— Elle n’est plus là, messieurs ! s’écria-t-il d’un ton tragique tout à fait digne du grand Mounet-Sully. Concevez-vous cela ? Elle est arrivée ce matin par l’Orient-Express et elle est partie il y a un moment pour la gare de Lyon sans même défaire ses bagages ?

— La gare de Lyon ? fit Antoine. Où allait-elle donc ?

— Ne me le demandez pas, je n’en sais rien ! Tout ce que je peux vous dire c’est qu’elle semblait bouleversée, qu’elle a laissé une lettre pour miss Forbes… je veux dire Mme Rivaud et qu’elle comptait attraper le Méditerranée-Express ! C’est à devenir fou, croyez-moi !

CHAPITRE XII

UN REFUGE...













Alexandra atteignit le train une minute seulement avant la fermeture des portières. En la voyant accourir flanquée d’un porteur et aussi vite que le permettaient sa longue jupe, ses jupons mousseux et le bon équilibre de son chapeau, Pierre Bault eut l’impression qu’une nouvelle bourrasque d’un vent de catastrophe allait souffler sur son wagon. D’autant que la jeune femme semblait bouleversée et qu’en dépit d’un poudrage hâtif, son visage portait d’évidentes traces de larmes :

— On m’a dit que vous aviez encore de la place ! fit-elle en essayant de reprendre son souffle.

— Oui, montez vite !

Il hissa la jeune femme et s’empara des bagages que le porteur lui jeta plus qu’il ne les lui passa. Il était vraiment temps : le coup de sifflet du départ se faisait entendre. Alexandra glissa vivement un billet dans la main du bagagiste puis regarda le conducteur d’un air un peu hagard :

— Il était écrit que je vous encombrerais encore ! soupira-t-elle. Conduisez-moi vite à mon compartiment : j’ai vraiment besoin de repos…

— C’est visible à l’œil nu, madame. Malheureusement, vous serez sur les roues. C’est ma seule cabine libre.

— Aucune importance. Il me semble que je pourrais dormir sur le lit de clous d’un fakir.

— Grâce à Dieu je vous offrirai mieux, fit Pierre avec un demi-sourire. Puis-je vous demander où vous allez ?

— À Cannes.

Un instant plus tard, Alexandra prenait possession d’un sleeping en tout point semblable à celui dont elle avait conservé le souvenir. À cette différence près qu’aucune porte de communication ne permettait de passer chez le voisin…

— Voulez-vous boire quelque chose ? proposa le conducteur. Vous semblez en avoir grand besoin, Mrs Carrington.

— Vous vous souvenez de mon nom ?

— Oh, madame, vous êtes de celles qu’avec la meilleure volonté du monde on ne peut oublier. Mais si je peux me permettre, vous avez l’air recrue de fatigue : comme si vous veniez d’accomplir un long voyage.

— C’est un peu cela : je suis arrivée de Vienne ce matin. Est-il possible de me servir ici un semblant de dîner : un consommé par exemple et peut-être une omelette… Je n’irai pas au wagon-restaurant.

— Je comprends que vous n’en ayez pas gardé un excellent souvenir… Je vous ferai porter tout ce que vous voudrez.

— Merci… J’avoue que, pour l’instant, un peu de cognac me ferait plaisir.

Pierre Bault qui, en proposant une boisson, pensait à un thé bien chaud garda pour lui ses réflexions. Décidément, les dames américaines ne ressemblaient pas tout à fait à leurs sœurs européennes mais à tout prendre, il trouva cela plutôt sympathique : à moins d’être Anglais une tasse de thé n’avait jamais réconforté personne, selon lui.

Un moment plus tard, nantie d’une honnête ration d’un sublime « trois étoiles », Alexandra, débarrassée de son chapeau et de son cache-poussière, dégustait le breuvage en regardant défiler la banlieue parisienne qu’elle jugea tout aussi déprimante qu’à son premier passage.

En fait, Alexandra ne savait plus très bien où elle en était. Son premier mouvement lorsqu’elle avait émergé de son lit et de ses vagues de désespoir avait été de s’enquérir des prochains départs de paquebots pour l’Amérique mais elle avait raccroché le téléphone intérieur avant même d’entendre la voix du portier. Qu’irait-elle faire à New York où d’ailleurs Jonathan ne serait pas et où peut-être sa maison lui serait fermée ? Attendre dans un hôtel en étouffant de chaleur et sous l’œil goguenard des malveillants que son époux daigne revenir, se traîner ensuite à ses pieds pour implorer un pardon tout à fait hors de saison et le faire annuler une décision pour le moins hâtive ? Carrington avait condamné sa femme sans même l’entendre, sans lui accorder le droit légitime de se disculper. Plus grave encore : il avait cru sans l’ombre d’une hésitation un vil ragot de journaliste. Comment, dans ces conditions, la jeune femme ne se sentirait-elle pas offensée ? Et d’autant moins disposée à faire fi de son orgueil en présentant une quelconque défense…

S’il y avait une chose qu’elle détestait entre toutes, c’était l’injustice. Or l’arrêt que venait de rendre le juge Carrington criait l’injustice même si l’on pouvait comprendre un accès de mauvaise humeur dû au silence épistolaire de sa femme. Ce qui d’ailleurs ne constituait pas une excuse.

