Dans le train qui l’emmenait à Vienne, la jeune femme se trouva étrangement mal à l’aise. Elle n’avait pas vraiment envie d’aller en Autriche. Ce qu’elle souhaitait surtout, c’était rentrer chez elle comme l’animal blessé qui cherche la sécurité de sa tanière pour y lécher ses plaies mais elle ne voulait pas décevoir sa chère tante Amity en reprenant sans elle le chemin du pays. Or, il était convenu de se retrouver à Paris dans les premiers jours du mois d’août. Au fond, ce qu’elle allait faire, c’était tuer le temps pendant une dizaine de jours.
À peine arrivée, elle se demanda ce qu’elle venait faire là. Depuis quelques jours la capitale des Habsbourg étouffait sous un soleil de plomb auquel des orages secs n’apportaient aucune détente. Le fameux Danube « bleu » était couleur de mercure et les feuilles des arbres grisonnaient sous la poussière. Venant d’une région maritime, Alexandra sentit que l’air lui manquait. Néanmoins la ville était en pleine animation. La Sainte-Anne, l’une des deux grandes fêtes religieuses de Vienne en dehors de Noël et de Pâques, avait lieu quatre jours plus tard, le 26 juillet et, de toutes les régions environnantes, les gens affluaient.
Cependant le Royal Danieli avait accompli l’exploit de lui retenir un appartement à l’hôtel Impérial, le plus huppé de la ville, le rendez-vous de toute la noblesse austro-hongroise qui aimait se retrouver sous ses lambris de marbre blanc, rose et gris et sous ses énormes lustres à cristaux. L’empereur lui-même qui lui avait donné son nom « Impérial » ne dédaignait pas d’y venir. Ce superbe palace avait d’ailleurs fait partie des nouvelles constructions érigées sur le Ring, ce grand boulevard circulaire planté d’arbres et coupé de jardins que François-Joseph fit établir sur l’emplacement des anciennes murailles fortifiées qu’il abattit en 1857. Son luxe fabuleux n’impressionna pas la jeune Américaine : elle en trouva l’ameublement lourd et peu conforme à ses goûts mais puisqu’il ne s’agissait que de quelques jours.
Hélas, si elle espérait trouver là un peu de paix pour se pencher sur l’enfance de cette pauvre Marie-Antoinette – un peu perdue de vue depuis quelque temps –, il lui fallut déchanter. Ses compatriotes étaient rares en Autriche et à l’hôtel elle était la seule bien qu’on y fût accoutumé à recevoir les plus hautes personnalités étrangères comme le président Mac-Mahon, Bismarck, Wagner et le shah de Perse. Elle s’aperçut vite qu’elle y soulevait une curiosité extrême et faisait figure de personnage exotique. Sa beauté et son élégance ne laissaient personne indifférent. Elle ne pouvait traverser le hall sans voir converger sur elle tous les regards, ce à quoi elle était habituée, mais elle eut aussi à faire face à des hommages masculins parfois indiscrets. Les brillants officiers qui pullulaient dans les salons du palace montraient une nette tendance à prendre pour ce qu’elle n’était pas cette éblouissante créature qu’aucun homme n’accompagnait. Eût-elle clamé d’ailleurs ses liens avec l’attorney général de l’État de New York que cela n’eût servi à rien : ses admirateurs ne devaient même pas savoir ce que ce spécimen pouvait bien être !
Certains de ces jeunes hommes étaient beaux, attirants, élégants, distingués ; tous arboraient une allure martiale dans leurs uniformes blancs, rouges ou verts mais Alexandra n’éprouvait plus la moindre envie de se laisser faire la cour par qui que ce soit. Apparemment, sa mine hautaine et ses rebuffades à peine polies ne suffirent pas : la femme de chambre ne cessait d’apporter des fleurs accompagnées de cartes que la jeune femme ne lisait pas. La camériste se voyait automatiquement priée d’en faire ce que bon lui semblerait, aussi ne sachant plus où les mettre, cette âme simple les fit porter à l’église voisine.
Au bout de deux jours, Alexandra envisageait des solutions extrêmes : rester dans sa chambre ou bien ne sortir qu’habillée de noir et avec un voile de crêpe sur la figure.
Le troisième jour, décidée à voir coûte que coûte le palais de Schönbrunn et, pour ce faire, à rejoindre la voiture qu’elle avait louée à la semaine, elle jeta dans les bras de sa soubrette un énorme bouquet de roses rouges qu’on venait de lui apporter, puis descendit dans le hall en serrant fermement dans sa main une ombrelle de shantung blanc brodée de vert dont elle pensait se servir pour s’ouvrir un passage.
