— Mais salutaire, je pense, pour la paix du cœur d’Alexandra. Ceci vaut bien cela, j’imagine ? Vous pourriez… tomber malade ?
— Personne n’y croirait, remarqua Montesquiou, sauf les femmes. Elles monteraient à l’assaut de sa demeure en rangs serrés…
— Alors, éloignez-vous ! Après notre mariage, Mrs Carrington se rendra à Venise pour assister à la fête du Rédempteur où elle est invitée.
— Elle ne va plus à Vienne ?
— Je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est qu’elle regagne l’Amérique au début du mois d’août. Que décidez-vous ?
D’un mouvement spontané, le jeune duc tendit la main à ce vieux monsieur si digne et qui avait su gagner sa sympathie.
— Agissez à votre guise, monsieur ! Dès ce soir, je partirai pour mon château de Picardie. Et je vous souhaite bonne chance avec ce mécréant…
— Si vous n’en venez pas à bout, c’est moi qui m’en chargerai au nom de l’hospitalité française ! conclut Robert de Montesquiou en serrant à son tour la main de Nicolas Rivaud.
Les deux hommes remontèrent en voiture et s’éloignèrent tandis que le fiancé d’Amity, soulagé d’un grand poids, pénétrait dans l’immeuble.
Se faire recevoir par le journaliste ne fut pas une mince affaire. Un domestique à tête de bandit corse, aimable comme un furoncle, apprit au visiteur que Monsieur s’était couché fort tard, en conséquence de quoi il dormait encore.
— Fort bien ! dit Nicolas. Je vais donc attendre son réveil ! Ce que j’ai à lui dire est trop important ! Vous avez bien un siège à m’offrir, mon ami ?
Il fallut que le valet malgracieux se résigne à ouvrir la porte d’un salon oriental qui ressemblait assez à un champ de bataille.
Un salon magnifique, d’ailleurs, avec des tapis superbes, de grands divans couverts de fourrures et de tissus précieux, une infinité de coussins et d’immenses plantes vertes dont les pots de faïence colorée avaient dû servir de cendriers. Les coussins étaient répandus un peu partout avec des bouteilles vides ; seuls les verres, peut-être précieux, avaient été enlevés et les vitrines renfermant une belle collection d’animaux en pierres dures étaient intactes. Sur le tout régnait un grand portrait de Sarah Bernhardt, aérienne et mystérieuse dans des mousselines ambrées d’où émergeait son visage de chat aux longs yeux verts couronné d’une mousse de cheveux roux.
Avec un soupir, M. Rivaud ignorant la durée de son attente s’assit sur un coin de divan lamé d’or en maudissant cette mode orientale qui n’était vraiment pas faite pour un rhumatisant. Il aurait sûrement toutes les peines du monde à se relever. Heureusement pour lui, il n’eut pas le temps de s’engourdir et put exécuter sans trop de peine cet exercice si périlleux pour sa dignité : le maître de maison faisait son entrée.
Pas vraiment glorieuse cette entrée en dépit d’une robe de chambre à ramages dorés digne d’un calife ! Sous sa frange de cheveux d’un blond ardent, le visage était gris, bouffi, comme cloqué. L’homme puait le chypre et le vin et quand il parla, son visiteur éprouva la puissance d’une haleine à tuer un cheval. Le maquillage de la veille n’avait été ni enlevé ni refait et présentait un bariolage surprenant mais le regard hostile des yeux glauques n’avait rien d’encourageant.
Sans se laisser impressionner par cet extérieur, M. Rivaud bien campé sur sa canne se présenta et exposa calmement le but de sa visite. Lorrain l’écouta avec une visible impatience :
— Si vous me connaissez, monsieur, articula-t-il enfin, vous devez savoir que je ne reviens jamais sur ce que j’ai écrit…
— Vraiment ? Même si vous savez pertinemment que vous avez menti et que les choses ne se sont pas passées comme vous les avez décrites ?
— J’ai menti, moi ? Votre Mrs Carrington n’a pas arrêté le train ? Elle n’est pas descendue à Beaune ?
— Il y a mille raisons pour en venir à un tel geste. Celle que vous avez imaginée n’était pas la bonne.
— Vous en êtes sûr ? Et puis d’abord qu’est-ce que vous en savez ?
— Je connais Mrs Carrington qui, je vous l’ai dit, sera ma nièce sous peu. Or, vous avez gravement porté atteinte à son honneur.
Le journaliste haussa les épaules et entreprit d’astiquer ses bagues avec un mouchoir tiré de son giron :
— Laissez-moi rire ! Les femmes sont toutes les mêmes… elles sentent mauvais !
