Et sur ce, Alexandra remplit à nouveau le verre qu’elle garda dans ses mains en cas de besoin et vint s’asseoir auprès de sa tante, attendant qu’elle parle.

Cela n’alla pas tout seul. Miss Forbes poussa une collection de soupirs, se donna du courage en sirotant encore un peu de cognac et, finalement, déclara :

— Vous êtes trop jeune encore pour le savoir, Alexandra, mais il y a, dans une vie humaine, certains événements que l’on croit à jamais enfouis sous le poids des années et qui, tout d’un coup, reparaissent sans que l’on sache pourquoi…

— C’est ce qui vous est arrivé ?

— Hélas !

Encore quelques objurgations, une nouvelle menace d’en appeler à M. Rivaud, une nouvelle gorgée de cognac et enfin la vérité se fit jour.

Au début de la séance, miss Forbes, pleine de confiance dans les talents du médium, lui avait fait remettre un gant appartenant à sa nièce avec un petit mot de sa main expliquant que la jeune femme venait de subir un vol important et souhaitait qu’on pût la mettre sur la trace du coupable. Plus tard dans la soirée, Eusapia Palladino, petite femme d’une cinquantaine d’années aux cheveux gris et au profil acéré, prit le gant, déclara qu’il s’agissait de bijoux importants et qu’un homme était l’auteur du larcin mais elle fut incapable d’en donner une description quelconque : elle ne voyait qu’un costume sombre et un visage brumeux. Elle tenait encore dans ses mains le gant et le billet écrit par miss Forbes quand, soudain, sa voix changea et devint celle d’un jeune homme s’exprimant moitié en anglais, moitié dans l’idiome usité sur les quais de Naples. Cela donnait un sabir un peu confus mais qui, pour la pauvre Amity, n’était que trop clair. L’esprit qui venait de surgir était celui d’un certain Virgilio, pêcheur de corail sur l’île de Capri et avec lequel, selon toute apparence, la jeune Amity Forbes avait vécu, jadis, une aventure passionnée au cours d’un voyage qu’elle effectuait avec son frère Stanley et sa gouvernante.

— Il était extraordinairement beau ! Il ressemblait au Persée de Benvenuto Cellini qui se trouve à Florence… soupira-t-elle. Un matin où il m’avait convaincue de venir le rejoindre pour me montrer les bains de Tibère, il m’a dit qu’il m’aimait et… et je l’ai cru.

— Jusqu’à quel point ? demanda doucement Alexandra.

— Jusqu’à un point… que l’on n’oublie pas. J’ajoute qu’il m’a convaincue de partir avec lui. Nous avons gagné Amalfi dans sa barque et nous avons trouvé refuge là-bas, chez sa sœur…

— Qu’espériez-vous donc ? L’épouser ?

— Bien sûr ! Je n’imaginais rien de mieux que passer ma vie dans une petite maison sur les rochers… à attendre le retour du pêcheur, à lui faire la cuisine, à élever les enfants…

— Autrement dit : une vie misérable. Et c’est vraiment cela que vous vouliez ?

— Oui. Si délirant que cela puisse vous paraître, oui ! Je voulais vivre à ses côtés, passer mes jours… mes nuits avec lui. Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est que de découvrir à dix-sept ans la passion d’un homme jeune et ardent. Je lui dois des heures… inoubliables et dont j’espérais emporter le secret avec moi.

— Et ça s’est terminé comment ?

— De la façon la plus banale. Stanley n’a eu aucune peine à me retrouver et un matin, alors que Virgilio était en mer, il a débarqué avec un officier de police… et pas mal d’argent. La sœur qui n’était pas autrement enchantée de ma présence a été trop heureuse de recevoir une belle somme. Elle l’a peut-être même gardée pour elle. Quant à moi j’ai eu beau protester, me débattre, tenter de fuir, rien n’y a fait. Cette mégère les a aidés à me faire monter en voiture. Quelques heures plus tard, j’embarquais à Naples sur un paquebot à destination de Londres puis dans un autre en partance pour New York. Des jours et des jours de mer enfermée dans des cabines dont je refusais de sortir, alternant les nausées et les crises de larmes. J’étais à moitié morte quand je suis arrivée à Philadelphie mais j’avais la chance d’avoir une mère et une sœur – votre mère à vous – qui m’aimaient assez pour s’atteler à ma guérison. Elles ont réussi et puis… le temps s’est écoulé. J’aimais déjà les chiens, les chevaux…

— Et Thomas Jefferson ?

