— Vous voudrez bien m’excuser de ne pas vous inviter à danser, disait-il à cet instant, mais vous le voyez je porte des bottes…
Ses longues cuissardes de cuir noir auraient mieux convenu en effet à une chevauchée.
— Quelle idée de venir à un bal ainsi chaussé ! fit Alexandra en haussant les épaules. Vous l’avez fait exprès ?
— Naturellement ! Il fait beaucoup trop chaud pour cet exercice. Puis-je néanmoins vous féliciter ? Vous êtes admirablement belle, ce soir.
Le compliment était sûrement sincère, pourtant Alexandra n’en éprouva aucun plaisir. Peut-être parce que Jean l’avait formulé d’une voix tranquille. Une simple constatation, somme toute !
— Vous n’êtes pas mal non plus. Un peu sévère peut-être et sans ce colifichet… fit-elle en soulevant d’un doigt dédaigneux le bélier d’or.
— Un colifichet ? Comme vous y allez ! protesta Orseolo. Il est dans sa famille depuis la fondation de l’ordre…
— Pour l’amour de Dieu, ne te lance pas dans l’Histoire ! coupa Jean. Nos gloires anciennes ne peuvent intéresser une Américaine et Mrs Carrington a toujours été persuadée qu’elles nous servaient uniquement à piéger les dots de ses compatriotes… Veuillez m’excuser, mais je ne veux pas manquer l’entrée de Mocenigo qui nous arrive sous l’apparat de son ancêtre le Doge…
Sur un salut bref, il s’éloigna de quelques pas pour applaudir l’apparition, très réussie, d’un homme grand et maigre mais d’une extrême majesté sous une dalmatique de pourpre, d’or et d’hermine, le corno d’or en tête. Une véritable cour de sénateurs en robe rouge et de pages en satin blanc l’environnait et, après avoir reçu avec dignité le salut du maître et de la maîtresse de maison, il gagna le haut fauteuil exhaussé de quelques marches et couvert d’un dais écarlate qui l’attendait devant une admirable tapisserie des Flandres.
De tout cela Mrs Carrington ne vit pas grand-chose. Elle applaudit comme les autres mais le geste était purement machinal. Il lui semblait qu’autour d’elle tout devenait gris et triste. Et ce fut avec une sorte de soulagement qu’elle accepta le bras offert par le mandarin à la robe bleue qui était l’un de ses admirateurs pour se rendre au buffet. Une coupe de champagne, voilà tout ce dont elle avait besoin pour se remettre un peu… Du moins le pensait-elle.
De son côté, Fontsommes se dirigeait vers le grand escalier qui rejoignait une galerie ajourée donnant sur la grande salle afin d’être un peu seul. Il se sentait à la fois déçu et curieusement allégé. Depuis la rebuffade d’Alexandra, il avait cruellement souffert de son désir frustré et de son orgueil blessé. Jamais il n’avait voulu une femme comme il voulait celle-là ! Au point d’en perdre tout sens commun et d’être prêt à se lancer dans les pires aventures. D’avoir trop respiré son parfum, il en restait comme empoisonné. Durant des nuits entières, on put le voir errer près des étangs qui cernaient son château de Picardie sans pouvoir trouver le sommeil, ravagé par la faim douloureuse qu’il avait de ce corps, de cette chair blonde. Des fureurs le prenaient et il regrettait amèrement d’avoir agi comme il l’avait fait. Il aurait dû attendre jusqu’au cœur de la nuit qu’Alexandra soit endormie et alors seulement la rejoindre, la soumettre et au besoin la forcer. Il y a des femmes qu’il faut prendre d’assaut et qui parfois, d’ailleurs, ne vous le reprochent que du bout des lèvres… En dépit de la promesse faite à Nicolas Rivaud, il dut lutter souvent contre l’envie de revenir à Paris pour la revoir et peut-être pour tenter une dernière fois de la soumettre. Pourtant il avait su résister jusqu’aux approches de cette fête du Rédempteur à laquelle il savait qu’elle assisterait. En fait il n’était venu à Venise que pour elle et voilà qu’en la revoyant, toute l’exaltation dont il avait nourri son délire et sa rancune venait de tomber d’un seul coup.
