Tout entière tendue de toile de Jouy à décor bleu Nattier, la chambre qui accueillit Alexandra l’enchanta. Ses meubles Directoire laqués gris et bleu avaient la simplicité et l’élégance qu’elle aimait. Un énorme bouquet de dahlias multicolores emplissait une jardinière basse, en tôle verte, posée devant la cheminée sans feu. Et que la vue sur les marronniers du quai et la Seine où passaient lentement les péniches était donc jolie ! Tout de suite la jeune femme s’y plut au point de souhaiter égoïstement que M. Rivaud s’attarde encore un peu dans les délices bordelaises…

Durant quelques jours, elle y mena la vie la plus reposante qui soit, servie dévotieusement par Ursule et son époux Firmin conquis tous deux par son beau sourire. Elle ne sortait guère, même en voiture, car il aurait fallu emmener MM. Dupin et Dubois, les deux policiers commis à la garde de Mrs Carrington et qui s’épanouissaient doucement dans la cuisine, semblables à deux tournesols dirigés vers l’astre nourricier qui leur dispensait si généreusement petits plats fins et vins de qualité. En échange, Dupin qui avait séjourné en Italie dans sa jeunesse apprit à Ursule la manière de faire un café convenable. Et puis quand celle-ci et Firmin n’avaient plus rien à faire on s’installait autour de la table de cuisine pour de rudes affrontements à la manille. La nuit, l’un d’eux dormait sur un lit de camp devant la porte d’Alexandra pendant que l’autre veillait à l’étage inférieur.

Le commissaire Langevin passait vers le soir et acceptait souvent le dîner que lui offrait Mme Rivaud. Dîner auquel participait aussi Antoine qui, pour distraire son amie autant que pour l’amour de l’art, avait entrepris de faire son portrait. Ainsi, la vie s’écoulait assez doucement dans un Paris qui flânait tranquillement dans la chaleur du mois d’août. Seuls, les journaux faisaient preuve d’une grande activité d’abord à cause des IIIe Jeux Olympiques qui allaient s’ouvrir à Saint Louis, aux États-Unis, le 29 de ce mois. On déplorait que la participation des athlètes fût moins importante qu’aux derniers Jeux de Paris mais, en fait, on se passionnait davantage pour la récente fermeture des écoles religieuses en France et pour la défaite de la flotte russe devant Port-Arthur. Le Japon triomphait au moment même où l’achèvement du Transsibérien pouvait permettre un meilleur approvisionnement des troupes du Tzar. Quant à ce que l’on appelait « l’affaire de la rue Campagne-Première », après la publication du portrait approximatif de la meurtrière qui avait soulevé un intense intérêt et couvert le bureau du préfet d’un abondant courrier, elle ne tenait plus que quelques lignes dans les colonnes de la presse.

Les affaires de l’oncle Nicolas devaient présenter quelques aspérités car son absence se prolongeait. Il téléphonait de temps en temps et son épouse l’encourageait avec beaucoup de gentillesse, lui donnait des nouvelles de la maison et le suppliait de ne pas se tourmenter pour elle : mieux valait en finir une bonne fois afin de pouvoir partir pour les États-Unis l’esprit tranquille.

Que sa tante s’acclimatât si bien en France étonnait tout de même un peu Alexandra :

— Et votre maison que vous aimiez tant, votre jardin, vos chevaux et vos chiens ? Les oubliez-vous ?

— Pas du tout et je vous accorde qu’il m’arrive d’y penser avec quelque nostalgie mais nous avons décidé de passer à Philadelphie environ quatre mois par an. En outre, j’ai l’intention d’embarquer pour la France mes chevaux préférés et bien entendu mes chiens. Ils seront très heureux en Touraine. Le temps y est doux et l’herbe superbe. Je crois que vous comprendrez quand vous verrez notre manoir. Il est seulement dommage que je ne puisse vous y emmener en ce moment à cause de votre sécurité.

