Tout réussit au mieux et pratiquement sans effusion de sang : au mois de novembre 1903, la population de Panama se soulevait contre la Colombie, réalisant ainsi la révolution la plus paisible de l’Histoire. Un nouvel État fut créé sous la protection de la marine des États-Unis et la Colombie qui criait très fort reçut vingt-cinq millions de dollars qui l’enrouèrent singulièrement.
Au fond, la tâche d’Antoine Laurens avait été beaucoup plus simple qu’il ne le pensait. Pour la première fois de sa vie, on lui avait confié une mission de tout repos et qui, en outre, se révéla fructueuse car le nouveau gouvernement tint à le remercier pour la part active qu’il avait prise à la révolution.
Aucune tâche urgente ne le rappelant en France, il décida de s’offrir quelques vacances d’hiver et de profiter un peu de cet argent si facilement gagné. Il prit donc, à Colon, un bateau pour La Nouvelle-Orléans où il séjourna quelques semaines, visita la côte est des États-Unis et finalement rejoignit New York où il pensait s’amuser un peu.
Sans y réussir vraiment.
Riche des générosités panaméennes qui comportaient quelques émeraudes il n’eut même pas envie de se livrer à son sport favori : le vol de joyaux plus ou moins célèbres pour leur histoire ou leur beauté. Dieu sait pourtant s’il en vit, des diamants, sur les dames américaines ! En colliers, en sautoirs, en bagues, en bracelets, en ceintures, en couronnes et presque en harnachements mais justement il en voyait trop et ce qu’il aimait c’était la rareté, la pièce exceptionnelle et aussi la difficulté. Les richesses américaines lui semblaient trop neuves, trop clinquantes et trop évidentes. À quoi bon se donner du mal dans ces conditions ?
C’est à New York, alors qu’il séjournait au Waldorf, qu’il apprit ce qui se passait à l’autre bout du monde : dans la nuit du 8 au 9 février, la flotte japonaise avait attaqué Port-Arthur dont la Russie s’était récemment attribué la possession pour avoir un débouché sur la mer Jaune. Cette information faillit le décider à rester encore quelque temps outre-Atlantique car il imaginait sans peine que le Deuxième Bureau français se ferait un plaisir d’envoyer là-bas quelques « observateurs » dont il pourrait bien faire partie si on le savait de retour. Néanmoins, le printemps approchait et il éprouvait une grande envie de le voir éclore à Château-Saint-Sauveur, sa propriété provençale.
Le désir de revoir son jardin l’emporta et il alla prendre passage sur la Lorraine. Il savait y trouver un ami, chose à considérer, mais comme il ne tenait nullement à rencontrer de ces gens qui peuvent faire un calvaire d’un honnête voyage en mer, il décida de prendre ses repas dans sa cabine. Il fallut l’invitation pressante du commandant Maurras pour qu’il sorte de son trou.
— Vous n’avez pas l’intention de passer toute la semaine entre ces quatre murs ? fit l’officier en lui offrant un supplément de Martel Trois Étoiles.
— Pourquoi pas ? Je suis un vieil ours, vous le savez, répondit ce vieillard de quarante-deux ans, et si je peux venir de temps en temps boire un verre avec vous, je serai le plus heureux des hommes. Les relations de voyage ne me tentent pas beaucoup.
— Pour cette fois je pense que vous avez tort. Nous avons quelques très jolies femmes assez courageuses pour affronter l’Atlantique en mars et comme je vous sais, mon cher peintre, sensible à la beauté féminine…
— Bof !… des jolies femmes, il y en a partout.
— Sans doute mais il en est peu d’exceptionnelles.
— Et vous en avez d’exceptionnelles ?
— Eh oui. Nous avons d’abord miss Lilian Russel, la célèbre cantatrice.
— Un admirable soprano, j’en conviens, mais elle n’est plus très jeune et sa célébrité tient beaucoup, à présent, à sa passion des hommes, des diamants et de la bicyclette. Vient-elle chez nous pour courir le Tour de France ?
Le commandant de la Lorraine se mit à rire et tendit le flacon de cognac à son hôte :
— Vous êtes impossible. Elle est toujours très belle… mais nous avons mieux.
— Et qui donc ?
— Une merveille ! Mrs Carrington, la jeune épouse du très respectable attorney général de l’État de New York. Vous ne la connaissez pas ?
— Mon Dieu non ! Et… elle est comment ?
— Éblouissante ! Ne prenez pas cet air dédaigneux ! J’ai rarement vu une femme aussi belle, aussi rayonnante…
— Hum !… On dirait qu’elle vous a séduit ?