C’était à n’y rien comprendre ! Jamais peut-être Alexandra n’avait été plus belle ni plus désirable. La nuit vénitienne, le cadre du palais illuminé, la robe qu’elle portait, tout concourait à la magnifier et pourtant, à son extrême surprise, il ne ressentait aucun trouble. Tandis qu’ils échangeaient des phrases polies, il l’examinait avec une sorte de curiosité. Cette créature modelée tout entière par les mains de l’amour n’était rien qu’une belle enveloppe recouvrant un bloc de glace. Elle se voulait honnête, vertueuse mais en fait elle n’y avait aucune peine car plus froide qu’elle ne se pouvait trouver. Il se sentait à nouveau dégrisé comme il l’avait été dans le compartiment lorsqu’elle lui avait jeté à la figure son : « Je l’espère bien ! » si peu féminin.
Du haut de la galerie, il l’observa encore tandis que, sans se soucier d’anachronisme, il allumait tranquillement un cigare et en savourait le parfum. Elle bavardait avec le beau Contarini, coquetait, buvait du champagne mais souvent aussi tournait la tête, cherchant visiblement quelque chose ou quelqu’un… En pensant que c’était peut-être lui, il eut un sourire cruel. Espérait-elle donc, en le revoyant tout à l’heure, pouvoir lui imposer à nouveau son joug de coquette sans cœur ? Oui… sûrement ! Peut-être même regrettait-elle de l’avoir rejeté sans avoir goûté avec lui au fruit défendu… quitte à clamer très haut, ensuite, qu’il l’avait eue par surprise.
— Quel imbécile j’ai été ! murmura-t-il en pensant à l’espoir qui l’avait conduit jusqu’ici. Encore un peu et elle me reprenait à son piège !… Par contre, il serait peut-être amusant d’essayer de savoir jusqu’à quel point elle est déçue de mon attitude. La victoire alors pourrait avoir le goût amer et délicieux de la vengeance…
Déjà prêt à redescendre, il chercha des yeux un récipient quelconque pour y éteindre son cigare. Et soudain, il oublia jusqu’à la présence d’Alexandra : surgie des ombres de la galerie au long de laquelle s’alignaient des statues et de grandes poteries anciennes, une merveilleuse apparition se dirigeait vers l’escalier en s’arrêtant parfois pour contempler la fête de haut. Caché par une colonne, il la regarda s’avancer lentement et même retint son souffle de crainte de la voir s’évanouir comme un fantôme mais, en dépit des longs voiles de mousseline neigeuse qui l’enveloppaient en traînant derrière elle, elle était bien réelle : sous la simple couronne de roses qu’un flot de rubans retenait sur ses longs cheveux dénoués d’un extraordinaire blond argenté, c’était la plus ravissante jeune fille qu’il eût jamais vue ! Elle avait la sveltesse et la grâce d’une nymphe et, de temps en temps, elle respirait le parfum du bouquet de roses qu’elle portait attaché à son poignet.
Quand elle fut tout près de lui, Jean laissa tomber son cigare sans plus s’en soucier et surgit de derrière sa colonne. L’apparition poussa un petit cri et il reçut en plein visage le regard rieur, pas effrayé du tout, de deux larges prunelles qui avaient la couleur d’une profondeur marine dans le soleil.
— Dieu ! que vous m’avez fait peur, dit-elle en français. A-t-on idée de se cacher ainsi dans les coins sombres pour effrayer les gens ?
— Pardonnez-moi mais je ne cherchais à effrayer personne ! J’étais simplement monté ici pour fumer tranquillement… et puis je vous ai vue.
— Et vous n’avez plus eu envie de fumer ? Je suis très flattée…
— Moi je suis ébloui… Un instant j’ai cru que les violons du bal avaient invité Desdémone à renaître mais votre léger accent évoquerait plutôt Ophélie…
— Eh bien vous êtes gracieux, monsieur l’inconnu ! Deux malheureuses créatures mortes tragiquement ! Il est vrai que celle dont je porte le nom n’a pas eu beaucoup plus de chance.
— La bonne règle veut que je vous demande comment vous vous appelez.
— Cordélia… mais on me nomme Délia.
— Shakespeare vous poursuivrait-il ? fit-il en riant puis déclamant soudain :
Fairest Cordélia, that art most rich, being poor ;
Most choice, forsaken, and most loved, despised[6]…
Aussitôt la jeune fille enchaîna :
Thee and thy virtues here I seize upon[7].
— Vous voyez que l’on connaît ses classiques…
— Bravo ! Ainsi vous êtes anglaise ?
— Pas du tout !
— Ah ! Seriez-vous… suédoise ? Norvégienne ? Finlandaise ?… Ou bien venez-vous de…
— De New York, tout simplement.
— Oh non ! Pas vous ? Pas encore ! gémit le jeune homme.
