— Comment pouviez-vous m’attendre ? fit la jeune femme. Je n’ai pas annoncé ma visite.

— Disons que je l’espérais. Sinon, je comptais me rendre demain au Danieli pour vous demander audience.

Elle frissonna légèrement quand les mains du jeune homme l’effleurèrent en la débarrassant de sa mante et surtout quand elle put lire dans son regard qu’il appréciait l’image qu’elle lui offrait.

— Il semble, dit-il avec un sourire, que vous possédiez le pouvoir d’être toujours plus belle lorsque nous nous rencontrons. Je m’en réjouis puisque nous allons tisser entre nous des liens de famille.

Le mot et surtout ce qu’il évoquait rendit à la jeune femme son irritation.

— Nous n’en sommes pas là, fit-elle sèchement. Et je suis venue vous demander de mettre un terme à cette comédie.

— Il ne s’agit pas d’une comédie.

— Vous osez me dire cela en face après ce qui s’est passé entre nous ?

— Mais il ne s’est rien passé entre nous, fit-il avec une grande douceur. J’avoue l’avoir profondément regretté et je reconnais bien volontiers aussi que vous m’avez fait souffrir. À présent je vous remercie d’avoir montré de la raison pour deux. Et si je voulais me rendre auprès de vous demain, c’était pour implorer de vous mon pardon.

— L’amour n’a pas besoin de pardon, murmura-t-elle avec une tristesse qui n’échappa pas au jeune homme. Et vous prétendiez m’aimer ?

— J’étais sincère. Vous m’aviez fait perdre la tête. Depuis notre rencontre, j’ai connu durant des semaines des alternances d’espoir et de rage au point de ne plus penser ni agir que pour vous conquérir. Vous avoir à moi, vous faire mienne était mon unique espérance, mon unique désir. Je vous ai voulue de toutes mes forces… au point d’aller jusqu’à vous offrir le mariage, à vous… une femme mariée… Je me suis couvert de ridicule.

— La sincérité n’est jamais ridicule. Malheureusement, je n’y croyais pas…

— C’est, madame, de la fausse modestie ou de l’inconscience. Votre miroir ne vous dit-il pas chaque jour à quel point vous êtes séduisante ? Mon excuse vient de ce que je me suis complètement trompé sur vous, mais comment imaginer que sous une beauté aussi brûlante que la vôtre court un sang glacé ? Il est vrai que je ne connais guère les Américaines. Il paraît que chez vous le flirt représente un passe-temps et rien de plus…

— Ne confondez-vous pas la froideur et l’honnêteté ? Ce que chez vous l’on appelle la vertu ?

— Avec une femme telle que vous on ne peut que confondre. Les femmes vertueuses que je connais – et croyez-moi, il y en a ! – ne s’amuseraient jamais à ces jeux cruels qui consistent à affoler un malheureux pour le repousser ensuite avec un entier dédain…

Alexandra haussa les épaules et, quittant le siège qu’il lui avait offert, se dirigea vers l’une des fenêtres pour contempler les reflets des lumières dans l’eau du Grand Canal :

— Cela tient peut-être à ce que, gâté par trop de femmes, vous êtes trop sûr de vous. Dès le début de nos relations je vous ai laissé entendre que je n’étais pas accessible.

— Alors il fallait cesser de me voir au lieu de m’attirer ; il fallait me tourner le dos à chacune de nos rencontres et ne pas accepter mes hommages comme vous l’avez fait ; il fallait refuser de danser avec moi et Dieu sait si nous avons dansé souvent ! Avez-vous oublié avec quel abandon vous vous laissiez emporter par moi ? Mais, avouez-le, vous preniez plaisir à me tourner la tête.

— Il n’a jamais été défendu à une femme d’être un peu coquette…

— Un peu ? Vous l’êtes effroyablement… et ne me dites pas qu’il s’agit là d’une qualité commune à toutes les Américaines ? Dolly d’Orignac et Elaine Orseolo sont la preuve du contraire.

— N’est-ce pas un peu facile de me traiter en coupable après la façon dont vous vous êtes conduit, après surtout ce que vous venez de faire ?

— Si vous voulez parler de Délia, je l’aime, tout simplement.

— Un sentiment un peu soudain ?

— Nul n’est maître de son cœur. Je ne m’attendais pas à le voir m’échapper hier.

— Et vous êtes bien certain cette fois qu’il s’agit d’amour ? Vous semblez confondre assez facilement, il me semble ?