Ladite sécurité commençait à peser sur Alexandra bien qu’elle trouvât un certain plaisir à s’engourdir dans un bien-être feutré, douillet et lénifiant. Même sa douleur d’amour se fondait dans une sorte de bienveillante torpeur et se faisait moins cruelle. Délia, Fontsommes et les vapeurs délicieusement vénéneuses de la lagune se fondaient, disparaissaient pour laisser tout le devant de la scène au regret de ce qu’elle avait perdu. Et, le soir, quand elle procédait à sa toilette devant un miroir ancien qui avait reflété – du moins le prétendait-on ! – le doux visage d’une créole promise à la couronne impériale, elle évoquait ces soirs de New York où, au retour d’une fête, d’un bal ou d’un dîner, Jonathan venait s’asseoir près de la table surchargée de riens précieux pour la regarder ôter ses bijoux et l’aider à dénouer ses cheveux. En dépit de son self-control il semblait tellement épris de sa beauté ! Apparemment, il ne s’attachait à rien d’autre et le vieil adage : « Loin des yeux loin du cœur » s’appliquait parfaitement à lui. Une autre beauté était passée par là et voilà tout ! Il ne restait rien du grand amour de Jonathan sinon l’âcre odeur du tabac refroidi… À présent, il allait falloir se reconstruire une vie mais où ? Comment ? Et dans quel but ? Autour d’elle, Alexandra ne voyait que ruines et se demandait parfois si le mieux ne serait pas de s’y ensevelir… de changer totalement d’existence pour un temps et, puisque sa fortune le lui permettait, pourquoi ne pas acheter elle aussi un manoir tourangeau ? Quand elle le reverrait, elle en parlerait au marquis de Modène : il savait donner les meilleurs conseils du monde…

Et puis, un beau matin, le commissaire Langeyin, un petit sourire au coin des lèvres – signe chez lui d’une joie débordante –, vint relever ses hommes et apprendre à Alexandra qu’elle pouvait profiter tranquillement de ses derniers jours à Paris : la dangereuse Pivoine avait été arrêtée la veille à l’hôtel Majestic grâce à l’œil vif d’un groom particulièrement physionomiste et, de surcroît, lecteur passionné d’affaires policières.

Ce ne fut pas sans un vif regret que MM. Dupin et Dubois firent leurs adieux à Ursule, Firmin et à ce qui avait été la plus agréable des tâches mais ils se consolèrent un peu en s’entendant dire qu’ils seraient toujours les bienvenus pour un bon repas ou une partie de cartes lorsqu’ils en auraient le loisir.

De son côté, tante Amity avait reçu de son époux un coup de téléphone pleinement satisfaisant : M. Rivaud serait chez lui le surlendemain et conseillait à sa femme d’activer ses préparatifs ; la Lorraine appareillerait au Havre le 3 septembre et leurs passages à tous trois étaient retenus.

— Cela vous laisse une dernière semaine à Paris, dit Mme Rivaud à sa nièce. À quoi voulez-vous l’occuper ?

— Vous êtes vraiment certaine que je vais partir avec vous ?

— Naturellement. Nous n’allons pas encore ergoter là-dessus. Je vous ai expliqué que vous deviez faire face. Au Grand Siècle je vous aurais dit que votre « gloire » l’exige ce qui, après tout, n’est pas une si mauvaise formule car vous portiez fièrement une belle auréole lorsque nous avons quitté New York : elle doit demeurer intacte…

— Soyez tranquille ! soupira la jeune femme, je m’embarquerai avec vous… Quant à ce que je vais faire ? Me promener dans ce Paris qu’au fond je connais peu, visiter encore quelques boutiques. Et puis je voudrais dire au revoir à Dolly d’Orignac…

— Vous n’avez guère le temps de descendre en Périgord et pour ce que j’en sais les gens pourvus de châteaux n’en reviennent pas avant le mois d’octobre à cause des chasses.

— Eh bien, je me contenterai de laisser ma carte chez elle et chez quelques personnes dont je garde le meilleur souvenir. Ma « gloire », comme vous dites, exige que je me conforme aux usages du monde et que je prenne congé dans les formes…

Si elle trouvait très réconfortant de savoir son ennemie sous les verrous, Alexandra n’en tirait pas toute la satisfaction escomptée. Son médaillon n’avait pas été retrouvé quand on avait fouillé les affaires de cette femme et elle en éprouvait de la peine, une peine uniquement superstitieuse d’ailleurs : sa vie faisait naufrage depuis qu’on le lui avait volé et il lui était désagréable d’affronter sans ce talisman les épreuves et les difficultés qui l’attendaient en Amérique.

