Mais lorsque miss Forbes entama le sujet de la visite à Versailles, la jeune femme qui se versait à cet instant une nouvelle tasse de café eut un mouvement si malheureux que la tasse se renversa, inondant le toast entamé qui attendait sur une assiette.

— Suis-je assez maladroite ? fit-elle avec un petit rire nerveux en repoussant le tout. Puis, elle soupira : Vous parliez de Versailles, je crois ?

— En effet ? L’avez-vous enfin visité ?

— Oui. La veille de mon départ. C’est tout à la fois magnifique et infiniment triste car, en dépit des efforts de M. de Nolhac, le conservateur, qui s’y dévoue corps et âme, il semble que les Français s’intéressent peu à ce témoin de leur ancienne splendeur. Les demeures du faubourg Saint-Germain sont beaucoup plus fastueuses et je ne vous cache pas que cela m’a choquée. Au fond, voyez-vous, je crois qu’il vaut mieux rêver les choses que les approcher de trop près.

— Vous voilà bien désenchantée, il me semble ? Bien sévère aussi. N’aimez-vous plus les Français ?

— Je me demande s’il n’est pas plus facile de les aimer de loin, eux aussi. Et, à propos de château, qu’est-ce que ceci ? ajouta Mrs Carrington en désignant, par-delà la terrasse, une sorte d’antique forteresse, un ensemble médiéval de tours et de courtines crénelées qui surgissaient à courte distance de l’hôtel d’un bosquet de palmiers et de mimosas.

— C’est le château des Tours et je crains bien que, pour les gens d’ici, ce ne soit une raison de ne pas nous apprécier autant que nous le méritons, nous autres Américains.

— Je ne comprends pas.

— C’est simple pourtant. Mr Ellmer que vous venez de voir a fait raser une grande surface du parc de ce manoir pour construire l’hôtel et, ce faisant, il a commis une manière de sacrilège aux yeux des Cannois.

— Et pourquoi donc ? C’est un château historique ?

— Pas vraiment. Oh, M. Rivaud vous expliquerait cela mieux que moi, néanmoins je vais essayer. Cette demeure a été celle de la duchesse de Vallombrosa dont le souvenir est vénéré ici à cause du bien immense qu’elle n’a cessé de faire aux déshérités. Elle est morte il y a une dizaine d’années je crois mais elle est toujours présente dans l’esprit et le cœur des gens d’ici. On l’appelait – on l’appelle toujours – la Duchesse comme s’il n’en existait pas d’autre au monde[5].

— Ce n’est pourtant pas ce qui manque en France, remarqua sèchement Alexandra. Il est vrai que celle-ci devait être italienne ?

Miss Forbes regarda sa nièce avec stupeur. Que s’était-il donc passé pendant qu’elle était seule à Paris ? N’osant pas formuler cette question, elle se contenta de remarquer :

— Décidément vous êtes amère ! Avez-vous pris en grippe tout à coup cette haute société où vous vous plaisiez tant ?

— Mais non, voyons ! Simplement je me sens un peu accablée par tant de titres ronflants dont on ne sait jamais ce qu’ils recouvrent vraiment. Ces gens semblent penser qu’ils sont d’une essence supérieure et qu’être comte, marquis ou duc donne tous les droits.

— Je vois ! fit tante Amity gentiment ironique. Vous traversez une période de simplicité. En ce cas, oublions Mme de Vallombrosa dont je vous signale tout de même qu’elle était française… et qu’une de ses aïeules, gouvernante des Enfants de France, a suivi la reine Marie-Antoinette dans sa fuite à Varennes et jusqu’à la prison du Temple.

Sans répondre, Alexandra quitta la table et alla s’appuyer à la balustrade qui fermait la terrasse. Elle était frappée de cet étrange concours de circonstances qui la ramenait toujours au souvenir de la reine martyre et elle en éprouva un peu d’angoisse comme si cette destinée tragique devait avoir des prolongements sur la sienne. Comme si tout se liguait pour rappeler le dangereux mirage dont Jean de Fontsommes l’avait enveloppée dans les jardins de Trianon.

Ignorant qu’il avait quitté le train à Dijon, elle contempla avec une sorte de crainte les tours rousses à demi recouvertes d’aristoloches et de bougainvillées. Allait-il surgir à présent de ce parc avec ses mots trop tendres et ses yeux ardents ? Et si cela arrivait, aurait-elle encore le courage de fuir ?

Au bout d’un instant, elle tourna le dos au parc et revint vers sa tante :

— Si vous me parliez un peu de vous ? Était-elle intéressante cette voyante qui vous a fait venir ici ?

