Elle glana durant ce temps quelques conseils, quelques adresses intéressantes et opéra, dans ses carnets, le recensement des quelques amies installées en Europe. Pendant quelques semaines, elle vécut cette sorte d’anticipation joyeuse qui ressemble un peu à des fiançailles. En dépit des critiques sévères qu’elle portait à son encontre, elle brûlait d’envie de connaître la noblesse française, descendant de ceux qui avaient servi Marie-Antoinette…
Et puis ce fut la catastrophe.
Comme tous les couples de la haute société américaine, les Carrington consacraient peu de temps à leur intimité en dehors du petit déjeuner toujours pris en commun et de l’heure, souvent tardive, où, revenant de quelque soirée, à moins qu’ils n’eussent eux-mêmes reçu, ils se retrouvaient tête à tête, le plus souvent dans la chambre d’Alexandra où Jonathan, en buvant un dernier verre, s’accordait le plaisir de contempler sa ravissante épouse avant de lui souhaiter une bonne nuit.
Ce soir-là, ils revenaient d’un dîner chez les Monroe qui avait été fort gai et Mrs Carrington, très en verve, commentait les menus événements de la soirée. Elle s’était bien amusée et ne prêtait guère attention à la mine contrainte de son mari quand, soudain, elle s’avisa d’une circonstance insolite : au lieu de s’asseoir contre le miroir, Jonathan, les mains au fond des poches, tournait en rond autour d’un guéridon comme un vieux sage chinois autour d’une idée essentielle.
— Vous ne m’écoutez pas ? reprocha-t-elle doucement. Avez-vous donc un souci ? Je vous ai observé quand nous étions à table, vous écoutiez à peine Lily Monroe.
— C’est vrai, soupira-t-il. J’ai un grave souci et je ne sais comment m’y prendre pour vous le faire partager. Vous allez devoir faire preuve de beaucoup d’indulgence, ma chérie…
Le mot fit rire Alexandra.
— Mon indulgence ? Quel drôle de terme dans votre bouche ! Auriez-vous commis une grosse bêtise ? Cela ne vous ressemblerait pas.
— Il ne s’agit pas d’une bêtise et ce qui m’arrive est tout à fait indépendant de ma volonté. En deux mots : je dois me rendre à Washington dès demain. Le Président m’a fait savoir qu’il m’attend. Il s’agit d’une affaire grave.
La jeune femme fronça les sourcils. Elle n’aimait pas beaucoup le titre officiel donné à un homme que tous deux appelaient simplement Teddy, même depuis que, parvenu à la magistrature suprême, il s’était installé à la Maison-Blanche. Il y avait là un signe pompeux qui n’augurait rien de bon.
— Ce n’est pas la première fois qu’il vous convoque d’urgence. Avez-vous une idée de ce que vous veut le… président Roosevelt ?
— Très vague mais je ne crois pas me tromper : il me réserve une mission importante… Je suis désolé, ma chérie, ajouta-t-il très vite en voyant s’assombrir le délicat visage, mais je crois que vous allez devoir me rendre ma parole. Je suis à peu près certain que nous ne pourrons pas partir dans huit jours.
Alexandra se leva brusquement. Dans son visage que la colère pâlissait, ses yeux sombres étincelaient.
— Voilà donc ce que vous mitonniez ? En vérité je suis trop bête ! J’aurais dû m’attendre à quelque chose de ce genre ! Car toujours vous avez trouvé de bonnes excuses pour éviter ce voyage mais je dois dire que, cette fois, vous faites vraiment donner la grosse artillerie. Le Président ! Rien de moins !… Et cela pour reprendre votre parole ? Oh, c’est indigne… indigne !
Jamais Jonathan n’avait vu sa femme si fort en colère. Jamais non plus ils ne s’étaient véritablement disputés et il se sentit un peu désorienté. Il voulut s’approcher d’elle mais elle fila d’un trait à l’autre bout de la pièce.
— Essayez de me comprendre, ma chérie, implora-t-il. Je n’ai aucun moyen de me dérober. D’autre part votre colère n’est pas justifiée : il ne s’agit pas d’annuler notre voyage mais seulement de le retarder…
— Jusqu’où ? Aux calendes grecques, voyons ! Mais ayez donc le courage de vos décisions ! D’autant que vous savez très bien pourquoi je veux partir en mars : une de mes amies s’apprête à épouser un baron vers la fin du mois.
