger van der Weyden représentant le Jugement dernier devant lequel Alexandra resta de longues minutes en contemplation.
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