— Plus qu’intéressante. C’est une étonnante créature mais le terme de voyante ne lui convient pas. Il faut dire plutôt un médium prodigieux dont la puissance agit sur les meubles les plus lourds qu’elle déplace sans peine en dépit d’une évidente fragilité. Elle peut même entrer en lévitation et autour d’elle les esprits se matérialisent. Une expérience… très impressionnante ! Mais vous pourrez le constater par vous-même car il y aura encore une séance demain soir, à la villa Fiorentina.

— Non merci. Vous savez ce que je pense de toutes ces manifestations censées venir de l’au-delà. Naturellement, votre M. Rivaud en est aussi entiché que vous ?

— Eh bien non. L’autre soir, après la séance, il semblait soucieux, mal à l’aise. Je crois qu’il a des doutes touchant la véracité des phénomènes paranormaux. Il a même avancé le mot de truquage. Nous… nous nous sommes presque disputés. Ce qui a beaucoup fait rire sa sœur.

— Pourquoi ? Votre amitié pour son frère lui déplaît-elle ? fit Alexandra déjà prête à entrer en guerre.

— Quelle idée ? Mathilde Rivaud est une femme selon mon cœur et nous nous entendons parfaitement, sauf en ce qui concerne le spiritisme. Elle vous ressemble jusqu’à un certain point. Un esprit fort qui voit en Eusapia Palladino une simple farceuse. Par malheur, son frère semble à présent pencher de son côté…

— Un bon point pour lui ! Serait-il plus sérieux que je ne le pensais ?

— Sérieux, sérieux ! s’indigna miss Forbes. Est-ce vraiment la seule qualité qui vous séduise chez un homme ? Pour ma part je lui préfère la gentillesse, la courtoisie, la générosité de cœur, l’esprit et la fantaisie. Néanmoins, ajouta-t-elle avec un soupir, ce genre de penchant va très bien à l’épouse de Jonathan Carrington. Au fait, avez-vous reçu de ses nouvelles ?

Prise au dépourvu, Alexandra devint ponceau :

— Non !… Je ne sais pas ce qui se passe mais il n’a pas répondu à ma lettre. Naturellement… j’ai laissé des instructions au Ritz pour qu’on le dirige sur Cannes s’il arrivait…

— Vous y croyez encore, vous, à sa venue ?

— Et pourquoi pas ? Seule, une raison impérative a empêché Jonathan de m’accompagner dans ce voyage et je ne vois pas pourquoi il ne me rejoindrait pas.

Miss Forbes n’insista pas. La nervosité de sa nièce lui semblait de plus en plus suspecte et elle l’imaginait fuyant Paris pour ne pas avoir à répondre à une missive qui lui aurait déplu. Ce qui ne la mettait pas bien loin de la vérité. Jonathan devait commencer à regretter d’avoir laissé sa femme partir sans lui et il était beaucoup plus homme à réclamer son retour qu’à faire ses bagages pour venir s’ennuyer dans des pays qui ne lui plaisaient pas.

— Laissons votre époux où il est, conclut-elle, et voyons plutôt à vous procurer un séjour agréable et reposant ! La majorité des hivernants a quitté la Côte mais celle-ci n’en est que plus agréable. Vous n’êtes pas pressée de rentrer à Paris ?

— Oh non ! L’important est d’y être pour la grande semaine des Courses où nous rejoindrons les Orseolo avant de les accompagner à Venise.

— Vous tenez vraiment à y aller ? Je croyais que vous désiriez vous rendre à Vienne ?

— J’y ferai un saut après Venise. Ensuite j’espère que vous ne verrez pas d’inconvénient à rentrer en Amérique ? Moi je veux vivre cette fameuse nuit du Rédempteur que l’on dit magique. Mettons que ce sera mon dernier caprice européen ! Après… je rentrerai sagement à la maison.

Le ton amer et résigné acheva de renseigner miss Forbes. Elle alla passer son bras autour des épaules de sa nièce dont elle attira la tête contre la sienne :

— Vous savez bien que je vous aime, alors pourquoi voulez-vous me cacher la vérité ?

— La vérité ? Mais…

— Celle qui vous a blessée : non seulement le juge Carrington n’a pas l’intention de venir vous rejoindre mais il vous a priée de rentrer au bercail. La récréation a assez duré !

— Comment avez-vous deviné ?