— Oui, son histoire m’a toujours fascinée et j’ai trouvé plus commode d’aimer un grand homme défunt qu’un petit homme vivant, puisque Virgilio était à jamais perdu pour moi. Et j’avoue qu’avec les années j’en suis venue à considérer cette aventure comme l’une de ces belles histoires qu’on lit dans les romans. Un peu comme si quelqu’un d’autre l’avait vécue… et c’est ainsi que je suis devenue une vieille fille… l’insupportable miss Forbes.

Tendrement, Alexandra prit sa tante dans ses bras et la berça comme un grand bébé :

— Je ne vous ai jamais trouvée insupportable… et je vous aime beaucoup !

— Je sais, ma petite… J’ai toujours pensé que si je devais raconter cette histoire à quelqu’un, ce serait à vous. D’ailleurs souvenez-vous ! Sur la Lorraine je vous ai dit que j’avais des souvenirs et qu’un jour peut-être je vous les confierais. Eh bien voilà qui est fait ! Évidemment je n’imaginais pas que ce serait dans des circonstances aussi délirantes…

— Que s’est-il donc passé à cette séance ?

— C’est incroyable mais, tout à coup, cette Italienne en transe s’est exprimée avec la voix de Virgilio… Je sais à présent qu’il est mort mais en l’entendant m’appeler… comme autrefois « Amitia mia »… et dire qu’il n’avait jamais cessé de m’aimer… j’ai cru devenir folle. Il parlait… de notre amour… du premier matin aux bains de Tibère… et des nuits d’Amalfi… Je n’ai pas pu le supporter et je me suis enfuie en courant, laissant certainement derrière moi un affreux scandale.

— Pardonnez-moi mais… votre ami Rivaud n’a rien fait ?

— Bien sûr que si. Il m’a couru après et rattrapée dans le vestibule. J’étais hors de moi et je… je lui ai crié que ce Virgilio avait été jadis mon amant… et que lui je ne voulais plus jamais le voir !

— Ah !… Vous vous êtes attachée à lui, n’est-ce pas ?

— Oui… oui, je l’avoue. C’est véritablement un homme délicieux. Et dire qu’il me prenait pour une demoiselle bien convenable ! Une Messaline sur le retour, voilà ce que je dois être à ses yeux maintenant !

— Si je me souviens bien de vos paroles sur la Lorraine, vous m’avez justement dit que vous n’étiez pas Messaline. Je pense d’ailleurs qu’il n’y a aucun point de comparaison…

— C’est peut-être excessif, en effet, mais j’ai perdu son respect à tout jamais… et peut-être aussi le vôtre, ma chérie.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ? Parce que vous avez connu l’amour et lui avez cédé ?

— Bien sûr. Comment pourriez-vous comprendre ?

Alexandra se leva, alla se verser un verre de cognac qu’elle avala d’un trait puis revint s’asseoir auprès de la victime du spiritisme :

— Tante Amity, dit-elle avec décision, je vais à présent vous raconter pourquoi j’ai tiré la sonnette d’alarme du Méditerranée-Express… Et vous saurez alors que j’ai été, non pas à deux doigts, mais à un cheveu de faire comme vous…


Il pouvait être neuf heures, le lendemain matin, quand Mrs Carrington, tirée à quatre épingles, descendit faire quelques pas dans le jardin de l’hôtel. Outre qu’elle et tante Amity s’étaient couchées fort tard, elle n’avait guère dormi. Ne sachant trop comment allait se dérouler la suite des événements, elle avait tout de même réussi à convaincre la désespérée de ne pas fuir par le premier train. Pour rien au monde, bien entendu, elle ne voulait la laisser partir seule et il lui fallait au moins rester quelques heures afin de rencontrer ce commissaire Langevin. Il avait la courtoisie de se déranger pour elle et il eût été du dernier grossier de lui tourner le dos de cette façon.

Cependant elle devait prévenir le directeur de leur intention de quitter sa maison le soir même ou, au plus tard, le lendemain matin. Il serait en effet cruel d’imposer un plus long séjour à la pauvre Amity, ensevelie dans son désespoir et sa honte, et fermement décidée à ne quitter sa chambre que pour la voiture de l’hôtel qui la conduirait à la gare.

L’air du matin était bleu, frais, chargé de senteurs marines infiniment agréables et Alexandra eût aimé le respirer plus longtemps mais elle avait un devoir à remplir. Après s’être accordé encore un instant au bord d’un grand bassin de pierre où nageaient des poissons aux couleurs tendres, elle exhala un profond soupir et reprit d’un pas ferme le chemin de l’hôtel.