Une autre idée traversa l’esprit d’Alexandra : et s’il ne s’agissait que d’une manœuvre destinée à l’évincer ? Si Jonathan venait de saisir au bond une balle représentant pour lui un très valable prétexte ? Alexandra n’ignorait pas qu’à New York elle ne comptait pas que des amies, tant s’en faut. Il y avait toutes celles et tous ceux que son mariage avait déçus ou même dépités, tous les envieux, tous les aigris, tous ceux qui ne lui pardonnaient ni son éclat ni ses succès mondains. Sans compter tous ceux qu’elle ne connaissait pas… ou qui ne la connaissaient que par ouï-dire ou par les échos des potins.

Qui pouvait dire si une femme n’avait pas réussi à séduire Jonathan ? D’ailleurs seule une femme avait pu être assez perfide pour faire parvenir à l’attorney général le venimeux papier en prenant bien soin de ne pas y ajouter les excuses du journaliste.

Pendant plusieurs heures, les idées se bousculèrent dans la tête d’Alexandra au point qu’elle s’avoua bientôt incapable de voir clair dans sa situation.

Naturellement, elle pensa tout de suite à sa chère tante Amity et souhaita chercher refuge auprès d’elle et aussi auprès de l’oncle Nicolas dont la sagesse, l’amitié et l’esprit clairvoyant faisaient un inappréciable conseiller. Hélas, lorsqu’elle appela au téléphone l’appartement du quai Voltaire, elle n’atteignit qu’un serviteur à la voix solennelle. M. et Mme Rivaud n’étaient pas encore rentrés de Touraine et, comme il se doit lorsqu’il s’agit d’un voyage de noces, on ignorait où ils se trouvaient.

Alexandra, incapable de supporter l’idée de tourner, en rond place Vendôme pendant plusieurs jours, faillit bien replonger dans son désespoir initial quand elle pensa soudain à Mlle Mathilde. Ne lui avait-elle pas dit, le jour du mariage de son frère, que si elle éprouvait le besoin d’un refuge paisible loin des agitations quotidiennes, elle pouvait venir s’installer chez elle quand bon lui semblerait ?

Aussitôt son parti fut pris. Elle regarda l’heure, appela le portier pour qu’on lui retienne une place dans le premier train de nuit pour Cannes, ne sourcilla même pas quand elle apprit qu’il s’agissait du Méditerranée-Express, demanda que l’on redescende ses bagages et, pressée par le temps, sauta dans un fiacre en direction de la gare de Lyon. Elle ne visiterait pas encore Paris à fond mais quelle importance ? Elle réfléchirait tellement mieux dans la jolie maison d’où l’on découvrait la baie de Cannes !

Si elle essayait d’analyser ce qu’elle éprouvait tandis que le train l’emportait, c’était de la rage plus que de la douleur et ce sleeping tellement semblable à celui où elle avait voyagé un mois et demi plus tôt n’arrangeait rien. Dieu, qu’elle avait été stupide ! Refuser cette passion qu’on lui offrait, ce mariage qui aurait fait d’elle une grande dame européenne et cela pour un mari qui n’avait même plus l’air de tenir beaucoup à elle ! Pouvait-on rien imaginer de plus ridicule ? Aujourd’hui elle éprouverait peut-être quelques remords mais aucun regret et elle aurait vécu dans les bras de Jean les plus belles heures de sa vie. Or, il ne lui restait plus en fait de perspective qu’à rentrer discrètement à Philadelphie ou bien à s’installer en France dans un coin agréable pour y attendre que le temps passe… Une idée triste à pleurer mais cette fois elle n’en avait plus envie ayant sans doute épuisé toutes ses réserves de larmes.

La chaleur de l’alcool et le bercement du train joints à la fatigue d’une journée peu ordinaire finirent par l’endormir. Ce fut le serveur qui la réveilla en lui apportant son dîner. Pierre Bault l’accompagnait :

— Pardonnez-moi, Mrs Carrington, mais lorsque vous aurez soupé, accepterez-vous de passer quelques instants dans le couloir afin de me permettre de faire votre lit ?

