— Absolument et là-dessus je suis formelle. Pendant ma nuit à Beaune, ma chambre était bien fermée et lorsque je suis allée visiter la ville comme au cours des repas, je l’ai gardée avec moi. Ce n’est pas un bagage très lourd ni très encombrant.

— Bien. De ce que vous me dites, il ressort que, dans le Méditerranée-Express, deux personnes seulement ont pu accomplir le vol : le conducteur, mais je ne vous cache pas que cela m’étonnerait beaucoup car je le connais depuis longtemps…

— Moi aussi. Je l’ai rencontré en Chine quand il était interprète à la légation de France. Il a contribué à me sauver la vie… Qui est la deuxième personne ?

— Cela tombe sous le sens : le duc de Fontsommes.

— Ah, vous trouvez ? Mais, commissaire, c’est absurde ! Le duc est riche à ce que l’on m’a dit.

— Très riche même et je vous avoue que je le vois mal se lançant dans une entreprise de ce genre envers la femme à laquelle il allait demander de l’épouser. Il nous reste les deux autres voyages en train que vous avez effectués pour venir jusqu’ici. Il faut me décrire aussi fidèlement que possible vos compagnons de route et me dire où se trouvait alors votre mallette. Sur vos genoux ?

— Tout de même pas. Elle était dans le filet au-dessus de ma tête avec mon sac de nuit.

— Vous êtes-vous endormie ?

— Oui. Entre Mâcon et Lyon d’une part et ensuite après Marseille, mais personne n’aurait pu prendre cette cassette sans que je m’en aperçoive.

— À un voleur habile tout est possible…

— Même d’ouvrir un bagage sans fracturer la serrure ni forcer le cadenas ?

— Même ça. L’Amérique est-elle donc un pays si vertueux qu’elle n’ait à souffrir d’aucun cambrioleur de grande classe ?

— Il y a chez nous trop de gens riches pour ne pas exciter la convoitise. Nous avons nous aussi nos aigrefins. Mais, si je repense à mes compagnons de voyage, aucun ne ressemblait à un grand voleur.

— À quoi ressemble, selon vous, un voleur de classe ? fit le commissaire avec un sourire.

Alexandra réfléchit un instant puis s’avoua vaincue :

— Au fond je n’en sais rien du tout, n’ayant comme modèle que ceux que l’on voit au théâtre.

— Alors, vous allez, à présent, me décrire aussi soigneusement que possible ceux qui ont voyagé avec vous ? Elle le fit avec une grande conscience, s’appliquant comme une petite fille à qui l’on a donné un devoir difficile mais elle avait une excellente mémoire et, surtout, elle oubliait rarement un visage. Langevin l’écouta attentivement, prenant quelques notes dans un carnet.

— Pensez-vous tirer quelque chose de tout cela ? demanda-t-elle quand elle en eut terminé.

— Oh oui ! C’était fort instructif et je crois pouvoir affirmer que le vol doit avoir eu lieu avant Lyon. Après, il y avait trop de monde dans votre compartiment et à moins de supposer que vous êtes tombée au milieu d’une bande organisée…

— Avant Lyon ? Vous voulez dire que le coupable pourrait être ce monsieur si aimable et si respectable, si drôle aussi avec sa casquette à bavolets ?

— Eh oui ! Il s’est présenté sous le nom de Moineau ?

— En effet.

— Eh bien, nous allons essayer de le retrouver. Votre description vient de réveiller un vieux souvenir. Permettez-moi de vous remercier… et de vous libérer. Votre supplice est terminé.

— Vous avez fait en sorte que ça n’en soit pas un. C’est à moi de vous remercier.


Le déjeuner qui suivit fut des plus animés. Alexandra ayant tenu à ce que chacun prît connaissance du « papier » de Jean Lorrain, ce fut un tollé unanime. Pour sa part, M. Rivaud prit la chose avec gravité :

— Cet homme vous a bien dit qu’il se rendait à Nice ?

— Oui. J’ignore pour combien de temps, par exemple. Sa mère possède une maison avenue de l’Impératrice.

— Parfait. Je vais aller le voir cet après-midi même…

— Nicolas ! s’écria miss Forbes qui s’empourprait chaque fois qu’elle prononçait le prénom de son « fiancé ». Est-ce que ce n’est pas un peu dangereux ?

— Dangereux ? protesta Mlle Mathilde. Ce n’est pas mon frère qui risque de recevoir des coups de canne, c’est l’autre.