Au détour d’un if, elle vit M. Rivaud venir à sa rencontre et son aspect extérieur la frappa. Au lieu de l’habituel costume du matin usité sur la Côte et qui se composait d’une veste et d’un pantalon de coutil clair, d’un gilet de piqué blanc, d’un panama et d’une cravate flottante, il portait une jaquette noire, fort bien coupée d’ailleurs, un pantalon gris rayé, un col à coins cassés et un chapeau haut de forme – qu’il ôta dès qu’il l’aperçut – et des gants « beurre frais ». Bref l’équipement complet pour assister à une cérémonie.

Constatant qu’il avait les traits tirés, indice certain d’une nuit inconfortable et qu’il semblait assez ému, elle l’accueillit d’un sourire un peu vague :

— Vous allez au-devant de mes intentions, monsieur, car je rentrais pour vous téléphoner.

— J’en suis heureux, Mrs Carrington, néanmoins je vous prie de bien vouloir excuser l’inconvenance d’une visite aussi matinale.

— Vous êtes tout excusé.

— Soyez-en remerciée ! Je craignais, voyez-vous… qu’une… décision soudaine vous ait déjà fait quitter Cannes. Ce dont j’aurais été… profondément malheureux.

En fait, il n’avait pas l’air à son aise. Entre ses favoris légers, son aimable visage était tout retourné et Alexandra aurait juré qu’il y avait des larmes dans ses yeux. Visiblement, il avait besoin d’aide.

— Si je peux quelque chose pour vous, dit-elle d’un ton encourageant, n’hésitez pas à me le demander. Excusez ma franchise mais vous avez l’air bouleversé. Les événements imprévus d’hier soir, je pense ?

Au mépris de tout protocole, il tira un mouchoir de sa poche et s’épongea le front :

— Vous n’imaginez pas à quel point ce fut horrible ! soupira-t-il. Nous avons d’abord dû essuyer une manifestation de l’Association des Amis de la Libre Pensée associée à je ne sais quelle loge de matérialistes qui s’est traduite par la chute imprévue d’un conseiller référendaire dans la fosse d’orchestre. Nous avons eu beaucoup de mal à expulser tous ces gens et à retrouver le silence et le recueillement sans lesquels aucun médium ne saurait entrer en transe. Cette malheureuse Eusapia n’y arrivait d’ailleurs pas. Il n’y a eu aucun phénomène intéressant et pas l’ombre d’une matérialisation, si j’ose m’exprimer ainsi. Elle a répondu à quelques questions et puis… et puis il y a eu ce… ce drame.

Il prit un temps puis, avec une grande timidité :

— Puis-je vous demander comment… comment se porte miss Forbes, ce matin ?

— Je n’en sais rien. Elle dort encore. Mais hier au soir c’était affreux. Elle était malade de honte, se proclamait déshonorée.

— Déshonorée ? Mais je ne vois pas du tout pourquoi ?

— Vous êtes un homme, vous ne pouvez pas comprendre. Elle a été bouleversée de voir resurgir un épisode lointain et douloureux. En outre, elle est persuadée d’avoir causé un affreux scandale. Elle dit qu’elle n’osera plus jamais vous regarder en face, Mlle Mathilde et vous…

Comme si un ressort venait de se détendre dans sa personne, M. Rivaud se leva soudain, enfila ses gants et s’inclinant devant Alexandra :

— Mrs Carrington, dit-il avec gravité, puisque vous êtes ici la seule représentante de votre famille, j’ai l’honneur de vous demander la main de miss Forbes, votre tante…

De saisissement, Alexandra se laissa choir sur un banc qui, par bonheur, se trouvait là.

— Vous voulez épouser tante Amity ?

— Je n’ai pas de plus cher désir. Depuis que je la connais, j’ai conçu pour elle une profonde tendresse renforcée d’un infini respect. Nous aimons être ensemble et elle possède un extraordinaire sens de l’humour. Ma sœur partage en grande partie ces sentiments.

— Vous voulez épouser tante Amity ! répéta Alexandra qui ne s’en remettait pas.

— Est-ce si difficile à admettre ? Nous ne sommes jeunes ni l’un ni l’autre et nous avons tous deux suffisamment souffert de la vie pour savoir qu’elle nous offre peut-être une chance non négligeable. J’ajoute que je possède assez de fortune pour offrir à ma femme la vie qui lui plaira.

Mrs Carrington gardant toujours le silence, il ajouta, un peu gêné à présent :