L’excuse était mauvaise car le mariage n’avait pas lieu à Paris et Alexandra n’avait aucune envie d’y aller. En outre, elle constata qu’elle ne faisait qu’irriter Jonathan en voyant se froncer le profil romain de son époux qui ricana :
— Si vous voulez mon sentiment, c’est la meilleure des raisons pour retarder : être l’impuissant témoin du passage d’une belle dot américaine entre les mains d’un noble désargenté ne me cause aucun plaisir.
— Voilà le grand mot lâché ! s’écria la jeune femme en secouant sa chevelure dénouée comme une crinière de lion. C’est ce mariage qui vous tourmente ? Eh bien n’y venez pas mais moi je veux y assister. Conclusion : allez courir vos bien-aimées routes américaines pour le service de Teddy mais moi je pars pour l’Europe !
— Vous n’y pensez pas ! Je ne vous laisserai jamais voyager seule !
— Qui parle de cela ? Tante Amity qui adore l’Europe sera ravie de m’accompagner si même elle ne projette pas déjà de s’y rendre. Vous n’avez rien contre ma tante, j’espère ?
— Rien du tout. C’est une femme admirable… seulement j’ai annulé tout à l’heure nos passages sur le Majestic et alors…
— Sans même m’en parler ? De mieux en mieux ! Moi qui, tout à l’heure, délirais en compagnie de votre ami Russel Sage sur les plaisirs que j’escompte de cette traversée !
— J’en suis désolé, ma chérie, mais je ne pouvais pas vous dire cela au milieu du salon de Lily.
— Sans doute ! fit-elle sèchement. C’était tout à fait impossible mais, je vous en prie, ne vous tourmentez pas pour si peu. Je souhaite beaucoup voyager sur l’un des nouveaux paquebots français de la French Line, ainsi, je me trouverai de plain-pied dans l’ambiance que je recherche et ce n’est pas tante Amity qui s’y opposera : elle adore la France, elle !
— Réfléchissez un peu, Alexandra ! Tout cela est ridicule. Nous partirons… dans un mois.
— Et pourquoi pas l’année prochaine ? Non, Jonathan, ma décision est prise : demain je pars pour Philadelphie.
Jonathan réussit à rejoindre sa femme et à l’immobiliser en s’emparant de ses épaules.
— Vous m’en voulez tellement ?
— Oui… et plus que je ne saurais le dire. Vous me manquez de parole et c’est une chose que je ne supporte pas.
— La raison d’État ne peut-elle trouver grâce à vos yeux ?
— Non, car c’est l’une de ces notions périmées que l’Amérique refuse et qui faisaient partie intégrante de cette Europe qui vous déplaît tant.
Dans sa robe de brocart doré, sa beauté rayonnait à un tel point que Carrington sentit un désagréable pincement dans la région du cœur. Elle était une déesse et une déesse avait droit à toutes les exigences. Il voulut la serrer contre lui mais elle le repoussa doucement et il s’en trouva offensé :
— Vous pouvez vraiment accepter l’idée de partir sans moi ?
— Pourquoi pas dès l’instant où vous le pouvez vous-même ? Je ne vous ai pas entendu réclamer ma présence dans votre mystérieuse mission.
— Je ne sais même pas de quoi il s’agit…
— Ni combien de temps vous serez absent, bien entendu ?
— Bien entendu.
— En ce cas ne m’obligez pas à jouer pendant ce temps les femmes de marins guettant jour après jour l’entrée d’un navire dans le port. Notre vie est agréable parce que nous menons chacun l’existence qui nous convient.
— Sans doute… tant que le même toit abrite nos nuits. Qu’en sera-t-il si nous faisons continent à part ?
Il semblait si triste tout à coup qu’Alexandra flaira le danger : si elle se laissait attendrir, tout était à recommencer.
— Je pense que nous nous trouverons bien de quelques mois de séparation…
Il eut un haut-le-corps.
— Quelques mois ? Combien de temps pensez-vous donc être absente ?
— On ne va pas en Europe pour quinze jours. Vous ne m’avez emmenée qu’à Londres et j’ai tant de choses à voir ! Il me semble que trois ou quatre mois…
L’émotion de Carrington se dissipait. Il se savait battu et n’insista pas. Il alla se servir un verre dans la cave à liqueurs disposée sur une commode à son intention.
— Je sais bien que vous avez raison et moi je n’ai pas le droit de vous obliger à vous morfondre ici pendant une absence dont j’ignore la durée. Tout ce que je désire est que vous ne partiez pas seule… et pas trop longtemps ! Le mariage de Délia est fixé en septembre, ne l’oubliez pas !
— La laisser se marier sans moi ? Vous n’y pensez pas, dit Alexandra en souriant.