— Bien entendu.

Il allait sortir quand elle le retint.

— S’il vous plaît, monsieur Bault, fit-elle avec une douceur toute nouvelle, pouvez-vous me dire qui est dans ce train ?

— Personne dont vous puissiez redouter la présence, madame. À cette époque, rares sont les voyageurs appartenant au Tout-Paris. C’est l’époque des villes d’eaux et des plages. Nous avons quelques étrangers néanmoins. Ah si ! j’allais oublier : le comte Robert de Montesquieu est dans la voiture suivante.

— Et… savez-vous où il va ?

— Comme vous-même : à Cannes. Je crois qu’il y a des parents.

— Je vous remercie.

— Bon appétit, Mrs Carrington. À tout à l’heure. Vous n’aurez qu’à sonner.

En fait Alexandra n’avait plus très faim. Elle aimait bien Montesquiou qui était un fort agréable compagnon mais dans l’état d’esprit où elle se trouvait elle n’avait aucune envie de le rencontrer. Elle craignait son esprit vif et pénétrant et elle ne se voyait pas en train de lui expliquer sa situation actuelle.

Elle but néanmoins son consommé et attaqua la sole qu’elle avait choisie. Le tout était délicieux. Elle n’y trouva pourtant guère de goût. Son esprit préoccupé refusait de se laisser détourner par le péché de gourmandise et elle avala ensuite une superbe pêche Melba comme si c’eût été un médicament. C’est tout juste si elle ne fit pas la grimace. Par contre, elle apprécia à sa juste valeur la demi-bouteille de champagne qu’on lui avait servie.

Tandis que le conducteur préparait sa couchette pour la nuit elle resta sagement dans le couloir, vide à cette heure où tout le monde était au wagon-restaurant. Le crépuscule enveloppait la campagne déjà assoupie dans la douceur de cette nuit d’été. Quand le train ralentissait, elle pouvait apercevoir un peu de la vie vespérale de cette France profonde qui, très certainement, lui serait toujours étrangère, sans que cela eût, au fond, beaucoup d’importance. Elle put voir sur les pas de porte les paysans prendre le frais, assis sur une chaise, en causant avec leurs voisins ou en suivant les volutes de fumée d’une pipe. L’été, la rue ou la cour de la ferme remplaçaient pour la veillée le manteau accueillant de la grande cheminée. Seul le décor changeait ; les personnages restaient les mêmes… C’était pour l’œil de la voyageuse comme les images d’un livre ouvert devant ses yeux distraits et elle ne s’y attachait pas vraiment.

Quand elle put regagner son compartiment, elle ferma sa porte mais ne se coucha pas. Il était trop tôt pour dormir et, comme elle n’avait pas davantage envie de lire, elle tira les rideaux afin de dégager la fenêtre et baissa les lumières de façon à pouvoir contempler encore la chute du jour et la montée de la nuit. La France qui s’était emparée de tante Amity venait de se refermer sur elle comme un piège.

Le temps et la nuit coulèrent sur elle sans qu’elle fît le plus petit mouvement. Elle restait là, les yeux grands ouverts, laissant vagabonder une pensée qui allait elle aussi en s’assombrissant. Elle regrettait à présent l’impulsion infantile qui, l’avait jetée dans ce train à la recherche d’une compréhension, d’une présence amie. Il eût été si simple de s’enfermer au Ritz et de n’en plus bouger jusqu’au retour des Rivaud. Seulement voilà, elle découvrait qu’en face d’une douleur, elle se comportait comme un animal atteint d’une flèche qui s’élance à travers bois, à l’aveuglette, pour faire tomber la pointe, cause de sa souffrance. Tout simplement parce qu’à vingt-deux ans, on est encore bien jeune et surtout parce qu’elle n’avait jamais su ce que c’était qu’avoir vraiment mal. Même les heures terribles vécues à Pékin gardaient un parfum d’aventure.

Quand le train s’arrêta en gare de Dijon, elle était tellement repliée sur elle-même qu’elle n’y prit pas garde. C’est seulement lorsqu’il redémarra qu’elle tourna la tête et vit défiler une pancarte au nom de la capitale bourguignonne. La présence de Montesquiou dans le Méditerranée-Express l’obsédait : avec lui c’était toute la vie mondaine de Paris qui allait lui retomber sur le dos en gare de Cannes et cette idée-là lui devenait peu à peu insupportable. Ainsi d’ailleurs que les mensonges qu’il allait bien falloir accumuler sur la tête innocente de Mlle Mathilde.