— Celle-là aussi ? fit M. Rivaud en désignant le portrait du bout de sa canne.
— Celle-là ? roucoula soudain le journaliste. Ce n’est pas une femme. C’est une nymphe, un lis, une déesse, la muse et le souffle même de la poésie. Elle est divine. Les autres ne sont que de la boue. Seul l’homme est beau…
— On sait vos goûts ! Vous êtes sodomite, sadique, démoniaque. Vous prenez plaisir à pervertir. Surtout de jeunes hommes.
— On vous a mal renseigné. Je n’aime pas les éphèbes : ils sentent le poulet ; mais j’aime les hommes, les vrais…
— Ah ! Ils sentent quoi, selon vous ?
— Le pain chaud ! Le bon pain chaud ! Ils en ont la senteur rustique, la chaleur. Ils sont…
— Quel enthousiasme ! Vous me faites regretter d’en avoir retenu deux au seuil de votre porte. Deux vrais hommes, croyez-moi, et fermement décidés à vous casser leur canne sur le dos… ou peut-être vous abîmer un peu la figure. Évidemment, le dommage n’aurait pas été bien grand !
La colère empourpra soudain la figure bariolée de l’écrivain. Ses yeux verdâtres se mirent à luire comme un marais sous un rayon de lune :
— Vous avez eu tort de les empêcher de venir. Ça aurait pu être amusant. Lucien ! appela-t-il, viens un peu, mon petit !
La porte parut soudain trop petite. Une espèce d’ours blond venait de s’y encadrer, à peu près nu à l’exception d’une serviette nouée à la taille mais qui, grâce à un foisonnement de poils, aurait pu à la rigueur se passer de vêtement. De longues moustaches à la gauloise décoraient un visage rouge qui semblait verni. M. Rivaud se souvint alors du goût de Lorrain pour les forts des halles et se surprit à se demander si celui-ci sentait le pain chaud.
— Tu vois ce monsieur ? ricana le journaliste. Il pense avoir droit à ma reconnaissance parce qu’il a empêché deux freluquets de venir jouer de la canne sur mon dos ? Tu devrais lui montrer ce que tu sais faire.
Mais avant que le mastodonte se fût seulement ébranlé, M. Rivaud avait tendu un bras vers Lorrain :
— Je pense, dit-il d’une voix coupante, que nous avons assez ri. À présent vous allez m’obéir !
Glissant sa canne sous son bras, il fit, des deux mains, un geste qui pétrifia le journaliste. Celui-ci pâlit soudain et arrêta l’élan de son garde du corps :
— Retourne dans la chambre, mon Lucien ! Il y a maldonne ! Je te rejoins bientôt !
Une fois seuls, les deux hommes restèrent un instant face à face mais sous le regard devenu soudain incroyablement dur de l’aimable M. Rivaud, le journaliste perdit peu à peu de sa superbe et parut se recroqueviller.
— Vous auriez dû commencer par ça ! grogna-t-il. Vous êtes un maître ?
— Plus que cela.
— Un vénérable ?
— Plus encore. Sachez que j’ai atteint le dix-huitième degré et que j’ai le pouvoir de vous briser si vous ne faites pas ce que je suis venu vous demander courtoisement.
— Que voulez-vous au juste ?
— Rien qu’un petit article. Vous êtes assez habile pour remettre les choses en place sans vous couvrir de ridicule. Mais je le veux vite ! Il me déplairait qu’à cause de vous, Mrs Carrington qui doit séjourner encore quelques semaines chez nous voie se fermer devant elle les portes des salons !
— C’est entendu. Je m’y mets tout de suite.
— Dans ce cas nous oublierons l’un et l’autre ce qui vient de se passer. Serviteur, monsieur !
Le surlendemain, Jean Lorrain signait dans sa rubrique habituelle un article intitulé : « Un nouveau mariage franco-américain », et y annonçait sur le mode le plus aimable le prochain mariage de miss Amity Forbes, de Philadelphie, avec M. Nicolas Rivaud, commandeur de la Légion d’honneur, etc. Il ajoutait que la fiancée et sa nièce, la belle Mrs Carrington, étaient fort prisées, à juste titre, dans la haute société internationale et que la jeune femme, au retour d’un voyage de quelques jours en Hollande avec des amis, avait appris avec joie la prochaine union de sa tante. Enfin, l’auteur offrait ses excuses navrées à « cette grande amie de la France » que certains esprits malavisés avaient cru reconnaître dans l’héroïne d’un écho à la fois récent et burlesque par la faute d’une malencontreuse initiale…
L’article fut d’autant mieux reçu qu’on savait Jean Lorrain incapable de présenter des excuses et, du coup, les spécialistes des cancans se mirent à chercher frénétiquement qui pouvait bien être l’héroïne du Méditerranée-Express. Mais il était temps : escortant sa belle-sœur chez les grands couturiers, Alexandra avait déjà remarqué l’attitude bizarre de deux ou trois dames de connaissance qui s’étaient livrées à toutes sortes de contorsions pour éviter de lui tourner le dos franchement. Le pire était qu’au nombre il y avait une Américaine dont nul n’ignorait qu’elle trompait outrageusement son vieil époux.
