— Évidemment, je comptais attendre encore un peu pour lui faire cette proposition mais… les événements d’hier l’ont tellement bouleversée que j’ai eu peur… de la perdre. C’est pourquoi je me suis permis de venir si tôt. Je serais navré si ma demande… vous déplaisait en quoi que ce soit et je… je comprendrais très bien que vous refusiez… d’en faire part à miss Amity. J’aurai alors l’honneur, ajouta-t-il d’un ton devenu soudain très ferme, de la lui présenter en personne. Même si, pour cela, je dois la suivre jusqu’à Philadelphie. Je… je l’aime ! Voilà ! Vous savez tout !

L’allure était martiale mais Nicolas Rivaud avait tout de même les larmes aux yeux et le cœur d’Alexandra fondit. Elle se releva, prit l’excellent homme aux épaules et l’embrassa sur les deux joues.

— Je lui présenterai votre demande dès qu’elle sera réveillée et j’espère sincèrement pouvoir, un jour prochain, vous appeler oncle Nicolas. Après la secousse d’hier rien ne pouvait lui faire plus de bien. Je crois qu’elle partage vos sentiments.

— Oh, vraiment ?

— J’en suis à peu près certaine.

— Et… votre famille ? Comment prendra-t-elle ce mariage, à votre avis ?

— Honnêtement je n’en sais rien mais vous avez pour vous un atout important puisque l’un de vos ancêtres a combattu pour notre indépendance.

— Je ne vous remercierai jamais assez et je…

— Chut ! Nous verrons cela plus tard. Et pour changer de sujet, est-ce que votre policier est arrivé ?

— Oui. Il vous attend chez ma sœur. Peut-être, ajouta-t-il en tirant de son gousset une belle montre en or, est-il encore un peu tôt ? Nous avions dit onze heures. Il est vrai qu’il faut le temps de monter à la Croix-des-Gardes.

— Je vais vous dire ce que nous allons faire : rentrer à l’hôtel, afin que vous puissiez déguster en paix le bon café dont vous avez sans doute le plus grand besoin. Pendant ce temps, je parlerai à ma tante puis je vous rejoindrai tandis qu’elle se préparera. Si elle accepte de devenir Mme Rivaud, vous n’aurez qu’à revenir la prendre pour le déjeuner lorsque je m’entretiendrai avec le commissaire. Sinon…

— Sinon c’est moi qui viendrai déjeuner avec elle. C’est une cause pour laquelle je suis tout à fait décidé à me battre !

— Il est possible en effet que vous soyez plus convaincant mais je vous préviens : d’abord elle est têtue et ensuite il faut surtout éviter qu’elle vous croie animé par la pitié ?

— La pitié ? C’est une femme pour laquelle on doit pouvoir éprouver toutes sortes de sentiments mais certainement pas de la pitié…

En pénétrant un instant plus tard dans la chambre de sa tante, Alexandra pensa que Nicolas se trompait et que tante Amity pouvait être pitoyable : affalée plus qu’assise dans son lit, les cheveux en désordre et la figure sillonnée par de nouvelles larmes, elle trempait d’un air absent un croissant dans sa tasse de café et même l’y oubliait.

Alexandra vint s’asseoir au bord du lit, ôta prudemment la tasse qui menaçait de déborder sans obtenir d’ailleurs la moindre réaction puis, jugeant que les préliminaires n’étaient pas de mise et qu’il serait plus salutaire de frapper un grand coup, elle déclara paisiblement :

— Je viens de voir M. Rivaud. Il m’a demandé votre main.

Il y eut un silence, troublé seulement par un reniflement. Puis, Amity souleva péniblement ses paupières et offrit à sa nièce un regard d’épagneul battu. Enfin, Alexandra entendit :

— Il a demandé quoi ?

Pensant qu’on l’avait mal entendue, la jeune femme haussa la voix :

— Votre main ! Il veut vous épouser parce qu’il vous aime. Et moi je trouve ça très bien ! Alors cessez de pleurer !

— Ne criez pas ainsi, je ne suis pas sourde ! fit miss Forbes et, un instant plus tard, elle éclatait en sanglots tout en jaillissant de son lit avec tant d’impétuosité que le contenu du plateau se renversa, partie sur sa chemise de nuit, partie sur les draps puis elle se jeta dans les bras de sa nièce… qui n’eut plus qu’à aller se changer après avoir tout de même réussi à démêler des propos confus de sa tante qu’elle s’estimait la femme la plus heureuse du monde ou quelque chose d’approchant. Ce qui n’était pas autrement évident…

Un moment plus tard, ravissante dans une robe de foulard blanc ornée de pois multicolores et sous un chapeau de paille d’Italie soutenant un vrai parterre de fleurs, Alexandra rejoignait M. Rivaud qui avalait, d’un air absent sa quatrième tasse de café et devenait nerveux.