— Sur le plan esthétique seulement car elle reste assez distante. Vous auriez pu en juger, si vous étiez venu dîner avec tout le monde.
— Tiens donc ! Et le mari, dans tout ça ?
— Absent ! Mais la belle dame voyage avec un oncle et une tante qui veillent sur ce trésor comme le dragon de Nibelungen sur l’or du Rhin. En outre, elle semble tenir parfaitement la mer car après dîner elle a été la seule femme à s’attarder sur le pont. À cette heure, bien sûr, elle est rentrée chez elle. Venez donc demain au déjeuner ! Sur mon honneur, elle vaut le déplacement.
Le peintre vida son verre, le posa sur le bureau, se leva et tendit la main à son hôte :
— Je dois dire que vous piquez ma curiosité. Comment voulez-vous que je reste dans mon bocal quand Vénus en personne s’agite au-dessus de moi.
— Je suis bien sûr de votre opinion. Si vous venez, je ferai inscrire votre nom à ma table où je compte l’inviter, elle aussi.
— Dans ce cas je ne vois pas comment je pourrais résister. Bonne nuit, cher ami !
En fait, Antoine n’acceptait que pour ne pas désobliger celui qui l’invitait de façon si pressante mais il ne se faisait guère d’illusions sur la foudroyante beauté à bord. Les Américaines, il le savait, pouvaient être d’une grande beauté, néanmoins il leur trouvait toujours un petit défaut, un petit quelque chose d’inachevé, d’imparfait. Elles étaient trop sûres d’elles-mêmes alors qu’il aurait souhaité un rien de cette exquise patine dont est fait souvent le charme des Européennes. Une seule peut-être échappait, dans son souvenir, à cette espèce de condamnation générale : une jeune fille rencontrée en Chine dans des circonstances particulièrement dramatiques, mais celle-là, qui pouvait dire ce qu’elle était devenue et si même elle était encore de ce monde.
Aussi sa surprise fut-elle totale, quand, le lendemain, alors qu’en fumant sa pipe il arpentait le pont-promenade balayé par des rafales de pluie, il vit venir à lui cette même jeune fille. Enveloppée d’un grand manteau à capuchon en épais lainage vert et bleu, les mains au fond des poches de son vêtement, elle regardait le ciel gris dont les nuages, courant d’un horizon à l’autre, se gonflaient, noirs et menaçants, troués parfois d’une bande de lumière fuligineuse. Sous sa menace, l’océan faisait le gros dos et secouait comme un bouchon, à quelques encablures, un gros chalutier ventru.
Il n’eut même pas le temps de prononcer le nom qui lui montait aux lèvres : elle l’avait déjà reconnu et accélérait le pas :
— Tony ! s’écria-t-elle en lui tendant ses deux mains gantées. Est-ce bien vous que je retrouve en plein océan ?
— C’est bien moi, Alexandra… et infiniment heureux de vous revoir. D’autant qu’hier soir je pensais à vous.
— Comment cela ? Vous saviez que j’étais à bord ?
— Non. Je pensais à vous à cause du commandant…
— Vraiment ? Mais je n’ai fait que l’apercevoir ? Oh, Tony, marchons un peu s’il vous plaît ! Cela nous tiendra chaud…
Ils accordèrent leurs pas qu’il fallait balancer un peu et poursuivirent leur chemin.
— Alors, ce commandant ?
— Voilà ! C’est un de mes amis et nous avons bu un verre ensemble chez lui. Il m’a vanté l’insurpassable beauté d’une de ses passagères… une certaine Mrs Carrington, et moi, en esprit, je vous ai évoquée en pensant qu’il fallait venir d’une autre planète pour être plus belle que vous.
Elle éclata d’un rire joyeux et se serra un peu plus contre lui pour résister à une bourrasque.
— Perdez vos illusions, Tony ! Ce n’est pas sur ce bateau que vous rencontrerez une créature fabuleuse : je suis Mrs Carrington…
CHAPITRE II
SOUVENIR DE PÉKIN
Antoine eut à peine le temps de s’étonner ; débouchant du grand salon, un personnage rougeaud fonçait sur eux à la vitesse d’une locomotive haut le pied. La fumée du cigare qu’il mâchonnait accentuait la ressemblance.
— Eh bien, Alexandra ? grogna-il. À quoi pensez-vous ?
— Votre mari ? fit le peintre aimablement.