Effectivement, à peine fut-elle au bas de l’escalier qu’un magnifique cavalier de la garde noble de l’empereur s’avança vers elle, rectifia la position et entreprit de se présenter :
— Comte Franz-Josef von…
Alexandra ne le laissa pas achever. Le toisant avec une froideur polaire, elle déclara :
— Je ne vous connais pas, monsieur, et n’ai aucune envie de vous connaître. Veuillez, s’il vous plaît, ne plus m’importuner et, pour l’instant présent, me laisser passer.
Elle avait parlé français et apparemment le jeune homme, un grand blond doté de magnifiques yeux bleus, connaissait cette langue. Il devint très rouge mais refusant de céder la place, il entreprit de plaider sa cause :
— Madame, dit-il, je suis celui qui….
Il était écrit que ce jour-là il n’irait pas au bout de son discours. Une main se posa sur son épaule tandis qu’une voix particulièrement sèche déclarait :
— Lieutenant, ma nièce vient de vous faire entendre que vous l’importunez. Je m’étonne qu’un gentilhomme s’obstine dans cette voie regrettable…
Alexandra retint une exclamation de joie : le marquis de Modène, admirablement accommodé de fin drap couleur biscuit, gilet de soie brodée et gardénia à la boutonnière, souriait férocement à l’imprudent qui, impressionné par la haute mine du vieux seigneur, battit en retraite sans demander son reste en bredouillant de fumeuses excuses.
— Marquis ! exhala la jeune femme avec un soulagement plein de reconnaissance, quelle joie de vous revoir ! Mais que faites-vous ici ?
— C’est à vous ma belle enfant qu’il faudrait poser la question. Je vous croyais à Venise ?
— On en revient, comme vous voyez ! Je m’ennuyais sur cette lagune trop calme…
— Et vous êtes venue voir si le Danube serait plus agité ? Au fait, où donc alliez-vous ? Nous n’allons pas rester tout le jour au pied de cet escalier, si magnifique soit-il ?
— Je voulais voir Schönbrunn. Ma voiture attend devant la porte.
— Alors prenons-la ! Mais vous ne pourrez pas approcher le palais : c’est le séjour d’été de la famille impériale et l’empereur s’y trouve… Vous êtes toujours sur les traces de notre pauvre reine ?
— Oui. Je ne voulais pas rentrer chez moi avant d’avoir vu les lieux de son enfance.
— Vous comptez repartir prochainement ?
— Au début du mois prochain quand… M. et Mme Rivaud seront revenus de Touraine… Nous quitterons la France ensemble.
Tandis que la voiture les emportait vers l’ouest de la ville, Modène contemplait le profil de sa voisine. À ce fin psychologue, l’air enjoué de celle-ci ne parvenait pas à cacher tout à fait la blessure qu’elle portait au cœur. Une blessure dont il convenait d’approcher avec une infinie délicatesse. Hélas, en croyant prendre un chemin détourné, le marquis appuya brutalement sur la plaie :
— Qu’avez-vous fait de votre ravissante belle-sœur ? Vous l’avez convaincue de rejoindre son fiancé ?
— Non. Je l’ai laissée à Venise aux soins de la comtesse Orseolo. En fait de fiancé, elle s’en est trouvé un autre.
— Ah bah ! Mais que me dites-vous là ? Un autre fiancé ? Je reconnais qu’elle rencontre beaucoup de succès mais qui donc…
— Ne cherchez pas ! Elle va épouser le duc de Fontsommes. Ils se sont rencontrés au cours d’un bal… pendant la nuit du Rédempteur. Le coup de foudre, mon cher marquis !
L’amertume qui transparaissait en dépit de la volonté de la jeune femme, sa soudaine pâleur étaient plus que révélatrices. Sincèrement désolé, Modène se tut pour lui donner le temps de se remettre. Mais la douleur qu’il venait de réveiller était de trop fraîche date et il vit, avec chagrin, une larme rouler sur la joue satinée. Alors, ôtant ses gants, il chercha la main d’Alexandra et la serra doucement :
— Pardonnez-moi ! murmura-t-il.
Du bout d’un doigt, elle écrasa la larme indiscrète puis, après un petit moment, elle demanda :
— Vous saviez ?
— J’avais, je crois, deviné beaucoup de choses. Ce printemps, lorsque je vous voyais ensemble, j’étais persuadé d’assister à la naissance d’une de ces grandes tempêtes du cœur comme notre monde, si froid cependant, en connaît quelquefois. Fontsommes était visiblement fou de vous.