Mortifiée au point de se demander s’il ne serait pas plus sage de tomber diplomatiquement malade et de confier à tante Amity, pure de tout péché, la mission d’accompagner Délia à sa place, elle fut d’autant plus sensible à l’invitation que lui envoya son amie Dolly d’Orignac à venir prendre le thé avec elle au polo de Bagatelle, l’endroit peut-être le plus élégant et le plus fermé de Paris pendant la belle saison.
« Ne vous avisez pas de refuser ! ajoutait Dolly. Ce que l’on vous a fait est immonde et vous pouvez compter sur mon mari et moi-même pour mener à vos côtés le bon combat… »
Dévouement méritoire qui toucha profondément la pestiférée mais heureusement inutile. Au matin du jour choisi pour l’invitation, le Tout-Paris cancanier s’arrachait le « papier » de son chroniqueur favori. Et ce fut d’un cœur allégé qu’Alexandra put conduire sa jeune belle-sœur faire ses premiers pas dans la haute société parisienne où sa beauté romantique lui valut un vif succès. Sous l’œil frondeur de Dolly, la table des Américaines vit défiler tout le gratin venu féliciter Alexandra du prochain mariage de sa tante.
— Quel merveilleux prétexte pour cette bande d’hypocrites ! souffla Mme d’Orignac.
Seul le marquis de Modène eut le courage de ses opinions. Après s’être incliné sur la main d’Alexandra, il s’installa carrément auprès d’elle et lui chuchota :
— Vous n’imaginez pas combien je regrette qu’il y ait eu erreur sur la personne. J’aurais beaucoup aimé vous savoir un peu coupable.
— Vous avez tellement envie de me voir déchirée par les lions ?
— Ma chère, il faut savoir que vos lions sont avant tout des bêtes ! Quant à moi je trouve dommage qu’avec votre beauté chaleureuse vous soyez une femme tellement inaccessible ! J’ai toujours préféré Vénus à Minerve. Elle m’agace un peu avec son casque, sa lance, sa chouette et son air empaillé.
— Néanmoins qu’auriez-vous fait si Jean Lorrain n’avait pas mis les choses au point ? Seriez-vous assis à cette table à l’heure qu’il est ?
— Je serais peut-être même assis dessus pour être mieux vu. Dolly savait parfaitement que je serais là aujourd’hui et fermement décidé à rompre pour vos beaux yeux autant de lances qu’il aurait fallu.
Le chaleureux sourire d’Alexandra le paya d’une amitié qu’elle devinait sincère et la jeune femme put goûter pleinement le charme de cet après-midi passé entre une foisonnante roseraie et le vert gazon où évoluaient chevaux et cavaliers. Son regard, d’ailleurs, revenait volontiers vers les joueurs. Elle savait que Fontsommes pratiquait le polo mais n’osant pas prononcer son nom, elle se contenta de demander qu’on lui fasse connaître les participants, ce dont Modène se chargea bien volontiers.
Tandis qu’il lui désignait les membres des « teams » en présence, il l’observait du coin de l’œil. Incontestablement la belle Américaine avait changé depuis leur dernière rencontre et la contrariété causée par le stupide papier de Lorrain n’en était certainement pas la cause. Papier dont, personnellement, il pensait qu’il détenait une part de vérité. Il connaissait bien Jean de Fontsommes et l’avait deviné en proie à l’une de ces brutales passions qui s’abattent parfois sur un homme comme un orage. Quant à cette éblouissante Alexandra qui se voulait si froide, il en avait noté soigneusement les brèves rougeurs et les émotions vite réprimées quand elle se trouvait en face du jeune duc. Pour les avoir vus danser ensemble, et si merveilleusement accordés qu’il avait osé imaginer ce que ces deux êtres pourraient être dans l’amour, il avait acquis la certitude qu’il se passait quelque chose. Mais quoi ? Et jusqu’où étaient-ils allés ? La beauté de la jeune femme semblait plus douce, plus vulnérable et il y avait de l’inquiétude dans ses grands yeux qui semblaient chercher quelque chose… ou quelqu’un…
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