— Tout de même pas !… Oncle Stanley, je vous présente un ami d’autrefois qui…
— Je n’ai jamais vu ce monsieur à Philadelphie !
— Moi non plus. Par contre, je l’ai beaucoup vu à Pékin où il m’a sauvé plus que la vie… Ne vous ai-je jamais parlé d’Antoine Laurens ?
— Et plus d’une fois ! s’écria miss Forbes qui, sous un étonnant chapeau chargé d’énormes bouillonnés de mousseline grise piqués d’une plume-couteau rouge vif, effectuait son apparition avec la majesté d’une frégate entrant au port toutes voiles dehors. Où l’avez-vous trouvé, Alexandra ?
— Mais sur ce pont. Il faisait le tour du bateau dans un sens, moi dans l’autre, et nous nous sommes reconnus ! N’est-ce pas une chance !
— Un grand morceau de chance ! Antoine, cher, venez que je vous embrasse !
Et sans plus de façon, tante Amity prit le peintre aux épaules et lui planta sur chaque joue un baiser retentissant qui acheva la déroute de son frère, bien obligé dès lors de se mettre à l’unisson.
— Hello, old boy ! rugit-il en broyant les phalanges du Français après lui avoir assené dans le dos une claque à assommer un bœuf. Puis estimant qu’il avait fait tout son devoir, il se hâta de rejoindre l’étage supérieur où deux salles de café étaient installées sous la passerelle de navigation pour y achever son cigare en compagnie du premier whisky de la journée. Contrairement aux femmes de sa famille, il n’aimait guère les Français mais dès l’instant où Amity chaperonnait leur trop jolie nièce, il n’avait plus à s’en soucier.
Pendant ce temps, Antoine commençait à regretter d’être sorti de sa cabine ainsi d’ailleurs que l’imprudente promesse faite au commandant. Se trouver seul avec Alexandra eût été délicieux mais la présence de sa tante enlevait beaucoup de charme à cette rencontre inattendue. Non qu’Amity Forbes fût désagréable, bien au contraire, mais elle posait tellement de questions ! Quand par hasard elle n’en posait pas, elle s’étendait voluptueusement sur la vie fastueuse que menait sa nièce auprès d’un époux à qui elle n’avait jamais trouvé autant de qualités. Alexandra finit par trouver cette élégie suspecte. Quand l’heure fut venue d’aller s’habiller pour le déjeuner, elle réclama des explications :
— Qu’est-ce qui vous prend de chanter les louanges de Jonathan sur le mode lyrique ? Je n’avais jamais remarqué que vous lui portiez une telle passion ?
— Je suis de votre avis : cela se saurait. Je continue à penser que le jour où vous l’avez rencontré, vous auriez mieux fait de tomber de cheval et de vous fouler une cheville !
— Tomber de cheval dans un bal ! De toute façon, vous venez de vous conduire en parfaite hypocrite car vous n’avez jamais voulu admettre qu’il est une spl…
— Si vous me ressortez votre splendide créature, je hurle ! Quant à ce que j’en ai dit à ce charmant Laurens, n’y voyez que mon désir de protéger votre ménage, que cela me plaise ou non. C’est une question de loyauté.
— Tony n’a pas la moindre envie de donner l’assaut à mon ménage. Je l’ai connu bien ayant Jonathan.
— Il ne vous a jamais fait la cour ?
— Pas vraiment… Un petit peu tout de même parce qu’il est français mais il a surtout été merveilleux, charmant… je ne sais trop comment dire… mais tout à l’heure, en le rencontrant, j’ai éprouvé une joie d’autant plus grande que j’ai quitté Pékin sans même lui dire adieu.
— Il n’a pas l’air de vous en vouloir et je peux vous prédire qu’il va se montrer des plus galants. J’ai vu la façon dont il vous regardait et je ne peux pas lui donner tort : sept jours en mer auprès d’une femme ravissante que son benêt de mari laisse partir seule à la conquête de l’Europe ! Une véritable aubaine pour un homme séduisant. Car il l’est, l’animal !
— Vous n’oubliez qu’une chose : son âge qui atteint presque celui de Jonathan…
— Du diable si l’on s’en douterait ! Et voilà la raison pour laquelle j’ai jugé de mon devoir de laisser entendre que vous êtes la femme la plus heureuse de tout New York pour avoir épousé un homme exceptionnel.
— Mais il est exceptionnel ! fit Alexandra mécontente. Quant à être seule ici, j’espère que Tony ne s’illusionne plus guère ou bien ne vous a-t-il pas remarqués, vous et oncle Stanley ?
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