— Vous pensez qu’il viendra m’interroger ?

— J’en suis persuadé. Voilà plusieurs années déjà qu’il cherche à mettre la main sur un audacieux voleur de bijoux qui semble d’ailleurs avoir un faible pour les émeraudes. Vous allez l’intéresser prodigieusement… Alors, si vous le voulez bien, revenons-en à votre voyage ! Après votre descente du train, qu’est-il advenu de votre cassette ?

— Je ne l’ai pas lâchée. Pas un instant. Même pour visiter Beaune je l’avais avec moi et pour les repas aussi. Je n’avais pas vraiment confiance dans les défenses de l’hôtel où je suis descendue.

— Vous auriez pu, sourit M. Rivaud. Il y a un coffre-fort dans cet établissement, qui est fort bien tenu et que je connais d’ailleurs.

— Existe-t-il en France et même en Europe un hôtel, un restaurant ou autre chose d’agréable que vous ne connaissiez pas ? dit miss Forbes en riant. Vous devriez écrire un guide pour vos amis… mais il me vient une idée : demain soir j’emporterai l’un des gants que vous portiez pendant votre voyage, Alexandra. Peut-être qu’Eusapia Palladino pourra nous dire quelque chose sur votre voleur. Je crois qu’en Italie elle a déjà aidé la police.

— Pourquoi pas ? dit Nicolas Rivaud. Cela ne coûte rien d’essayer. En attendant, je vais téléphoner à Langevin. Veuillez m’excuser un moment !

Tandis qu’il rentrait à l’intérieur du bâtiment, Alexandra se laissa aller contre le dossier de son fauteuil en rotin blanc et ferma les yeux pour sentir la brise venue de la mer caresser son visage. M. Rivaud, pour la distraire un peu, les avait emmenées, Amity et elle, dîner sur la terrasse du Cercle nautique dont l’élégante façade blanche couronnée de balustres et d’un fronton triangulaire faisait face à la Méditerranée. Possédant un voilier ancré dans le port de Cannes, M. Rivaud était vice-président de ce club sélect et très britannique où les femmes n’étaient admises que pour le dîner.

Alexandra appréciait cette initiative qui l’éloignait de la curiosité des gens de l’hôtel et elle admettait volontiers que ses préventions concernant Nicolas Rivaud étaient tout à fait injustifiées. C’était l’un de ces vieux messieurs charmants, cultivés, sympathiques et un rien vieille France comme elle les appréciait et elle comprenait à présent que tante Amity lui eût donné son amitié. Sa compagnie devait la changer de celle de ses amies de Philadelphie et des quelques hommes qu’une demoiselle célibataire pouvait se permettre de rencontrer.

Néanmoins, elle n’était pas certaine que son idée d’alerter un policier de haut rang lui fût agréable. Cet homme allait lui poser des questions et que répondrait-elle ? Que l’envie soudaine lui était venue, peu après l’arrêt de Dijon, de visiter la Bourgogne en pleine nuit ? S’il fallait raconter son aventure avec le duc de Fontsommes, elle en mourrait de honte. D’autant qu’une idée terrible lui avait traversé l’esprit après la découverte du vol de ses bijoux : celui-ci n’avait pu avoir lieu que dans le Méditerranée-Express et deux personnes seulement, en dehors d’elle-même, avaient eu accès à sa cabine : l’ancien interprète à la légation de France qu’elle n’arrivait pas à croire coupable et un grand seigneur au-dessus de tout soupçon. Elle ne pouvait pas, elle ne voulait pas parler d’eux. Mieux valait encore passer pour une folle, ou tout au moins une excentrique. C’était un travers dont on taxait volontiers les Américaines dans ce pays et ce serait, après tout, de peu d’importance : dans deux mois au plus tard, elle reprendrait le bateau pour New York !… Peut-être même serait-elle obligée de rentrer plus tôt. Jonathan semblait déjà d’assez mauvaise humeur. Que serait-ce s’il la voyait revenir sans ses émeraudes !

Elle trouva tout de même un sourire pour M. Rivaud quand il vint rejoindre ses invitées en annonçant que le commissaire arriverait le surlendemain au matin :

— Afin que sa visite soit aussi discrète que possible, il descendra chez ma sœur qui le connaît bien et sera enchantée de le recevoir : elle adore les histoires de crimes et voue une sorte de culte à Sir Arthur Conan Doyle et à son célèbre héros Sherlock Holmes… Plus il y a de mystère et de sang et plus elle est contente, conclut-il avec un bon sourire.