— Oncle Nicolas, dit-elle gaiement, je crois que vous allez pouvoir nous offrir du champagne à midi !

— Et ce fut lui, cette fois, qui lui tomba dans les bras. En pleurant.


Le commissaire Langevin fit à Alexandra l’effet d’un homme uniformément gris : le costume, les yeux, la moustache et la barbiche. L’expression normale de son visage était la lassitude et il semblait toujours sur le point de succomber au sommeil. Néanmoins, il ne fallait pas s’y fier : sous son air endormi, il couvait des réactions aussi brutales qu’imprévues.

Assis au centre d’un petit salon tendu de toile de Jouy derrière une table de jeu à pieds de biche garnie de velours vert rayé, il écoutait Alexandra lui raconter comment elle avait été amenée à tirer le signal d’alarme du Méditerranée-Express :

— Il m’arrive rarement de voyager seule, expliquait-elle, et je ne suis pas habituée aux trains français. J’ai été prise… d’une crise de claustrophobie dans ce compartiment trop bien fermé. Je me sentais étouffer…

— Vous pouviez aller dans le couloir, ou même retourner au wagon-restaurant.

— Sans doute mais c’était insuffisant. Il aurait bien fallu que je rentre dans cette boîte capitonnée à un moment ou à un autre.

— C’est bien la première fois que j’entends une voyageuse se plaindre du confort d’un sleeping. Si vous vous sentiez souffrante, vous pouviez aussi descendre à Dijon ?

— Je sais, soupira la jeune femme, mais je pensais que cela passerait.

— Et cela n’a pas passé ?

— Non. C’est même devenu insupportable. Alors…

Le relatif silence d’une pièce ouverte largement sur un jardin empli de chants d’oiseaux s’établit entre les deux personnages. Sous ses paupières à peine soulevées, Langevin contemplait en artiste le délicat profil de cette femme ravissante qui se détachait sur le velours vert de la profonde bergère à oreilles où elle était assise. Sous la masse lumineuse de ses cheveux elle avait quelque chose d’irréel et le policier estima que cette Américaine était sans doute l’une des dix ou douze plus belles créatures du monde. Rien d’étonnant à ce qu’elle suscitât des passions et aussi des haines, leur contrepartie logique.

Il toussota pour s’éclaircir la voix mais n’éleva pas le ton en demandant :

— Vous êtes bien certaine de me dire la vérité ?

— Monsieur le commissaire ! protesta Mrs Carrington, je ne vois pas ce qui pourrait vous inciter à penser le contraire.

— Vraiment ? Loin de moi la pensée de vous offenser, madame, mais… les choses seraient plus simples si vous vouliez bien voir en moi autre chose qu’un policier. Il arrive que, dans certains cas, notre rôle s’apparente à celui du confesseur.

— N’étant pas catholique, je n’ai jamais eu de confesseur, riposta sèchement la jeune femme. En outre, je vois mal ce que je pourrais avoir à vous confier.

— Pas même… ceci ?

Tirant de sa poche un journal, il le déplia, l’ouvrit à la page qui convenait, souligna quelque chose d’un trait de crayon puis tendit le tout à Alexandra. C’était un numéro du Journal datant de la veille et l’article était signé de Jean Lorrain.

Avec sa verve habituelle, le chroniqueur y racontait les mésaventures d’une belle Américaine qui, durant plusieurs semaines, avait fait l’ornement des salons parisiens et qui, prise d’une soudaine envie de voyager, s’était embarquée abord d’un train en partance pour la Côte d’Azur au moment même où l’un de ses plus ardents admirateurs prenait place à bord du même train. Cet homme, un fort grand seigneur, était curieusement descendu en gare de Dijon où il n’avait sans doute rien à faire et, chose étrange, quelques kilomètres plus loin, la belle dame, incapable sans doute de supporter son départ, tirait le signal d’alarme et se faisait déposer à Beaune. Il s’agissait là, très certainement, de l’aboutissement logique d’un roman mondain comme Paris en voyait fleurir à chaque printemps. Le Méditerranée-Express aurait même retenti des échos d’une dispute à la suite de laquelle le gentilhomme aurait choisi de quitter le train suivi à courte distance par sa belle amie. Le signataire de l’article supposait aimablement qu’une réconciliation pouvait avoir eu lieu dans quelque agréable auberge d’une côte qui, si elle n’était pas d’azur mais d’or, offrait bien des délices à qui savait les découvrir. Naturellement, aucun nom n’était mentionné mais une simple initiale devenait très révélatrice.

