Sans vouloir l’avouer, elle espérait réussir à entrer en relations avec l’âme du grand homme dont elle avait fait son idéal mais il fallut bien se rendre à l’évidence : Thomas Jefferson n’appartenait pas à la catégorie des âmes en peine. Néanmoins, Amity n’abandonnait pas.

Lorsque Alexandra vint lui demander de l’escorter en Europe, elle en était à boucler ses bagages dans l’intention de se rendre à Paris et, surtout, au cimetière du Père-Lachaise afin de s’y recueillir sur la tombe du grand Alan Kardec, qui était en quelque sorte le pape du spiritisme, au jour anniversaire de sa mort, c’est-à-dire le 31 mars. Mrs Carrington arrivait donc à point nommé.

Seule ombre au tableau, l’oncle Stanley, le gentleman-farmer de la famille Forbes, venait de décider d’accompagner sa sœur et si Alexandra admettait qu’une escorte masculine présentait de grands avantages pour deux femmes seules, elle se méfiait un peu des idées rigoristes de ce vieux célibataire qui, en dehors de ses terres, n’aimait guère que ses chevaux. C’était d’ailleurs pour eux qu’il traversait l’Atlantique : après avoir déposé Amity dans la capitale française, il devait se rendre en Normandie afin d’y visiter quelques haras célèbres et surtout en Angleterre où il comptait de nombreux amis dans le monde des courses.

L’idée de voir sa nièce se joindre à l’expédition ne l’enchanta pas vraiment. Il était fier de sa beauté et de son élégance mais, selon lui, la place d’une épouse était au coin du feu et non dans une ville aussi profondément dépravée que Paris.

Il se promit de veiller d’aussi près que possible à la vertu de cette jeune femme qu’il considérait comme la fleur des États-Unis. Tout au moins pendant cette traversée insensée sur un navire français.

À l’entrée de sa nièce, Amity posa son livre, but une gorgée de champagne et considéra l’arrivante par-dessus ses lunettes :

— Vous en avez déjà assez des embruns ? Je croyais que vous vouliez profiter de ce que la moitié du bateau est déjà malade pour arpenter le pont-promenade ?

— La moitié du bateau, oui… mais oncle Stanley n’en fait pas partie.

— Et alors ?

— Et alors il me surveille comme s’il était un policier et moi un voleur à la tire.

Tante Amity s’étrangla de rire, ce qui l’obligea à se verser une nouvelle rasade. Tout à fait inhabituelle d’ailleurs car si, chaque soir, elle avait coutume de boire une coupe de champagne avant de se coucher, elle dépassait rarement cette unité.

— Vous en voulez un peu ? proposa-t-elle aimablement.

— Non, merci. Je ne bois guère.

— Ça viendra !

— En voilà une idée !

— Cela me paraît inéluctable. Il faut toujours se raccrocher à quelque chose. Or, vous êtes mariée depuis bientôt trois ans et aucun enfant n’étant encore en vue… Ce n’est d’ailleurs pas un reproche.

— Alors pourquoi en parlez-vous ?

La vieille demoiselle vida son verre et le reposa sur sa table de chevet où une embardée du navire le fit glisser. En conséquence elle le reprit ainsi que la bouteille et cala le tout entre ses genoux.

— Vous savez très bien pourquoi. Je n’ai jamais été d’accord pour que vous épousiez Carrington. Un grand homme, sans doute, promis à de hautes destinées peut-être… si Dieu lui en laisse le temps. Un monument historique si vous préférez ?... Vous pouviez espérer tellement mieux !

— Vraiment ? Et… qui par exemple ?

— Est-ce que je sais ? Ils étaient plus d’une douzaine à bourdonner autour de vous. Tous jeunes, beaux, riches et vous êtes allée chercher à New York un homme de mon âge. Autant dire un vieillard !

— Vous êtes injuste. Autant pour lui que pour vous-même. Jonathan est…

— Une splendide créature ? Je sais. L’avez-vous assez répété ! Au point que je me suis demandé si vous n’étiez pas la première personne que vous souhaitiez convaincre. Alors dites-moi : combien de fois par semaine vous fait-il l’amour ?

— Tante Amity ! protesta la jeune femme scandalisée.

— Ne jouez pas les bégueules ! De quoi avez-vous le plus peur : du mot ou de l’acte ? Vous êtes une femme mariée, que diable ! Mal mariée peut-être mais vous devez être au courant de ce que l’on fait dans un lit ?