Alexandra pensa que cette dame s’entendrait certainement avec Jonathan et se demanda à quoi pouvait ressembler une personne ayant de tels goûts. Aussi fut-elle fort surprise quand, le lendemain, M. Rivaud conduisit ses deux amies déjeuner chez sa sœur. Mlle Mathilde, avec ses joues roses et ses cheveux argent, était la plus charmante vieille demoiselle qu’elle eût jamais vue. Pas très grande et menue, elle semblait avoir adopté définitivement la mode Empire, arborait de longues robes de percale ou de mousseline à taille haute l’été, de velours ou de lainage l’hiver et portait ses cheveux tressés en couronne qu’elle ornait de petits bonnets, de fanchons de dentelle ou d’une coiffe qui rappelait celle des Arlésiennes. Ainsi accommodée elle était tout à fait anachronique mais ces atours d’un autre âge allaient bien avec son maintien plein de dignité. Tout au moins quand Mlle Mathilde ne piquait pas un fou rire car elle était pleine d’humour et d’un caractère vraiment gai. De toute évidence, elle et tante Amity s’entendaient à merveille.

Sa maison lui ressemblait en ce sens qu’elle n’avait rien de moderne. Située près de la Croix des Gardes, elle nichait au milieu d’un véritable jardin exotique un clair pavillon, une sorte de folie dans le style provençal du XVIIe siècle avec de hautes fenêtres à petits carreaux, un toit plat orné aux quatre angles de pots à feu en terre cuite et exhaussé sur une terrasse bordée de buis taillé à laquelle on accédait par un escalier à double révolution encadrant un bassin rond où l’eau ruisselait d’une vasque de pierre en forme de coquille. De cette terrasse adossée à de grands pins la vue était admirable car on découvrait toute la baie de Cannes où sur la mer indigo les îles de Lérins ressemblaient à des corbeilles vertes, la ville nouvelle étirée au long de la Croisette, le port et le vieux bourg dominés par la vieille tour de guet du Suquet, l’église Notre-Dame-d’Espérance et la tour de l’Horloge : des voiles blanches voltigeaient ici et là sur la mer et, dans le port, les marins d’un grand trois-mâts carré sur le point d’appareiller s’activaient dans les haubans.

Servi sous un berceau de jasmin, le déjeuner, œuvre de Céline qui, avec son époux Constant, formait tout le domestique de Mlle Rivaud, fut simple et délicieux. Il était composé de melons, d’agneau grillé, de salades fraîches et de framboises à la crème. La maîtresse de maison l’égaya en racontant à Alexandra une foule d’histoires sur Cannes et ses habitants réguliers ou temporaires. Elle parla avec amitié de lord Brougham qui avait en quelque sorte découvert et « lancé » Cannes et dont la villa Éléonore-Louise, à présent déserte, s’élevait non loin de chez elle. Elle l’avait connu dans sa jeunesse mais, parmi les habitués de l’hiver, il y en avait un dont elle raffolait : c’était le grand-duc Michel, oncle du tzar, dont la villa Kazbeck renfermait une armée de domestiques et de cosaques et qui avait des manies incroyables :

— Vous rendez-vous compte qu’il ne se rend jamais au golf sans être accompagné d’une vache ?

— Une vache ? s’exclama miss Forbes, mais pourquoi ?

— Pour la faire traire au moment – qu’on ne peut jamais prévoir – où il exigera une tasse de thé. Le samovar et les ustensiles ad hoc le suivent toujours sur les greens, la vache aussi et, de cette façon, il est certain d’avoir du lait frais.

En regagnant l’hôtel du Parc, Alexandra se sentait d’humeur plus légère. Même le vol de ses bijoux l’angoissait moins et elle se fût volontiers attardée davantage chez Mlle Mathilde mais le commissaire Langevin arrivait le matin suivant et elle devait le rencontrer vers onze heures comme M. Rivaud en était convenu au téléphone. Ensuite, tout le monde déjeunerait à nouveau dans la jolie maison de Mlle Mathilde.