Elle aimait beaucoup, en effet, sa jeune belle-sœur Cordélia, née longtemps après Jonathan d’un second mariage de sa mère parce que, douée d’une nature joyeuse, un rien trop moderne peut-être mais d’une grande vitalité, celle-ci ne manquait ni de charme ni d’esprit. Telle qu’elle était, miss Hopkins tenait captif depuis plus d’un an déjà le cœur d’un jeune et brillant avocat, Peter Osborne, d’excellente famille, mais qu’elle avait parfois tendance à maltraiter pour mieux assurer sa puissance. Elle pensait lui avoir donné un gage suffisant en acceptant l’anneau de fiançailles et prenait un certain plaisir à faire durer cette période délicieuse où une jeune fille se voit choyée et adorée.
— À ce propos, reprit Carrington, je vous supplie de lui laisser ignorer aussi longtemps que possible que vous partez sans moi…
— Vous craignez qu’elle ne veuille m’accompagner ?
— J’en jurerais, et au risque de retarder son mariage une fois de plus. Souvenez-vous que la date prévue a déjà été reportée pour une broutille.
Aussitôt Alexandra prit feu et brandit sans hésiter l’étendard de la solidarité féminine :
— En vérité, vous êtes inouïs, vous, les hommes ! Une broutille ? Alors qu’il s’agissait de leur future demeure ? Ce mariage-là, pour avoir attendu, n’en sera que plus réussi. Cela dit, Délia ne saura rien avant que je prenne le bateau. D’ailleurs, je pars demain pour Philadelphie.
Le hasard permit qu’Alexandra partît pour l’Europe sans revoir sa belle-sœur. Lorsqu’elle revint à New York pour s’embarquer avec son oncle et sa tante, la jeune fille séjournait à Boston chez une amie. Une circonstance à laquelle sa mère n’était pas étrangère. Quant à Jonathan, il était en route depuis la veille pour une destination inconnue.
Sans oser se l’avouer, Alexandra regrettait l’une et l’autre. Elle s’était trop réjouie de ce voyage en compagnie de son mari pour ne pas lui en vouloir de sa dernière dérobade et elle admettait volontiers qu’à défaut de lui elle eût aimé partir avec Délia dont la compagnie était des plus amusantes.
Dans sa cabine rangée par une habile femme de chambre, la jeune femme considéra un instant son lit sur lequel sa chemise de nuit était disposée auprès d’un déshabillé. Elle n’avait pas sommeil et regrettait que l’état de la mer rendît ce premier soir à bord si peu attrayant. Néanmoins, comme les regrets lui semblaient stériles, elle décida qu’une grande nuit de repos lui ferait le plus grand bien. En conséquence, elle ôta les longues épingles à tête de topaze qui fixaient son chapeau, fit bouffer ses cheveux d’un coup de doigts preste et s’en alla voir ce que devenait sa tante.
Elle la trouva au lit, buvant du vin de Champagne et relisant pour la énième fois les aventures du Huckleberry Finn de Mark Twain qui était son livre de chevet lorsqu’elle partait en voyage.
Aux approches de la cinquantaine, Amity Forbes, construite comme une maison, possédait de longs pieds qu’elle habillait de chaussures d’homme, telles qu’en portait jadis Thomas Jefferson dont, depuis l’enfance, elle était amoureuse à titre posthume. Sa chevelure aussi rousse que celle de son frère montrait de larges mèches blanches qui lui conféraient un curieux aspect bicolore. Dotée d’une voix sonore, elle arborait un profil impérieux qui aurait pu être celui d’une princesse indienne si elle n’avait eu le teint si rose et l’œil si bleu. Ses mains admirables recelaient un réel talent de pianiste dont elle n’usait cependant que pour bercer son humeur noire les soirs de pluie. Quant aux salons, elle en abhorrait les indigènes qu’elle déclarait barbares et totalement dépourvus d’intérêt. Elle cachait un cœur d’ange sous un caractère d’ours agrémenté d’un humour décapant et d’une gaieté souvent féroce qui en avaient fait, sur ses jeunes années, la terreur des mères de garçons à marier. Pour la plus grande satisfaction d’Amity qui, ne pouvant épouser – et pour cause ! – le défunt président des États-Unis, avait décidé une fois pour toutes de ne partager avec personne ses confortables rentes. Sinon avec ses chiens, ses chevaux, ses serviteurs, les oiseaux de son jardin et sa filleule Alexandra qu’elle adorait. Avec aussi quelques associations charitables et le cercle spirite de Philadelphie dont elle était l’une des adeptes les plus convaincues et les plus assidues.
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