— Et où irons-nous ?

— Fêter le Rédempteur avec tout Venise. Ma gondole est en bas, laissez-moi vous enlever pour quelques heures et vous montrer ma ville comme vous n’aurez sans doute plus l’occasion de la voir !

— Vous voulez que nous quittions le bal ?

— Ce n’est qu’un bal ! Moi, je vous propose celui des étoiles et la joie d’un peuple entier. Venez-vous ?

Elle leva sur lui un regard rayonnant.

— Allons vite ! Mais… comment sortir sans se faire voir ?

— Suivez-moi !

Il l’entraîna en courant vers le fond de la galerie tandis qu’en bas, les trompettes annonçaient une nouvelle entrée : celle du roi de France, Henri III, qui, à son retour de Pologne, avait visité Venise où il avait laissé un grand souvenir…

Quelques instants plus tard, une rapide gondole noire profilée comme un requin emportait sous les rideaux de brocart de son felze le plus beau couple que l’on eût vu depuis longtemps à Venise.

Reine désignée de la fête, Alexandra eut l’honneur de souper entre le Doge Mocenigo et le roi de France qui, sur un costume de velours noir, arborait des perles à faire pâlir d’envie n’importe quelle femme. Tous deux rivalisèrent pour elle d’amabilité et d’esprit mais elle y porta peu d’attention, uniquement sensible au fait que Fontsommes semblait avoir disparu et que Délia était introuvable.

Elaine à qui elle confia son inquiétude se contenta d’un sourire ambigu et d’une réponse qui ne l’était pas moins :

— Votre inquiétude est hors de saison, Alexandra. Cette nuit, Venise tout entière ne songe qu’à la joie de vivre et au plaisir. Délia doit flirter quelque part. Quant à « Giani », vouloir le retenir serait aussi vain que chercher à domestiquer le vent. Dieu seul sait où il est !

Il était impossible d’interroger davantage. Elaine se devait aux nombreux invités qui occupaient sa demeure. Pourtant, une voix secrète soufflait à Mrs Carrington que, réunis par un fatum inexorable, Délia et le duc s’étaient rejoints et vivaient à leur façon, quelque part, cette nuit exceptionnelle.

Pour elle ce fut une nuit affreuse. Il fallut sourire, coqueter, flirter, jouer jusqu’au bout son rôle d’invitée d’honneur alors qu’elle brûlait d’anxiété :

« Tu as voulu la vivre, cette nuit, lui soufflait une impitoyable voix intérieure. À présent tu dois la subir jusqu’au bout… »

Quand, enfin, Beppo l’aida à s’étendre sur les coussins de sa gondole, elle se sentait épuisée comme si elle avait couru depuis des heures et des heures…

— La signora est bien pâle ! remarqua le jeune batelier. Ne s’est-elle pas amusée ?

— Pas vraiment…

— La fête était bien belle pourtant…

— Oui, très belle mais il en est des fêtes comme de toutes choses. Vient un moment où l’on souhaite par dessus tout rentrer chez soi.

— Je ramène la signora, fit le jeune gondolier pour qui aucun « chez-soi » ne pouvait s’incarner autrement que dans le luxe pompeux du Royal Danieli… Et d’un geste plein de force et de grâce, il lança l’étroite embarcation sur l’eau noire du canal…


Côte à côte sur la place du Lido, Jean et Délia regardèrent en silence l’aurore rosir le ciel et glisser sur l’eau calme de la lagune. Ils se tenaient par la main comme deux enfants. Ils pensaient tous deux la même chose : ce soleil levant qu’ils attendaient était peut-être le plus important de leur vie. Toute la nuit ils s’étaient laissé emporter à travers la ville illuminée, passant d’un bal de coin de rue où l’on avait acclamé leur couple hors du temps au calme d’un rio obscur où seul le clapotis soulevé par la longue rame troublait les tranquilles ténèbres. Ils avaient regardé des églises rêver au clair de lune et des amoureux rechercher l’obscurité complice d’une ruelle et jamais, pour eux, la Sérénissime n’avait mieux mérité son nom parce qu’à la parcourir ils avaient éprouvé la même et curieuse impression que leurs cœurs s’apaisaient, pleins de calme et de certitude comme ces grands voiliers qui trouvent enfin le port après des alternances de gros temps et de calme plat.