L’image qu’elle évoquait détendit l’atmosphère. On but avec enthousiasme au bonheur des futurs époux, à l’arrestation du voleur d’Alexandra et au châtiment bien mérité d’un homme de plume venimeux.

N’ayant rien d’autre à faire en attendant le train du soir qui le ramènerait à Paris, le commissaire Langevin choisit d’accompagner son ami dans son expédition punitive et les deux Américaines rentrèrent à l’hôtel. Tante Amity souhaitait écrire à sa famille pour lui annoncer son prochain mariage.

— Je me demande comment ils vont réagir ? plaisanta Alexandra. Vous croyez qu’oncle Stanley va nous arriver un beau jour flanqué d’un commissaire de police pour vous arracher à votre séducteur.

— Je ne suis pas certaine, Alexandra, que cette allusion à un passé regrettable soit du meilleur goût ! dit Amity avec sévérité. Cette fois, je ne crois pas avoir grand-chose à craindre et je suis persuadée que votre mère sera enchantée. Quant à l’aîné de vos oncles, Richard, je sais d’avance ce qu’il va dire : « J’ai toujours pensé qu’Amity était timbrée et c’est une excellente chose qu’un homme courageux accepte de s’en charger. Grand bien lui fasse ! »…

Alexandra se mit à rire et déclara qu’elle allait écrire elle aussi à Philadelphie pour faire connaître à la famille tout le bien qu’elle pensait de Nicolas Rivaud. C’était tellement gentil à lui de prendre en main, dès à présent, les intérêts de sa future nièce ! D’ailleurs, elle espérait bien que le nouveau couple – le mariage aurait lieu à Paris dans trois semaines – l’accompagnerait lorsqu’elle regagnerait les États-Unis dans les débuts du mois d’août.

Elle pensa aussi annoncer la nouvelle à Jonathan. Assister au mariage de sa tante était une raison plus que suffisante pour prolonger son séjour en France mais elle ne voulut pas employer ce moyen. La lettre impérative du juge Carrington lui restait sur le cœur et elle était à présent tout à fait décidée à ne donner aucune nouvelle jusqu’à ce que Jonathan prenne conscience de ce qu’il avait fait. Ce serait une excellente leçon pour lui d’apprendre le mariage de tante Amity par quelqu’un d’autre que par sa femme…

Repoussant le souvenir de son époux pour qui elle ne se sentait plus aucune tendresse, Alexandra, son courrier achevé, retourna au jardin où seul un couple âgé se promenait à petits pas. Le château abandonné l’attirait et aussi l’ombre de cette femme qui s’y attachait, celle que l’on appelait la « Duchesse ». Lentement elle en fit le tour, saisie d’une étrange tristesse devant les murs où les plantes grimpantes n’arrivaient pas à masquer les fissures. La demeure abandonnée s’en allait lentement vers sa mort définitive. Un jour, peut-être prochain, elle ne serait plus qu’une ruine romantique auprès de laquelle les jeunes couples en voyage de noces s’en iraient rêver.

Cette pensée lui fit sentir, soudain, sa solitude. Elle était en froid avec Jonathan et elle avait rejeté loin d’elle, à jamais sans doute, le seul homme qui eût fait battre son cœur presque jusqu’à la reddition. Elle savait, à présent, qu’elle ne verrait pas Jean apparaître au détour d’une allée de ce parc ainsi qu’elle l’avait espéré secrètement et en éprouvait une tristesse dont elle ne mesura pas la profondeur.

Ainsi, il avait quitté le train peu de temps après la scène qui l’avait si profondément bouleversée ? Où pouvait-il être, à cette heure ? À Paris ou au bout du monde ? Les derniers mots qu’ils avaient échangés résonnaient encore dans sa mémoire : « Pour toujours alors ? – Je l’espère bien… » et maintenant, ils rendaient un son étrangement tragique. Avec le recul du temps, sa colère et son indignation s’étaient dissipées et si elle ne regrettait pas encore d’avoir maintenu haut et ferme l’étendard de sa vertu, elle en venait à se reprocher une trop grande dureté. L’amour de Jean, et il semblait sincère, ne méritait pas cela. Après tout, il l’avait suppliée de l’épouser, d’accepter d’être sa duchesse contre les vents et les marées d’antiques traditions familiales où le divorce ne devait pas être admis et moins encore un mariage avec une divorcée, en dépit du chagrin d’une mère profondément attachée sans doute à sa religion et peut-être contre sa propre situation dans la haute société. Une chose était certaine : elle avait eu très peur et de là venait tout le mal, mais elle se demandait si les choses se passeraient à présent de la même manière. Depuis qu’elle avait retrouvé tante Amity, elle baignait dans une atmosphère d’amour tout à fait inattendue. Il y avait eu la double découverte du roman secret de sa tante et, par la même occasion, de la jeune femme qu’elle avait été. Amity n’était pas une vieille fille ignorante des joies de la chair. Elle avait connu la passion et pour cette passion elle était prête à accepter une vie misérable, tellement éloignée de son existence habituelle !… Sans doute, avec le temps, l’eût-elle regretté et elle devait y penser à présent que le destin lui offrait une nouvelle chance de bonheur. Un bonheur différent sans doute mais qui devait avoir sa valeur.