— Moi qui me croyais un esprit fort, une grande intellectuelle, pensa-t-elle tout en rangeant ses bijoux pour le voyage, voilà que je me retrouve fétichiste comme une vieille squaw iroquoise ! Je me demande ce qu’en dirait Jonathan…

Elle avait pensé tout haut et tressailli aux trois syllabes du nom de son mari. Naguère, avant d’avoir mis entre eux la largeur d’un océan, elle l’associait souvent aux idées qui lui passaient par la tête mais, depuis leur brouille, c’était la première fois que revenaient à son esprit les petits mots familiers et elle en éprouva du mécontentement. Ce n’était vraiment plus le moment d’accorder de l’importance à ce que pouvait dire ou faire le juge Carrington…

Refermant la mallette de cuir, elle l’enferma dans un placard, mit un chapeau assorti au léger tailleur de petit drap champagne qu’elle portait sur un corsage de valenciennes mousseuse, tira soigneusement sur ses mains des gants à crispins en chevreau glacé et se disposa à sortir mais passa auparavant par le petit salon où Mme Rivaud travaillait à l’important courrier qu’elle entretenait avec une foule de gens. Tante Amity leva à la fois le nez et la plume.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas dit que vous comptiez aller faire une promenade ? reprocha-t-elle. J’aurais remis ce fatras à plus tard.

— Je suis une grande fille, tante Amity, et pendant le déjeuner je n’y pensais pas. Et puis, il fait si beau que j’ai eu envie de profiter un peu de ma liberté toute neuve… sans vous déranger pour autant !

— Je peux comprendre ça mais sonnez Firmin et demandez la voiture !

— Surtout pas ! Cela gâcherait mon plaisir et vous savez combien j’aime marcher. Je vais aller jusqu’au magasin du Bon Marché pour acheter quelques babioles et, de là, je pousserai jusque chez Dolly afin de déposer une carte avec quelques mots d’adieu. D’ailleurs, il se peut qu’elle soit rentrée d’après ce que son maître d’hôtel m’a dit hier au téléphone…

— Alors bonne promenade mais ne vous attardez pas trop ! Je ne suis pas encore débarrassée de cette fichue manie de me faire de la bile à votre sujet pour un oui ou pour un non.

Sans répondre, Alexandra embrassa la chère femme et quitta la maison. Le temps plus frais que ces derniers jours était fort agréable et Mrs Carrington respira avec délices le vent d’ouest qui apportait avec lui des odeurs de campagne et jusqu’à une légère senteur marine. Des mouettes volaient au-dessus de la Seine que la promeneuse suivit jusqu’à la rue du Bac où elle s’engagea d’un pas de flânerie s’arrêtant ici ou là pour examiner une vitrine d’antiquaire.

Arrivée au grand magasin où le faubourg Saint-Germain se fournissait tout en déplorant « l’affreuse charpente métallique », œuvre de Gustave Eiffel, elle acheta quelques paires de gants, de charmants tabliers brodés pour ses femmes de chambre new-yorkaises et quelques paires de draps qu’elle fit livrer avant d’aller admirer la galerie de tableaux, orgueil du Bon Marché, qui exposait quelques toiles dans un décor somptueusement doré du plus pur style Napoléon II.

C’était amusant de jouer à la Parisienne anonyme et afin de prolonger ce plaisir, elle gagna le salon de thé pour s’y offrir une tasse d’un odorant Darjeeeling et effacer grâce à lui la légère fatigue qu’elle ressentait. Puis, revigorée, elle se dirigea d’un pas vif vers la rue Saint-Guillaume. Il était un peu plus de cinq heures, le meilleur moment pour trouver chez elle Mmed’Orignac.

Espoir vite déçu. Non seulement « Madame la marquise » n’était pas rentrée, lui expliqua le portier, mais on ne la reverrait pas avant au moins trois semaines. En effet, elle venait d’être victime d’une chute de cheval, heureusement pas trop grave mais qui la retiendrait au château plus longtemps que prévu. Du coup, Mrs Carrington renonça à déposer une carte qui allait attendre indéfiniment et décida d’écrire le soir même à son amie.

Quittant l’hôtel, elle fit quelques pas puis se sentit un peu lasse et chercha des yeux une voiture de place. Or, justement, un fiacre qui venait sans doute de déposer un client, quittait le bord du trottoir et s’approchait. Elle leva la main pour l’appeler :

— Conduisez-moi quai Voltaire, dit-elle, au numéro… Elle n’eut pas le temps d’en dire davantage. Le cocher qui avait sauté vivement à bas de son siège et ouvert la portière la hissait à l’intérieur plutôt qu’il ne l’aidait à monter. En même temps deux mains venues de nulle part lui appliquaient un tampon sur le visage. Elle voulut crier, n’en inhala que mieux l’odeur écœurante du chloroforme et sombra bientôt dans l’inconscience sans avoir seulement compris ce qui lui arrivait…