Pourtant, ils n’avaient pas parlé d’amour mais seulement de ce qu’ils étaient, de ce qu’avait été leur vie jusqu’à cette nuit comme si c’eût été la seule chose importante. Jean savait que sa quête était achevée et Délia comprenait qu’elle n’épouserait pas Peter Osborne…

Et puis, quand la première flèche du soleil les atteignit, Jean prit Délia dans ses bras pour poser sur ses lèvres un peu tremblantes un baiser léger, un effleurement plus qu’une caresse :

— Jamais plus je ne vous laisserai repartir, murmura-t-il.

— Jamais plus je n’accepterai d’être séparée de vous…

Quelques mots qui avaient la valeur et la gravité d’un serment. Tous deux sentaient que les heures à venir ne seraient pas faciles mais leur détermination était entière, absolue : ils feraient tout pour abattre les obstacles dressés sur leur chemin par leurs familles, mais pour avoir été arraché de haute lutte, leur bonheur n’en serait que plus grand.


Le premier choc se présenta pour Délia quand, un moment plus tard, Alexandra entra dans sa chambre sans même se donner la peine de frapper. La jeune fille, debout devant une glace, était en train de brosser vigoureusement ses longs cheveux après en avoir ôté la couronne de roses. Elle adressa à l’intruse un bref sourire :

— Entrez donc ! fit-elle seulement sans s’interrompre.

— Où étiez-vous ? Nous vous avons cherchée partout…

— Qui « nous » ? Un soir de fête on ne perd pas son temps à courir les uns après les autres…

— C’est selon ! Le bal était donné en notre honneur et vous avez jugé bon de disparaître avant même que tout le monde soit arrivé. Quelle grossièreté ! Elaine était furieuse…

Elle mentait. Renseignée par le petit billet que Fontsommes avait remis à un laquais avant de partir, la comtesse Orseolo, sans révéler ce qu’il contenait, avait au contraire pris la chose avec une grande philosophie et cherché à calmer le mécontentement, un peu trop vif peut-être, de son amie.

— Qu’à cela ne tienne, fit Délia, j’irai lui présenter mes excuses avec un bouquet de fleurs tout à l’heure… Je vous les offre à vous aussi puisque vous vous êtes inquiétée. Vous avez eu grand tort. Il fallait seulement songer à vous amuser puisque vous étiez la reine de la fête.

— M’amuser ? Quand un membre de ma famille se comporte d’une telle façon ? À ce propos, vous n’avez pas répondu à ma question : où étiez-vous ?

Dans le miroir, Cordélia offrit à son charmant reflet un radieux sourire :

— Je visitais Venise…

— Vraiment ? Depuis trois semaines que nous sommes ici, vous avez eu amplement le temps de la découvrir. Il est vrai que vous marquiez une nette préférence pour les bains du Lido.

— Vous ne pouvez pas comprendre. La ville que j’ai vue cette nuit, il faut un autre œil que celui d’un touriste pour en goûter le charme…

— Et vous étiez seule, bien sûr, pour accomplir ce miracle ? ricana Alexandra.

La dureté du ton, la voix altérée de sa belle-sœur surprirent Délia. Abandonnant son image, elle regarda la jeune femme, vit qu’elle était pâle et qu’un cerne marquait ses yeux. Elle eut l’impression soudaine qu’elle avait vieilli et sentit son cœur s’emplir de compassion mais, bien entendu, elle se trompa complètement sur la raison profonde de ce changement.

— Non, dit-elle avec une grande douceur, je n’étais pas seule et si vous vous êtes tourmentée, je vous en demande infiniment pardon mais vous voyez bien qu’il ne m’est rien arrivé de mal.

Elle vint à Alexandra et voulut l’embrasser mais celle-ci la repoussa.

— Il vous reste à me dire avec qui.

Blessée par cette attitude et surtout par la rudesse du ton, Délia fronça les sourcils :

— Suis-je en train de subir un interrogatoire ? Permettez-moi alors de vous rappeler que vous n’êtes pas ma mère et que, même de Jonathan, je n’accepterais pas ce traitement.

— C’est à moi que l’on vous a confiée tacitement puisque l’on ne m’a pas demandé mon avis. J’ai le droit de savoir.

— Mais il n’y a là aucun mystère. J’ai rencontré hier soir un homme comme je ne croyais pas qu’il pût en exister. D’ailleurs vous ne pouvez qu’être d’accord avec moi puisque vous le connaissez. Il paraît même que vous avez beaucoup flirté. Votre beauté l’avait ensorcelé…

Les yeux sombres d’Alexandra lancèrent des éclairs :

— Ne me dites pas que vous avez passé la nuit avec le duc de Fontsommes ?