À la lumière de tout cela, la femme de Jonathan Carrington essayait de voir clair en elle-même. Son mariage avait été une sorte de… oui, de challenge ! Elle avait voulu le plus beau parti possible et elle l’avait gagné mais elle savait bien que jamais, dans les bras de son époux, elle n’avait connu cette fièvre éprouvée dans ceux de Jean et que la folie était absente de leurs étreintes. Lorsque Jonathan la rejoignait dans son lit, elle l’accueillait volontiers, mais n’ayant jamais été initiée au vrai plaisir des sens, elle se laissait aimer sans chercher à découvrir autre chose.

Elle revoyait tante Amity à bord de la Lorraine buvant du champagne après avoir posé les aventures d’Huckleberry Finn et elle l’entendait lui affirmer qu’elle « ignorait tout des joies du septième ciel ». Elle savait à présent que sa tante parlait en connaissance de cause.

Que se passerait-il si elle se retrouvait en présence du duc de Fontsommes ? S’il avait regagné Paris cela se produirait immanquablement et alors… alors, il faudrait bien qu’elle essaie d’effacer le mal qu’elle lui avait fait. Peut-être souffrait-il beaucoup et, avec ce bel égoïsme féminin, elle l’espérait plus ou moins. Ce serait sans doute un jeu grisant de le reconquérir et, pourquoi pas, d’oublier, ne fût-ce qu’une seule nuit, qu’elle était une femme honnête, une épouse respectable et une grande mondaine new-yorkaise ?…

Tout à coup, elle eut envie de rentrer à Paris. Ce beau pays s’endormait aux approches de l’été et ne se réveillerait que l’hiver venu. Et comme il n’y avait vraiment aucune chance d’y rencontrer le gentilhomme qui occupait tellement ses pensées…

Aussi fut-ce avec une secrète satisfaction qu’elle accueillit le retour à Cannes des deux chasseurs bredouilles : Jean Lorrain n’avait séjourné à Nice que quarante-huit heures : une affaire urgente l’avait rappelé à Paris.

— Voilà qui me dicte ma conduite, déclara Nicolas Rivaud. Je partirai par le même train que mon ami Langevin…

D’une même voix, Amity et Alexandra annoncèrent qu’elles les suivraient très certainement le lendemain :

— Si simple que soit la cérémonie que nous projetons, elle exige tout de même quelques préparatifs.

— Vous ne voulez pas assister à la dernière séance de cette Mme Palladino ? demanda en toute innocence Mlle Mathilde que son frère n’avait pas jugé bon de mettre au courant du drame dont le médium avait été l’involontaire truchement.

— Non, dit miss Forbes. J’en ai assez vu. Et si je ne regrette pas d’avoir fait le voyage de Cannes pour elle, je reconnais volontiers que le spiritisme a perdu pour moi beaucoup de son intérêt…

— Comme c’est curieux ! Vous employez à peu de chose près les mêmes termes que Nicolas. On jurerait que cette Italienne vous a dégoûtés tous les deux de la fréquentation des esprits ?

— Ça peut s’expliquer facilement, dit son frère en prenant la main de sa fiancée. Sans nier le bien que peuvent faire certains cercles honnêtes comme celui où nous nous sommes rencontrés, je crois que nous cherchions l’un et l’autre un dérivatif à une trop grande solitude, Amity a perdu jadis un ami cher, moi j’ai perdu Marguerite et notre fils unique. À l’un comme à l’autre les consolations de l’Église nous semblaient à la fois sévères et irréelles. C’était bon d’essayer d’entrer en contact avec ceux que nous avons perdus. À présent, nous nous sommes trouvés et, sans oublier nos anciennes amours, nous avons découvert que nous pouvions vivre l’un près de l’autre et y trouver le bonheur.