— Je l’avoue, avec vous j’ai confondu l’amour et le désir. Ce que j’éprouve pour elle est bien différent. Je la trouve exquise… pleine de vie et de grâce. Elle incarne le rêve que tout homme porte en lui lorsqu’il évoque celle à laquelle il souhaite consacrer sa vie. En outre, elle est, je crois, prête pour l’amour, ce que – pardonnez ma brutalité – vous ne serez jamais…

— Qu’est-ce qui vous donne le droit de l’affirmer ?

Elle avait presque crié et une telle révolte vibrait dans sa voix que Fontsommes la regarda, scrutant ce visage dont les grands yeux brillaient de larmes contenues, dont les lèvres entrouvertes ressemblaient à un fruit gonflé de sève. Il eut un éblouissement : se pouvait-il qu’elle fût venue pour se donner ? Cette robe audacieuse, ce décolleté révélateur, ce regard qui se noyait ! Il n’avait qu’un geste à faire pour qu’elle tombe dans ses bras et qu’il puisse enfin, sur ce canapé, vaincre ce corps dont il avait tant rêvé…

Leur vie à tous deux se joua dans cet instant de silence. Alexandra fit deux pas en direction du jeune homme qui sentit son désir revenir. Comment résister à une telle sirène ?… Et, soudain, quelque part au-dehors, un rire joyeux de femme lui parvint par la fenêtre ouverte et ce rire ressemblait à celui de Délia. Aussitôt, il crut la voir telle qu’elle lui était apparue dans la galerie. Qu’il cède à la tentation et il la perdrait à tout jamais ! Une perte dont il traînerait le regret sa vie entière car Délia, elle, ne se marchandait pas. Elle ignorait tout des ruses et des faux-semblants, et son amour, elle n’avait pas cherché à le dissimuler.

Qu’aurait-il en échange ? Une heure de passion brûlante, la satisfaction orgueilleuse d’avoir vaincu cette femme et ensuite ? La pensée lui vint, fulgurante, qu’elle ne venait pas à lui uniquement sous l’impulsion d’un désir égal au sien mais pour le forcer à briser le lien tissé avec Délia. Quelle meilleure façon d’ouvrir les yeux d’une innocente sur la valeur réelle de l’homme qu’elle voulait épouser ?

Alexandra fit encore un pas. Qu’elle en fît un autre et elle serait presque contre lui. Alors il recula puis, se détournant, il alla jusqu’à un cabinet Renaissance fait d’ébène, d’ivoire et de pierres dures qu’il ouvrit pour en sortir deux tulipes de cristal :

— Je manque à mes devoirs essentiels et vous en demande pardon. Puis-je vous offrir quelque chose ? La soirée est un peu fraîche.

Au prix d’un immense effort de volonté, Alexandra retint le cri de douleur et de colère qu’elle sentait monter. Cet homme dont elle savait bien à présent qu’elle l’adorait venait de la refuser. C’était aussi net que s’il l’avait repoussée de la main. Elle sentit sa raison vaciller mais l’orgueil vint à son secours. Le gifler comme elle brûlait d’envie de le faire et s’enfuir ensuite ne serait rien d’autre qu’un aveu de défaite. Alors elle décida de faire face. Le combat ne devait pas finir ainsi. Avec nonchalance, elle alla s’asseoir sur l’un des canapés, toussota pour s’éclaircir la voix comme une cantatrice sur le point d’entamer un grand air et soupira :

— Un rien de brandy me ferait plaisir…

Il la servit avant de venir s’asseoir en face d’elle juste sous le portrait du Doge dont la ressemblance avec lui devint évidente. Ils burent en silence puis Mrs Carrington reprit :

— Savez-vous que ce mariage, puisque vous semblez y tenir, va briser la vie d’un homme ? Vous faites bon marché, vous et ma belle-sœur, des sentiments de Peter Osborne. Il est bien loin d’être un pantin de salon… et il devait épouser Délia dans deux mois.

La phrase délibérément offensante n’arracha à Jean qu’un sourire dédaigneux :

— Je le sais mais en ce cas pourquoi l’avoir laissée partir ?

— Parce que personne n’a jamais pu empêcher Délia d’en faire à sa tête. Vous pourriez vous en apercevoir.

— Je n’ai pas peur. À la place de son fiancé je ne lui aurais pas permis de me quitter ou alors je serais parti avec elle.

— Peter travaille, fit Alexandra avec sévérité. Il est avocat. On ne fait pas toujours ce que l’on veut.