— Cela lui ressemble tellement ! Et sachez que je vous approuve ! À présent, allez vous reposer ! C’est déjà beau que vous ne vous soyez pas endormie dans votre tasse de café…

Néanmoins, avant de gagner son lit, Alexandra descendit au bureau de Mr Ellmer pour confier ses bijoux au coffre-fort de l’hôtel comme elle avait l’habitude de le faire. Et c’est en ouvrant la mallette pour en donner le détail qu’elle s’aperçut qu’on lui avait volé sa parure d’émeraudes et le médaillon de jade blanc.

Devant ce désastre, Mr Ellmer, indigné, s’attendait à une légitime explosion de colère. Or, il n’en fut rien. Simplement, Alexandra se laissa tomber dans le fauteuil de son bureau et éclata en sanglots.


Nicolas Rivaud reposa l’étroite et longue fourchette à l’aide de laquelle il venait de décortiquer habilement sa langouste et considéra Alexandra avec sympathie.

— Je continue à penser que vous devriez malgré tout prévenir la police. Pas celle d’ici, bien sûr, qui n’est pas fort active mais au moins la Sûreté afin qu’elle mène une enquête sérieuse. Le vol que vous subissez est important.

— Très. Néanmoins je ne comprends pas que l’on se soit limité à ce collier et à ce pendentif. Il y avait plusieurs autres pièces de grande valeur…

— Je trouve, moi, que c’est assez malin. S’emparer de la mallette aurait donné aussitôt l’alerte. La vider aussi car vous auriez senti une différence de poids. Le plus étonnant est que la serrure n’ait pas été forcée. C’est, de toute évidence, du travail de professionnel. Je dirais même de grand professionnel !

— Nicolas ! s’indigna tante Amity. Vous ne voudriez pas qu’on le décore par hasard ? Ce ton admiratif !

— Je n’admire pas : je constate et cela peut avoir de l’importance. Ainsi je dis qu’il faut porter plainte. Cette méthode habile porte peut-être la signature d’un voleur connu de la police et je vous propose de faire appel à l’un de mes bons amis, le commissaire principal Langevin. Si quelqu’un peut retrouver vos joyaux, c’est lui. Laissez-moi lui téléphoner…

— Bonne idée, fit miss Forbes. Mais d’abord récapitulons : vous dites que, de tout le voyage, vous n’avez pas ouvert votre boîte à bijoux ?

— Non. Je l’ai garnie au coffre du Ritz, je l’ai fermée à clef, j’ai mis la clef dans mon sac et je n’y ai plus touché avant de me rendre tout à l’heure chez Mr Ellmer. Je ne vois pas quelle occasion j’aurais pu avoir de porter des diamants, des rubis ou des émeraudes en cours de route ? Les perles que j’avais au cou étaient bien suffisantes, même pour un train de luxe.

— Bien, fit M. Rivaud. Et dans le train qu’en avez-vous fait ? Vous ne l’avez pas emportée au wagon-restaurant, je suppose ?

— Non. J’avais toute confiance dans ma serrure et aussi dans la surveillance du train. Je me suis contentée de la glisser sous ma couchette et je n’ai d’ailleurs pas été très longtemps absente. Je n’avais pas très faim…

— Ce soir non plus, apparemment, remarqua tante Amity. Mangez donc votre langouste grillée, Alexandra, elle est exquise.

— Je sais mais j’avoue que j’ai un peu l’appétit coupé.

— C’est tout naturel, fit M. Rivaud avec un bon sourire. Ces pièces vous étaient très précieuses, sans doute ?

— Je l’avoue. Mon époux m’avait offert cette parure d’émeraudes qu’il avait achetée à une vente chez Christie. Elles ont une valeur historique car elles appartenaient à cette princesse aztèque dont Cortés fit sa compagne…

— La belle Malinche, précisa M. Rivaud un rien content de lui-même devant l’air admiratif de ses compagnes. Je comprends que vous y teniez. C’est le cadeau royal d’un époux sans doute très épris… Et l’autre joyau ?

— Il a une longue histoire, fit Alexandra un peu gênée en se décidant à attaquer sa langouste presque froide. Je l’ai acheté à Pékin, peu avant le siège des Légations. Un très beau médaillon en jade blanc serti d’or…

— Un jade blanc ? Mais la vente en est interdite en Chine ? Ils sont l’apanage de la famille impériale. Comment avez-vous fait…

— Oh… un coup de chance !

— C’est la raison pour laquelle ma nièce a toujours considéré ce bijou comme son porte-bonheur.

— J’espère sincèrement que vous les retrouverez. Permettez-moi néanmoins encore une ou deux questions. Ce sera toujours autant que vous n’aurez pas à apprendre à Langevin…