— Eh bien vous êtes aimable ! Pour un peu vous auriez dit : « Quelle horreur ! »
— Tout de même pas mais, voyez-vous, je me sens un peu… accablé par vos compatriotes. On dirait qu’elles ont décidé d’envahir Venise. Elaine Orseolo est américaine et ce bal est donné en l’honneur de deux Américaines, l’admirable Mrs Carrington et une miss Je-ne-sais-plus-quoi…
— Hopkins ! Miss Cordélia Hopkins… autrement dit moi.
Il la contempla avec une stupeur incrédule. Que cette adorable enfant qui semblait sortie tout droit d’un conte d’Andersen fût un produit de la « civilisation » du mécanisme et de l’argent dépassait son entendement ! De son côté Délia ne pouvait s’empêcher de le trouver magnifique. Jamais encore elle n’avait rencontré un homme qui lui plût autant ! Il ressemblait tellement au Prince Charmant des légendes de son enfance qu’il n’avait pas l’air vrai…
— Alors… vous êtes la sœur de Mrs Carrington ? demanda Jean.
— Sa belle-sœur et même sa demi-belle-sœur puisque son mari n’est que mon demi-frère. J’entends par là que nous avons la même mère… et une grande différence d’âge. Mais, au fait, vous êtes là à me poser des questions. N’aurait-il pas été plus poli que vous commenciez par vous présenter ? Qui êtes-vous ?
Il le lui dit tout en lui adressant un profond salut et Délia éclata d’un rire frais et joyeux qui fit pétiller ses yeux.
— Alors c’est vous ?
— Mon nom aurait-il le privilège de vous être familier ?
— Je pense bien ! Depuis que nous sommes arrivées à Venise, Elaine n’a cessé de parler de vous. Voilà une femme qui vous adore !
— Comment l’entendez-vous ? Je ne suis pas certain que ce verbe plairait à mon ami Orseolo…
— Mes paroles dépassent quelquefois ma pensée. Cela tient à ce que je parle beaucoup et sans trop réfléchir. Je veux dire… qu’elle a beaucoup parlé de vous et en termes très flatteurs…
— Comme c’est gentil à elle ! Chantait-elle aussi mes louanges devant votre belle-sœur ?
— Au début, oui, mais cela n’avait pas l’air de plaire à Alexandra. Elaine a cru comprendre alors que vous n’étiez pas en très bons termes avec elle et qu’il avait dû se passer quelque chose après son départ de Paris. L’auriez-vous offensée ?
Ce langage direct et franc était une nouveauté pour Fontsommes accoutumé aux subtilités souvent fumeuses du discours féminin mais, peut-être parce qu’elle lui plaisait infiniment, il décida de la payer de retour.
— Dans un sens, oui. Je lui ai fait la cour, ce printemps…
— Ne me dites pas qu’elle n’a pas aimé ? À New York elle évolue toujours au milieu d’un cercle d’hommes bêlant d’admiration et s’en amuse beaucoup.
— Eh bien moi je ne l’ai pas amusée du tout. Je dirais même qu’elle m’a pris au tragique… Pendant que j’y pense, on dit « béant » d’admiration et pas bêlant.
— Vous croyez ? L’image me paraissait convenable. Mais revenons à ma belle-sœur ! Vous avez peut-être voulu aller trop loin ? Cela ne fait pas partie de son jeu.
— Son jeu ? Elle aimerait…
— Jouer avec ses admirateurs, bien sûr. Nous sommes toutes un peu comme ça, d’ailleurs : faire tourner un homme en bourrique et puis le planter là, c’est assez drôle. Alexandra est très forte à cet exercice, seulement il faut savoir où s’arrêter.
— Vous êtes comme ça, vous ? Je n’en crois rien.
Délia prit un petit temps qu’elle employa à respirer ses fleurs d’un air songeur.
— Un peu, oui, soupira-t-elle enfin. Du moins je l’étais jusqu’au jour où cela ne m’a plus amusée. Ce jour-là j’ai accepté de me fiancer, ajouta-t-elle en mettant sous le nez de Fontsommes la grande émeraude carrée qui ornait son annulaire…
— Ah !… Et, naturellement, vous aimez votre fiancé ?
— Oh… oui, je crois. Je veux dire que je l’aime bien…
Jean l’aurait volontiers embrassée pour cet adverbe plus que révélateur. Il découvrait avec étonnement qu’il n’eût pas supporté de la savoir amoureuse d’un autre et soudain il n’endura pas davantage l’idée qu’il allait falloir la rendre à cette foule chamarrée qui dansait en bas. Il eut envie de la garder pour lui seul durant cette nuit de fête. Vivement, il prit sa main :
— Venez ! décida-t-il. Venez avec moi !
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