— Je veux bien faire semblant de le croire mais quand un homme a découvert un trésor, non seulement il ne s’en éloigne pas mais il se bat pour le garder. Cela est d’ailleurs valable aussi pour votre mari. En vérité, je ne comprends pas les Américains : ils semblent tout ignorer des lois de l’amour.

— Ils ont confiance en nous et ils ont raison. Dans la majeure partie des cas, tout au moins.

— Vous en êtes la parfaite illustration. Pourtant, je vous crois assez bonne pour ne pas accabler Délia sous votre mépris car elle ne le mérite pas.

— Possible, néanmoins elle sait déjà qu’elle ne doit pas compter sur moi pour plaider sa cause. Mon mari ne lui pardonnera pas ce qu’il va considérer avec juste raison comme une forfaiture.

— Il n’est que son demi-frère, je crois, et Délia prétend que sa mère ne lui opposera pas de résistance…

— Par snobisme peut-être mais sachez tout de même qu’une fois mariée Délia n’aura guère intérêt à revenir chez nous, la société new-yorkaise la tiendra à l’index…

Le sourire de Fontsommes fut un poème d’ironie un rien dédaigneuse :

— Il faudra qu’elle se contente de la haute société française et italienne. Par ailleurs, je lui donnerai assez d’amour pour qu’elle n’en souffre pas. J’ajoute qu’elle espérait mieux de vous car elle vous aime beaucoup…

— Désolée mais en cette affaire je me rangerai aux côtés de Peter Osborne. Question de loyauté…

— Votre affection n’est guère solide. Eh bien, en ce cas, je crains que nous n’ayons plus guère l’occasion de nous revoir. Vous comprendrez sans peine que chez nous on choisisse le camp de la jeune duchesse de Fontsommes. Je ne suis pas certain que l’avis de quelques douairières new-yorkaises compte beaucoup dans l’aristocratie européenne.

— Vous méprisez l’Amérique ? C’est ça… Vous ne dédaignerez pas cependant la dot de Délia ? lança Mrs Carrington hors d’elle.

— Je ne la dédaigne pas : je la refuse formellement. Le notaire de ma famille recevra des instructions dans ce sens. Délia doit être assurée que je la veux elle et rien d’autre, madame !

C’était un congé en bonne et due forme. Ainsi, après l’avoir repoussée, cet arrogant personnage osait la mettre à la porte ! Maîtrisant difficilement sa colère, Alexandra prit son manteau jeté sur un fauteuil puis redressant sa tête dorée où les étoiles allumaient des éclairs, elle toisa le jeune homme.

— Soyez sûr que je ferai tout au monde pour empêcher Délia de faire cette sottise.

— Vous n’êtes venue que pour cela et je sais qu’en effet vous étiez prête… à tout !

— Ce qui veut dire ?

— Qu’il vaut mieux vous éloigner avant que je ne me laisse aller à mes instincts… bestiaux et oublie le respect que l’on doit à une vertueuse Américaine. Votre époux a beaucoup de chance que Délia ait traversé ma vie par la plus belle nuit de l’été… une nuit qui aurait pu être la nôtre. Je ne suis venu ici que pour vous revoir. Cela devrait apaiser l’égratignure – oh bien petite ! – que j’ai infligée à votre amour-propre…

Ainsi tout s’achevait là ! Alexandra sentit des sanglots se nouer dans sa gorge, ce qui lui ôtait toute possibilité d’avoir le dernier mot. Elle trouva suffisamment de courage pour traverser dignement le palais jusqu’à l’embarcadère où attendait sa gondole. Le valet qui la précédait tenait un flambeau et aurait pu voir ses larmes. Mais, une fois que Beppo eut, d’une puissante poussée de sa rame, envoyé l’esquif dans le courant du Grand Canal, elle se pelotonna sur les coussins et pleura comme elle ne se souvenait pas d’avoir jamais pleuré.


Le lendemain, Mrs Carrington quittait Venise sans revoir personne. Elle ne pouvait plus supporter l’atmosphère subtilement trouble de cette ville témoin de sa pire humiliation. Elle laissa derrière elle deux lettres : l’une pour Délia à qui elle donnait rendez-vous à Paris dans les premiers jours du mois d’août et une autre adressée à Elaine Orseolo dans laquelle, après lui avoir reproché de pousser miss Hopkins à renier un engagement sacré, elle la lui confiait formellement et la priait d’escorter elle-même ou de faire escorter la jeune fille à Paris. En effet, Alexandra ne croyait pas à une venue rapide de sa belle-mère et espérait que livrée à elle-même et certaine de la réprobation de toute sa famille, Délia reviendrait à une plus juste conception des choses et reprendrait le chemin du devoir.