— Vous vous faites du mariage une étrange image. Entre Jonathan et moi il y a une communion d’esprit que je crois assez rare. Nous sentons, nous aimons les mêmes choses.

— Vous aimez Scotland Yard et les archives du crime ? C’est nouveau cela ! Alors, que faites-vous ici, avec moi et en pleine mer ? Je ne sais pas encore lequel des deux fait peur à l’autre mais je suis sûre qu’il y a là un petit problème…

— Qu’allez-vous imaginer ?

— La vérité. Je ne vous ai jamais demandé vos confidences, ma chère petite, mais je suis bien persuadée que vous ignorez encore tout des joies du septième ciel.

— Parce que, vous, vous les connaissez, souffla Alexandra suffoquée.

— C’est possible. Allons, ne me regardez pas avec ces yeux ronds ! Je ne suis pas Messaline mais j’ai des souvenirs qu’un jour, peut-être, je vous confierai… quand vous aurez grandi. En attendant, oubliez tout ce que je vous ai dit et ne songez qu’à notre beau voyage ! Je vous promets de veiller à ce que Stanley ne gâche pas tout !

— Vous pensez y parvenir ! soupira la jeune femme. Je m’attends à le trouver couché en travers de ma porte.

— L’ennui c’est qu’il a le pied marin comme tous les Forbes. En pleine tempête il restera solide comme le rocher de Gibraltar. Néanmoins et puisque nos cabines communiquent vous pourrez toujours sortir par ici.

En rentrant chez elle, Mrs Carrington se sentait un peu désorientée. Elle savait sa tante fort originale. Pourtant ce qu’elle venait de laisser entendre était confondant. Se pouvait-il qu’entre deux séances de tables tournantes elle eût fait l’expérience de l’amour ? C’était proprement ahurissant alors qu’elle-même…

L’épouse de Jonathan Carrington n’aimait pas attarder sa pensée sur sa vie intime. Sa nuit de noces n’avait rien eu de très exaltant. En dépit de quelques romans lus en cachette et de ce que sa mère lui avait murmuré au moment de leur séparation, elle se trouvait, au soir de son mariage, assez ignorante des accomplissements physiques mais, comme elle épousait un homme beaucoup plus âgé, elle lui supposait une grande expérience amoureuse et attendait de lui des merveilles.

Or, d’expérience, l’attorney général n’en possédait guère. Consacrée tout entière à ses travaux, sa vie passée jusqu’à sa rencontre avec miss Forbes comptait peu, bien peu d’aventures féminines. Il ne les avait guère recherchées, dédaignant les femmes faciles et attendant seulement de rencontrer un jour celle dont il ferait son épouse. Alexandra avait été celle-là mais, au lieu d’éprouver un sentiment doux, tendre, plutôt paisible, il s’était mis à brûler pour elle d’une passion sauvage qu’il ne devait jamais réussir à exprimer tant sa fiancée l’intimidait. En dépit de sa beauté flamboyante, il y avait en elle quelque chose de réservé, de froid, voire de distant qui le tenait en respect.

Au soir de leurs noces, dans la suite royale du Belle-vue Hôtel à Philadelphie, il connut une sorte de crainte quasi religieuse en découvrant la splendeur juvénile du corps qui se livrait à lui. Son goût profond de la beauté le poussait à s’agenouiller, à adorer cette exquise statue de chair vivante. Malheureusement, il ne trouva ni les gestes ni les mots capables de l’émouvoir. Il se contenta longtemps de la regarder sans oser la toucher, sans force et sans voix, humilié bientôt de lire l’étonnement dans les grands yeux noirs d’Alexandra. La colère alors s’empara de lui, générant une brutale montée de désir qui le sauva du ridicule mais, affolé à la pensée de la voir s’éteindre, il s’empara de la jeune fille avec une hâte fébrile qu’il éprouvait pour la première fois et qui, l’acte accompli, le laissa rompu et désolé.

— Pardonnez-moi ! balbutia-t-il. Je… je ne voulais pas…

— Oh, ce n’est rien, fit-elle avec le même sourire miséricordieux que s’il venait de renverser une tasse de thé sur sa robe.

