— Mon Dieu !… fit-elle seulement.
Comprenant qu’elle était en train de s’évanouir, Antoine se pencha sur elle et lui appliqua sur les joues quelques claques pas trop appuyées.
— Eh bien, Alexandra, eh bien ! On dirait que je vous ai montré un fantôme ?
Preuve patente que la communauté s’intéressait à leurs faits et gestes, sœur Marie-Gabrielle accourait déjà avec des sels d’ammoniaque et un cordial. Heureusement, le malaise était léger et la jeune femme fut vite ranimée. Elle sourit à la petite nonne et lui pressa la main :
— Cela va mieux. Merci, ma sœur !… Antoine, continua-t-elle en se tournant vers lui, comment n’avez-vous pas reconnu ce démon, cette Pivoine qui m’avait livrée au prince Tuan ?
— Vous en êtes certaine ? En ce cas comment ne l’avez-vous pas identifiée vous-même au théâtre ?
— Elle était tellement différente ! Le costume occidental, je pense, la coiffure et aussi le maquillage mais là, à visage nu, le doute n’est pas possible. Ce qui m’étonne, d’ailleurs, c’est de ne pas avoir été attaquée moi-même puisque, ce soir-là, je portais le lotus ?
— Ce genre d’entreprise n’est guère facile en France. Les Chinois qui séjournent ici font plutôt patte de velours pour ne pas compromettre leurs missions diplomatiques destinées à les aider à assimiler le modernisme. Ils sont surveillés et d’ailleurs peu nombreux et ils se tiennent tranquilles car le peuple ne les aime pas et ne verrait aucun inconvénient à en lyncher un ou deux le cas échéant. En ce qui vous concerne vous êtes toujours très entourée. Quant au Ritz il est très protégé étant donné la qualité des gens qui y descendent…
— Admettons ! Cela ne change rien au fait qu’un homme a été tué et que cette affreuse créature n’a pas hésité à frapper en plein Paris ?
— Aussi faut-il que vous rentriez avec moi, plaida Antoine. Pour avoir réussi à savoir que Moineau détenait le lotus, cette femme doit être le diable et si je vous ai trouvée elle peut en faire autant. Cette maison, si vénérable soit-elle, n’a rien d’une forteresse. Vous y êtes loin de tout et Langevin n’a pas les moyens de vous y protéger.
— Mais enfin, Antoine, soyez raisonnable ! Elle a ce qu’elle cherchait à présent. Pourquoi donc s’en prendrait-elle à moi ?
— Vous ne connaissez rien à l’âme chinoise. L’homme qui vous a donné ce bijou était le seul que T’seu-hi ait jamais aimé et vous aviez su attirer plus que son désir : crime d’autant plus impardonnable que le prince est mort à présent. Mais vous êtes bien sûre de votre mémoire ? Il s’agit bien de cette Pivoine ?
— Absolument. Il n’y a pas tellement longtemps qu’elle ne hante plus mes cauchemars.
— Alors il faut rentrer à Paris au plus vite. La voiture que j’ai louée va nous ramener à Dijon d’où je téléphonerai au commissaire Langevin pour lui dire ce que nous savons et lui demander d’aller prévenir mon ami Edouard Blanchard. Si cette ancienne « Lanterne Rouge » a commencé de tuer elle s’en prendra très certainement à Mme Blanchard, je veux dire Orchidée, son ancienne compagne qui, elle aussi, a trahi la maîtresse vénérée. Allez vous préparer, je vous emmène !
— Mais je vous ai dit…
— Ne discutez pas, Alexandra ! À présent que je sais qui est la meurtrière, je ne vous laisserai pas derrière moi…
Matée, la jeune femme obéit et s’en alla faire ses adieux aux religieuses et rassembler ses bagages. Au ton et au regard d’Antoine, elle comprenait qu’en cas de refus il était tout à fait capable de la charger sur son dos comme un simple sac de farine et de l’emporter sans lui donner même le temps de prendre un mouchoir.
Un moment plus tard elle roulait à ses côtés en direction de Dijon puis, plus tard encore, de Paris où ils arrivèrent aux environs de minuit. La bonne Mme Brenet devait attendre longtemps ce client si aimable qui lui avait promis de revenir dîner. Elle en conçut, de ce jour, une sorte de méfiance envers les dames de l’Hôtel-Dieu qu’elle n’hésitait plus à accuser de concurrence déloyale…
Le commissaire Langevin, l’air plus las que jamais et les mains au fond des poches de son patelot mastic, vint accueillir les voyageurs en gare de Lyon et put donner à Antoine toutes assurances touchant la sécurité de sa compagne. Mrs Carrington serait surveillée discrètement jour et nuit où qu’elle aille. Quant à M. et Mme Blanchard, il ne les avait pas trouvés : ils profitaient de l’été pour faire un grand voyage au Canada et aux États-Unis. On ne les attendait pas avant fin octobre. Il serait temps de les prévenir à leur retour si la police n’avait pas réussi à mettre la main sur la vénéneuse Pivoine.