Lorsque Mrs Carrington eut achevé sa lecture, elle était si pâle et si visiblement bouleversée que Langevin eut pitié d’elle. S’il n’avait pas cru un mot de son histoire de claustrophobie, la version de Lorrain lui inspirait une instinctive méfiance. D’abord parce qu’il ne l’aimait pas et haïssait le plaisir que ce favorisé de la fortune prenait à faire le mal. Ensuite à cause de la souffrance réelle qu’il lisait dans les yeux de cette femme… Elle avait laissé tomber la feuille et à présent semblait absente :

— Il était descendu à Dijon, murmura-t-elle pour elle-même plus que pour son interlocuteur. Si j’avais su…

Abandonnant son siège derrière cette table qui lui donnait un air un rien trop officiel, le commissaire tira un fauteuil et vint s’asseoir près d’Alexandra :

— Oubliez un moment ce torchon, madame, et tâchons d’y voir clair dans cette affaire peu banale ! Voulez-vous enfin m’accorder votre confiance et me dire ce qui s’est réellement passé ?

— Oui, parce que j’en viens à croire que vous êtes ma seule chance de réparer plus ou moins ma réputation qui, à cette heure, doit être en morceaux. Ce misérable n’a pas perdu de temps pour se venger d’une rebuffade…

— Que lui avez-vous fait ?

Alexandra raconta la scène du wagon-restaurant et comment, agacée par ses attaques contre ses compatriotes, elle avait prié le journaliste d’aller dîner ailleurs :

— J’ai hérité à sa place d’une lady Glossop qui n’était pas beaucoup plus récréative et j’ai abrégé mon repas en demandant que l’on me serve le café chez moi.

— Bien. À présent, dites-moi : le duc de Fontsommes, puisqu’il doit s’agir de lui si je traduis bien l’initiale et la description de Lorrain, était-il aussi au wagon-restaurant ?

— Non. J’ignorais même sa présence dans le train sinon j’en serais descendue en gare de Lyon. C’est à cause de lui que j’ai quitté Paris et il était la dernière personne que je souhaitais rencontrer.

— Je vois. Pouvez-vous maintenant m’en dire plus ? J’ajoute que ma discrétion vous est acquise pour tout ce qui pourrait blesser votre sensibilité.

— Je n’en doute pas… Donc, M. de Fontsommes s’était arrangé pour qu’à l’exception du conducteur personne ne sût sa présence à bord du Méditerranée-Express. J’admets que, ces dernières semaines, on nous a beaucoup vus ensemble et que… j’avais plaisir à sa compagnie…

— Seulement plaisir… ou un peu plus ?

— Si vous le connaissez vous devez savoir qu’il est fort séduisant et que sortir avec lui est plutôt flatteur. Je reconnais cependant qu’il m’a inspiré… un peu plus que de la sympathie… De son côté, il semble qu’il en ait tiré des conclusions peut-être excessives.

Et de raconter avec une netteté et une franchise que Langevin admira sans réserve tout ce qui s’était passé entre elle et Jean à Versailles d’abord et ensuite dans le Méditerranée-Express.

— Après cette scène vraiment éprouvante j’ai été prise d’une terrible envie de fuir ce train. Ignorant que le duc était descendu à Dijon, je ne m’y sentais plus en sûreté et lorsque je dis que j’y étouffais, je ne travestis en rien la vérité. Il fallait que je sorte à n’importe quel prix.

Langevin se permit un sourire :

— Le prix a dû être assez élevé. Cela coûte cher de stopper un express…

— C’était de peu d’importance en comparaison de la sensation de liberté et aussi de sécurité que j’ai éprouvée. En outre j’ai découvert une ville ravissante.

— Je suis né à quelques kilomètres de Beaune et je suis heureux que vous l’ayez appréciée… À présent revenons-en au vol de vos bijoux : si je m’en tiens à ce que m’a appris mon ami Rivaud, vous n’avez perdu votre mallette de vue que durant le temps de ce dîner en compagnie de Lorrain d’abord, de la vieille lady ensuite ?