Le reste de la nuit se passa dans le calme le plus absolu. Jonathan dormit comme une souche. Quant à sa jeune femme, elle pensait que les romanciers exagéraient beaucoup les plaisirs de l’amour mais elle éprouvait assez d’affection et de respect envers celui dont elle portait désormais le nom pour classer ce qui venait de se passer dans les obligations et les inconvénients de la vie de couple. Il y aurait, dans l’avenir immédiat, tant d’agréables compensations…

Cet état de choses ne varia guère par la suite. Chaque soir, au cours du voyage de noces qui les mena à Saratoga et dans les capitales canadiennes où Alexandra put acquérir un sublime manteau de zibeline, Jonathan, toujours habité par la crainte d’une défaillance, ne lui offrit que des étreintes rapides en négligeant de s’attarder à des préludes que le manque d’expérience et le mutisme résigné d’Alexandra n’encourageaient guère. Par contre, ils causèrent beaucoup. À défaut de leurs corps, leurs esprits communiaient sur l’art de vivre et l’art tout court, la littérature, le théâtre, la musique, les questions sociales et la grandeur de l’Amérique, ne différant que sur deux points : l’étude de la criminologie et l’utilité culturelle des voyages en Europe.

De tout cela il ressortit une hâte d’entamer le cours régulier de leur vie conjugale et, lorsque enfin ils regagnèrent New York en brûlant l’étape prévue à Newport, ils retrouvèrent avec joie des appartements séparés mais Jonathan instaura à titre définitif cette douce habitude qu’il avait prise de venir chaque soir contempler sa femme lorsqu’elle abandonnait ses parures de fête. Sans cependant s’attarder plus d’une ou deux fois par semaine : il se résignait à ne pouvoir posséder cette femme qu’il adorait aussi totalement qu’il l’aurait souhaité et savait bien qu’il n’oserait plus jamais prononcer les mots qu’il n’avait jamais risqués par crainte d’être ridicule ou, simplement, de la voir sourire.

En fait, après quelques semaines de mariage seulement, ils se trouvèrent installés dans le confort douillet d’un vieux ménage lié par l’affection, une estime mutuelle et de nombreux sujets d’intérêt communs. Jonathan retrouva ses travaux et Alexandra, se croyant initiée à l’amour alors qu’elle en ignorait encore à peu près tout, s’épanouit dans une vie mondaine intense qu’elle confondit vite avec le bonheur.

Ce soir-là, cependant, elle resta longtemps assise devant la coiffeuse à effectuer, avec une extrême lenteur, les gestes quotidiens pour lesquels jamais elle ne faisait appel à une femme de chambre. Elle aimait prendre soin d’elle-même : lisser longuement ses beaux cheveux, polir ses ongles, faire briller ses bagues, ôter le très léger maquillage qu’elle se permettait. Durant de longues minutes, elle contempla son image dans le miroir mais sans vraiment le voir, rêvant aux étranges paroles de tante Amity. Se pouvait-il qu’elle n’eût pas tout, elle qui se croyait comblée ?


Pendant ce temps, Antoine Laurens buvait un verre de vieux cognac dans la cabine du capitaine. Le commandant Maurras et lui se connaissaient depuis le voyage inaugural de la Lorraine et entretenaient des relations qui pour être espacées n’en étaient pas moins cordiales. Laurens avait patienté deux jours de plus à New York afin d’embarquer à bord de cette unité qu’il aimait. Il appréciait la détente après une longue et difficile mission secrète à laquelle le gouvernement du président Loubet se serait bien gardé d’admettre qu’il avait participé.

L’été précédent, en effet, Antoine, peintre de talent et surtout portraitiste estimé – ce qui lui permettait de camoufler d’autres activités beaucoup plus occultes –, quittait la France en compagnie de l’ingénieur Philippe Bunau-Varilla, ancien compagnon de Ferdinand de Lesseps dans le projet de percement de l’isthme de Suez. Projet que tous deux s’étaient efforcés de mener à bien au milieu d’une incroyable gabegie. Bunau-Varilla se rendait à Washington pour y rencontrer le président Théodore Roosevelt et Laurens le suivait pour assurer plus ou moins sa sécurité. Sujet de la conférence : l’achèvement par les Américains des travaux abandonnés à la suite d’un énorme scandale politico-financier qui avait ébranlé les augustes assises du Palais-Bourbon et jeté de la boue sur quelques noms respectables.

Ce fameux canal, le président des États-Unis s’était juré de l’offrir à son pays. D’autre part, les Français lui apportaient une idée simple : faire souffler sur le Panama, alors sous contrôle colombien, le vent toujours si efficace de l’indépendance. Autrement dit, concocter une petite révolution qui ne ferait guère de dégâts puisque l’ennemi se trouvait de l’autre côté de hautes montagnes et, pendant ce temps, la flotte américaine pourrait croiser innocemment au large des côtes pour empêcher les Colombiens de passer par là.