Ce soir, elle serait seule à l’hôtel puisque Amity et Nicolas se rendaient à leur cercle spirite et elle n’en était pas mécontente. Cela lui permettrait de préparer les réponses qu’elle ferait aux questions du policier et aussi de réfléchir dans le silence, d’essayer de comprendre quelque chose aux étranges réactions de sa sensibilité, de prendre, en quelque sorte, conseil d’elle-même…

Il était écrit, néanmoins, que sa soirée allait être beaucoup moins tranquille qu’elle ne le souhaitait…

CHAPITRE VIII

LE SECRET DE TANTE AMITY

La nuit était superbe, tiède, pleine d’étoiles qui se reflétaient dans le bleu laiteux de la mer. Le parc embaumait le myrte et la fleur d’oranger. Pour mieux goûter ces instants de beauté, Alexandra s’était installée en déshabillé sur une chaise longue de la terrasse après avoir tout éteint dans sa chambre. Elle se sentait merveilleusement bien et commençait même à s’assoupir quand le bruit d’une porte claquée suivi de sanglots convulsifs fit éclater sa paix en mille morceaux.

Vivement relevée, elle constata que tout cela venait de chez sa tante dont la porte-fenêtre donnant sur la même terrasse était éclairée. Elle s’en approcha sans bruit et l’aperçut jetée à plat ventre en travers de son lit comme un vêtement que l’on vient d’abandonner.

Un moment, elle resta là interdite, ne sachant que faire. C’était la première fois qu’elle voyait pleurer tante Amity et ce spectacle lui serra le cœur. Qu’avait-il bien pu lui arriver pour la mettre dans cet état ? Si jamais le coupable était Nicolas Rivaud…

Elle entra doucement, alla jusqu’à la salle de bains pour y prendre une serviette qu’elle mouilla d’eau fraîche et d’eau de Guerlain puis revint vers le lit et s’efforça de relever la tête qu’Amity cachait dans ses bras croisés. Elle entendit un murmure confus qui devait signifier « laissez-moi » mais elle se garda bien d’obéir.

— Tante Amity, supplia-t-elle, permettez-moi de vous aider. Cela me crève le cœur de vous voir pleurer…

— Per… personne… ne peut… rien… pour moi.

— Je suis sûre du contraire parce que je vous aime autant que ma mère et je ne supporte pas de vous voir malheureuse.

— Alors… si vous voulez… faire quelque chose… sonnez une… femme de chambre pour qu’elle fasse… mes bagages et dites… au bureau… de l’hôtel qu’on… me retienne une place… sur le premier train.

— Tante Amity ! Il est dix heures du soir ! Faire lever une femme de chambre serait inhumain et les bureaux de réservation sont fermés.

— Alors… une voiture pour aller… à la gare ! J’attendrai… là-bas !

— En voilà assez ! Vous allez me dire ce qui se passe !

Empoignant Amity par les épaules, elle la retourna comme une crêpe puis l’obligea à se redresser, découvrant un pauvre visage défiguré qu’elle se hâta de rafraîchir :

— Mais qu’est-ce qui a pu vous mettre dans un état pareil ? Vous vous êtes disputée avec M. Rivaud ?

Amity renifla :

— Lui ?… pauvre cher homme !… Il a… essayé de me retenir… et il m’a couru après… mais je me suis cachée. Le… regarder en face m’aurait fait mourir… de honte !

— De honte ?

— De honte…

Et de sangloter de plus belle. Devant ce cataclysme, Alexandra s’efforça de ne pas perdre la tête. Elle sonna le garçon d’étage et lui demanda d’apporter un verre de cognac ou de tout autre remontant énergique. Elle fut obéie en un temps record et revenant vers sa tante qui se tenait tassée sur le lit, les mains inertes sur ses genoux et les larmes coulant sans arrêt de ses yeux, elle lui fit avaler presque de force la moitié du verre.

Miss Forbes s’étrangla, toussa, cracha, renifla puis, saisissant le verre, le vida jusqu’au fond avant de le rendre à sa nièce en disant d’une voix tout de même plus nette :

— Je suis déshonorée aux yeux de mon meilleur ami ! Il faut que je rentre à la maison !

La patience n’avait jamais compté au nombre des vertus de Mrs Carrington. Pour ce soir, elle n’en avait plus de reste et elle décida d’employer les grands moyens :

— Tante Amity ! Ou bien vous me dites ce qui s’est passé ou bien je téléphone à M. Rivaud pour lui demander des explications.

— Vous n’allez pas faire ça ?

— Alors parlez ! Vous n’êtes pas allés à cette séance de spiritisme ?

— Oh si ! fit lugubrement miss Forbes. C’est de là que vient tout le mal, hélas !

— Cette fois vous en avez trop dit ou pas assez. Vous savez que je n’ai jamais aimé ces invocations d’esprits et je ne suis pas autrement étonnée qu’il vous soit arrivé quelque chose de désagréable. Reste à savoir jusqu’à quel point il faut y accorder crédit.