— Pourquoi ne le dirais-je pas puisque vous l’avez reconnu ?

— Vous êtes folle, je pense ? Cet homme est le plus dangereux coureur de jupons qu’il m’ait été donné de rencontrer et vous n’avez rien à faire avec lui.

— Ce n’est ni son avis ni le mien…

— Naturellement ! fit Mrs Carrington en haussant dédaigneusement les épaules. Il est très fort à ce jeu ! J’espère seulement que vous n’avez pas couché avec lui ?

La brutalité de la question scandalisa la jeune fille en lui inspirant même du dégoût : que l’on pût entacher d’une telle vilenie les heures exquises passées auprès de Jean la révulsait. Si innocente qu’elle fût, l’idée qu’Alexandra fût peut-être jalouse l’effleura.

— Je ne vous pardonnerai jamais d’avoir osé me demander cela.

Comprenant qu’elle avait été trop loin et que son attitude pouvait être suspecte, Alexandra fit machine arrière.

— Pardonnez-moi à votre tour ! Les mots ont dépassé ma pensée mais comprenez enfin que j’aie de bonnes raisons de m’inquiéter ! Vous vous mariez dans deux mois, Délia et…

— Non. Je ne me marie plus…

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Je dis que je ne veux plus épouser Peter. Je vais d’ailleurs lui écrire tout à l’heure et, en même temps, je préviendrai ma mère et Jonathan.

Alexandra sentit trembler ses jambes et chercha le secours d’un fauteuil. Ce qui arrivait était encore pire que tout ce qu’elle avait pu imaginer…

— C’est de la folie ! Pourquoi voulez-vous rompre ? Parce qu’un galantin vous a fait la cour ?

— « Giani » n’est pas un galantin. Il est… ce dont j’ai toujours rêvé, celui que j’attendais sans bien m’en rendre compte…

— Délia, je vous en supplie, réfléchissez ! Vous ne pouvez briser votre vie et celle d’un garçon de valeur comme Peter pour le caprice d’une nuit d’été, pour une rencontre au cours d’un bal ?

— Ce n’est ni mon premier bal ni ma première rencontre. Ce que j’éprouve est impossible à expliquer…

— J’appellerais cela un accès de fièvre dont vous guérirez vite. Car enfin vous ne pouvez pas croire que votre beau seigneur va vous épouser ?

— Vous voulez parier ? Je sais qu’il demandera ma main et que je la lui accorderai.

— Votre dot aussi, bien sûr ! lança Mrs Carrington avec une ironie mordante. Ainsi, vous êtes comme les autres ? La perspective de porter un titre vous fait perdre la tête ? Je ne vous croyais pas à ce point parvenue !

— Il n’a rien d’un coureur de dot et vous le savez parfaitement, s’écria Délia pâle de colère. Quant à moi, il m’est bien égal qu’il soit duc ou simple balayeur. Il a suffisamment de charme pour qu’on l’aime pour lui-même.

— Nous verrons ce qu’en pensera la famille. Vous ne pouvez vous marier sans son consentement. D’ailleurs, je suis bien tranquille ! M. de Fontsommes ne demandera pas votre main. Il n’aura pas cette audace !

— Voulez-vous me dire ce qui pourrait l’en empêcher ? Et puis qu’il la demande ou pas est de peu d’importance. Jamais je n’épouserai un homme avec l’image d’un autre dans le cœur car alors je serais malhonnête et méprisable. À présent, j’aimerais que vous me laissiez me reposer. J’ai besoin de dormir.

— J’espère qu’au réveil vous aurez retrouvé votre bon sens, nous reprendrons cette conversation plus tard !

Incapable de contenir plus longtemps la fureur et le chagrin qui la submergeaient, Alexandra sortit de la chambre en courant. La porte claqua violemment derrière elle mais Délia ne s’en souciait déjà plus : elle souriait de nouveau à son image dans le miroir et à son beau rêve.

Après avoir verrouillé avec décision la porte qui faisait communiquer sa chambre avec leur petit salon commun, elle se coucha. Puis elle demanda qu’on lui apporte, à deux heures, du thé, des toasts et des fruits. Elle et Fontsommes s’étaient donné rendez-vous à quatre heures chez Elaine Orseolo.

— Tôt ce matin je lui enverrai les fleurs du repentir, avait dit le jeune homme. Ensuite, il faudra tout faire pour qu’elle se range dans notre camp. Nous allons avoir besoin d’alliés…