— Ce qui pourrait bien ne pas tarder, conclut-il avec satisfaction, et cela grâce à l’appui de la presse. Dès demain, les journaux de Paris et même de province vont reproduire en première page le dessin que nous avons.
— Je suis prête à offrir une récompense à qui la fera prendre, dit Alexandra. Cette femme est pire qu’un serpent à sonnette et il ne faut pas qu’elle continue à tuer…
— Je ne suis pas d’accord, fit Langevin. Cela nous vaudrait une avalanche d’informations au milieu desquelles nous aurions bien du mal à démêler la vérité. Croyez-moi, les Français ont pas mal de défauts mais ils sont tout à fait capables de se dévouer pour la justice… et sans contrepartie.
Au Ritz, le retour nocturne et inopiné de Mrs Carrington ne troubla personne : la maison était de trop haute qualité pour se permettre de bouger seulement un sourcil devant les allées et venues peu orthodoxes d’une cliente comme Mrs Carrington et celle-ci retrouva son bel appartement fleuri de frais après avoir partagé avec ses deux amis le champagne de bienvenue qu’Olivier Dabescat, toujours grand seigneur, tint à leur offrir dans un petit salon tandis que Langevin lui faisait quelques recommandations instantes. Néanmoins, lorsque tout le monde se fut retiré, il ne résista pas à l’envie de faire connaître son sentiment au chef sommelier.
— M. Forain a dit un jour du salon de Mme la duchesse de Rohan qui reçoit tant de gens disparates que c’était la rue avec un toit dessus. Je me demande si notre maison n’est pas en train de prendre modèle sur elle. Des policiers en civil ici ! Chapeaux melons et chaussures à clous ! Je crois que je les préférerais en uniforme ! De quoi est-ce que le hall va avoir l’air ainsi habité ?
Le maître des illustres caves se mit à rire :
— Commandez un supplément de plantes vertes ! Vous les cacherez derrière. Il ne vous restera plus qu’à les arroser…
CHAPITRE XIII
LA FIN DU VOYAGE
Quand le lendemain, tard dans la matinée, Alexandra sonna pour son petit déjeuner, elle vit Mme Rivaud pénétrer dans sa chambre à la suite du plateau. Du coup, elle jaillit de son lit pour sauter au cou de cette visiteuse qui lui avait tellement manqué.
— Tante Amity ! soupira-t-elle. Pourquoi m’avez-vous abandonnée ? Depuis votre départ je n’ai fait que des bêtises…
Les deux femmes s’embrassèrent avec une vraie tendresse. Puis l’ancienne miss Forbes tendit un peignoir à sa nièce et ordonna à la femme de chambre de déposer le plateau dans le salon puis de lui apporter à elle-même un grand pot de café et des croissants :
— Le café de ma cuisinière n’est qu’une infâme lavasse et je n’ai pas encore eu le temps de lui apprendre à le faire. Ici, au moins, je vais pouvoir déjeuner sans risquer ma vie.
— Quand donc êtes-vous rentrés ?
— Cette nuit et, ce matin, à l’aurore nous trouvions votre ami Tony, débordant d’excuses, pratiquement assis sur le paillasson. Il en a été bien puni : on lui a offert du café !
Alexandra regarda sa tante avec admiration : elle débordait visiblement de joie de vivre et sa mine, sous une plantation de marguerites en velours, était admirable :
— Inutile de demander si vous êtes heureuse ? soupira la jeune femme. Vous rayonnez positivement ! Oncle Nicolas va bien ?
— Très bien ! Il m’a chargée de toutes ses affections en regrettant beaucoup de ne pas avoir le temps de venir vous embrasser. Mais il avait un train à prendre.
— Un train ? souffla Alexandra abasourdie. Déjà ?
L’heureuse épouse éclata de rire et saisit la cafetière pour se resservir :
— Rassurez-vous, il ne quittait pas le domicile conjugal ! Simplement une lettre d’affaires ennuyeuse l’attendait dans son courrier. Il est parti pour Bordeaux…
— Décidément, nous faisons beaucoup fonctionner les chemins de fer dans la famille !… Au fait, que vous a appris Tony ?
— Des précisions intéressantes. Il m’a dit surtout que vous ne vouliez plus retourner chez vous. Ne cherchez pas la lettre de cet imbécile de Jonathan, il me l’a pratiquement récitée par cœur. Cet homme a une mémoire étonnante !
— Alors vous savez tout. Et… vous rentreriez, vous, dans de telles conditions ?
— Oui… Ne fût-ce que pour casser un parapluie sur la tête obtuse de mon époux afin qu’il ait vraiment quelque chose à me reprocher. Et c’est ce que vous allez faire dès que Nicolas aura mis de l’ordre à ses problèmes. Nous partirons avec vous comme nous l’avions décidé.