— Et je crois bien que je l’étais de lui mais je ne voulais pas l’admettre. Jamais d’ailleurs je n’ai admis qu’une femme telle que je veux l’être puisse céder à la tentation, si pressante qu’elle soit. Je n’ai aucune indulgence pour celles qui oublient leur devoir… et j’ai chassé le duc… Ensuite, il a rencontré Délia.
— Et vous pensez qu’il a voulu se venger ?
— J’avoue que je l’ai cru… mais nous avons eu… une entrevue qui m’a éclairée sur ce point. Il aime Délia sincèrement. Tout au moins il le dit.
— S’il veut l’épouser ce doit être vrai. Je connais bien Fontsommes. Dieu sait s’il a eu des aventures ! Trop au goût de sa mère qui les déplorait. On lui a présenté au moins cent jeunes filles belles, nobles, riches ou tout à la fois. Aucune n’a réussi à le séduire. En tout cas votre famille peut être sûre d’une chose : ce n’est pas la dot de miss Hopkins qui l’intéresse : il est l’un des hommes les plus riches de France.
— Je sais. Il m’a même fait connaître son intention de la refuser.
— Cela ne m’étonne pas. Ma chère Alexandra, si vous me permettez cette familiarité, il faut à tout prix que vous tourniez cette page pénible. Je devine ce que vous ressentez : votre cœur et votre orgueil sont également blessés et peut-être regrettez-vous à présent de ne pas avoir cédé à… un élan.
— Oui, je l’avoue. Il disait qu’il m’aimait…
— Et il était sincère. Je suis certain qu’il se sentait prêt à toutes les folies pour vous gagner mais… vous êtes américaine, donc accoutumée à fréquenter des hommes bien différents des Européens et surtout d’un Fontsommes en qui se mélangent le sang français et le sang italien. Il peut leur arriver de confondre un violent désir avec l’amour et vous êtes, ma chère, de celles qu’aucun mâle digne de ce nom ne peut approcher sans la désirer.
— Pas tous, croyez-moi ! Voulez-vous un exemple ? Mon ami Antoine Laurens, le peintre que j’ai rencontré sur le bateau, n’avait qu’une hâte : s’éloigner de moi le plus vite possible !
— Cela ne veut rien dire, dit le marquis avec un sourire. Napoléon prétendait qu’en amour la seule victoire possible était la fuite et il s’y connaissait. Laurens a dû juger plus sage d’appliquer cette philosophie…
— Soit, je veux bien l’admettre, néanmoins j’en arrive à me demander si, de ce côté-ci de l’Atlantique, je ne fais pas un peu peur aux hommes ?
— Sans aucun doute ! Il fallait la témérité de Fontsommes pour oser s’attaquer à la forteresse que vous êtes : une bastille superbe, imprenable, souverainement altière… et passablement dédaigneuse. Seuls vos compatriotes trouvent grâce à vos yeux et vous ne le cachez pas.
— Je ne vous ai jamais fait peur à vous ?
— Non, parce que je suis un vieux dur à cuire et que je n’ai pas l’âge des délires amoureux. Néanmoins vous êtes si belle que… vous avez arraché quelques battements et quelques soupirs à un cœur dont je n’avais plus entendu parler depuis longtemps. Ah ! vous venez de sourire ! J’aurai au moins réussi cela ! Tenez, nous arrivons ! Voici le palais de Schönbrunn.
La voiture s’était arrêtée à quelque distance pour qu’Alexandra eût une vue panoramique assez large. Tout de suite, elle aima la longue façade d’un jaune doux qui lui rappela Versailles en moins imposant et surtout en plus familier, en plus vivant. La demeure élevée à la gloire du Roi-Soleil n’était plus qu’une sublime coquille vide, le fantôme de siècles fastueux. Schönbrunn vivait toujours. Des gardes veillaient à ses grilles et dans la grande cour d’honneur passaient des uniformes aux couleurs vives mêlés aux jaquettes officielles et aux robes claires de l’été. Derrière les bâtiments on apercevait les frondaisons d’un grand parc et la visiteuse pensa que c’était un bien joli cadre pour une petite princesse. Elle eût aimé y pénétrer.
Devinant ce qu’elle pensait, Modène soupira : Quel dommage de ne pas vous avoir rencontrée plus tôt ! J’aurais pu vous faire recevoir par « le vieux monsieur »…
— Le vieux monsieur ?
— C’est ainsi que les Viennois appellent leur empereur, avec beaucoup de respect et d’affection d’ailleurs. Il a tant souffert ! La mort de son fils à Mayerling, l’assassinat de sa femme par un anarchiste. Autant de plaies qu’il dissimule bien mais qui ne se sont pas refermées. Ajoutez-y le fait qu’il n’aime pas l’archiduc François-Ferdinand, son héritier actuel…
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