— Vous ne me comprenez pas, tante Amity ! Je suis… profondément offensée… je suis…
— Cruellement blessée à la fois dans votre orgueil et dans votre cœur ? fit Mme Rivaud avec beaucoup de douceur. Selon moi Délia fait une énorme folie. Peter Osborne n’avait rien de bien excitant mais c’était un mari de tout repos tandis qu’un pareil Don Juan !… De toute façon, ce sera amusant de voir l’effet produit sur Jonathan par cette grande nouvelle !… Après cela vous divorcerez tout à votre aise ! Mais pas en restant tapie ici comme une coupable : au grand jour, sur la place publique, au son des trompettes et de préférence en boutique !
— Je ne veux pas ruiner la carrière de Jonathan. Il ne le mérite pas…
— Nous allons avoir tout le temps d’en débattre en privé. Car naturellement vous venez habiter chez nous. C’est complètement ridicule de continuer à payer les yeux de la tête un appartement que vous n’habitez jamais…
— Si Tony vous a dit tant de choses, il a dû aussi vous apprendre…
— Que la police vous surveille comme le précieux trésor que vous êtes ? Qu’à cela ne tienne ! Dans son immense cuisine, quai Voltaire, Ursule sera enchantée d’avoir un auditoire. D’ailleurs ne craignez rien : son café est détestable mais sa cuisine excellente.
— Et que vais-je faire de tout cela ? demanda Alexandra en montrant du geste ses acquisitions qui encombraient le salon.
— Les confier à un transporteur qui les emballera et les convoiera au Havre où ils attendront votre départ dans un dépôt.
— Tante Amity ! Je n’ai plus de maison à New York. Jonathan a dû la mettre en vente…
— Vous en avez toujours une à Philadelphie ! Je vous donne la mienne si vous le souhaitez…
— Ce que je souhaite, c’est demeurer près de vous… je veux dire pas trop loin. Avez-vous acheté une maison en Touraine comme vous le souhaitiez ?
— Oui. Une vieille et exquise demeure près d’Amboise. Je l’adore et elle devrait vous plaire.
— Eh bien j’en achèterai une dans le voisinage et je vieillirai doucement auprès de vous et d’oncle Nicolas.
— Ne dites pas de sottises ! À vingt-deux ans on ne s’enterre pas à la campagne. Et puis vous aimez trop l’Amérique… Je vous jure bien que nous allons vous y ramener, Nicolas et moi. En attendant venez donc faire connaissance avec le quai Voltaire et le café d’Ursule !
Si la direction du Ritz fut satisfaite de récupérer enfin un appartement qu’elle aurait pu louer cent fois à des clients que sa cave et son restaurant auraient intéressés bien davantage, elle eut l’élégance de n’en rien marquer. Au déjeuner qu’elle prit avec sa tante pendant qu’on déménageait ses achats et que les femmes de chambre remplissaient ses grandes malles, Alexandra reçut, avec le champagne de l’adieu, les vœux d’une maison qui espérait bien la revoir souvent dans les temps à venir. Quant à Mme Rivaud, Olivier Dabescat tint à lui offrir personnellement une bouteille de ce vieux porto qu’elle aimait tant :
— Ce n’est pas juste, dit Alexandra en riant. L’oncle Nicolas a tout de même dû chasser Mr Jefferson de votre cœur ?
— Mais pas de mon esprit. Il sera toujours pour moi la plus parfaite incarnation des États-Unis… en outre ce porto est vraiment le meilleur que j’aie jamais bu. Je suis certaine que Nicolas l’aimera beaucoup…
Tante Amity fit à sa nièce les honneurs de son « home » parisien avec une légitime fierté. La maison, jadis propriété du marquis de Villette, avait vu mourir Voltaire ainsi que l’attestait la grande plaque de marbre de la façade. Depuis des années M. Rivaud y louait les deux premiers étages qui, avec un escalier intérieur, composaient un grand appartement fort agréable mais un peu trop vaste pour un homme seul et deux serviteurs. Après la mort de son fils et de la première Mme Rivaud, Nicolas avait souvent songé à déménager sans jamais parvenir à s’y résoudre : le charme de cette vieille demeure et la vue que l’on avait, de ses fenêtres à balustres, sur la Seine, les nobles bâtiments du Louvre et le pavillon de Marsan en étaient la cause. L’entrée en scène d’Amity Forbes vint à point nommé le convaincre de continuer à habiter l’une des plus agréables maisons de Paris. Néanmoins, comme il était un homme plein de tact et de délicatesse, il fit refaire pendant son voyage de noces les pièces qui n’étaient pas classées monuments historiques, c’est-à-dire les chambres, les salles de bains, l’office et la cuisine. Les deux salons conservèrent intacts leurs boiseries dorées, leurs plafonds peints et leurs précieux parquets que réchauffaient d’anciens tapis aux teintes adoucies.
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