— Pourquoi n’ai-je pas été prévenue ? Je serais revenue immédiatement.
— Justement je ne le voulais à aucun prix. J’ai donné à la police toutes les informations dont j’étais capable mais j’ai exigé que la presse ignore la vérité. Cela sert quelquefois d’être attorney général… Les journaux n’ont fait mention que d’un incendie « sans gravité ».
— Mais enfin pourquoi ne vouliez-vous pas que je revienne ? Ma place était auprès de vous.
— Et j’espère bien que vous la garderez encore longtemps, mais il faut que vous compreniez : de toute évidence, ces gens comptaient sur votre retour et tant que ces bandits n’étaient pas pris, je ne voulais pas que vous rentriez parce que vous auriez été en danger.
Elle prit la main de son mari et y posa sa joue :
— Mon pauvre Jonathan !… Et moi qui vous accusais de tous les péchés !… Mais aussi pourquoi m’avoir écrit cette lettre tellement comminatoire ?
— Pour la même raison… et parce que je vous connais à fond. Vous détestez que l’on vous fasse sentir une quelconque autorité et j’étais certain que vous entreriez en rébellion. Me confierez-vous comment vous avez réagi en la recevant ?
— J’ai décidé de faire comme si je ne l’avais pas reçue, ce qui m’évitait de répondre, et je suis partie pour la Côte d’Azur rejoindre tante Amity.
Carrington se mit à rire :
— Vous voyez bien ! J’étais sûr que cela marcherait… Comprenez-moi, Alexandra, outre les craintes que j’éprouvais pour vous, je tremblais d’horreur à l’idée du spectacle que vous auriez découvert en rentrant prématurément : un vieil époux assis dans une petite voiture, à demi défiguré, une espèce de déchet… un vieillard. Et puis, peu après, quelqu’un m’a montré… ce que vous savez…
— Qui a fait cela ? Je veux que vous me le disiez !
— Une femme jalouse, bien sûr, mais cela ne vous avancera guère de savoir son nom…
— Peut-être mais j’insiste. Qui a voulu nous détruire ?
— Si vous y tenez !… Il s’agit de lady Ann Wolsey, une jeune veuve née en Amérique dont, si mes renseignements sont bons, vous avez séduit le boy friend. Nous nous sommes rencontrés à un bridge chez le maire…
Le temps d’un éclair, Alexandra revit la jolie blonde qui occupait si fort Jean de Fontsommes chez les d’Orignac.
— C’est insensé ! fit-elle. Je la connais à peine !
— Sans doute mais vous n’en étiez pas moins son ennemie. Je sais bien que vous êtes encore très jeune, néanmoins il vous faudra apprendre que les femmes sont redoutables entre elles. Le procédé était infâme mais il m’a tout de même fait beaucoup de mal.
— Aviez-vous donc si peu confiance en moi ?
— La confiance ? Belle chose lorsque l’on est tout près l’un de l’autre mais à une telle distance ! Comprendrez-vous ce que j’ai souffert ? Aimer une femme, l’idolâtrer et l’imaginer dans les bras d’un autre alors que l’on ose à peine se glisser dans son lit ! Et surtout lorsque l’on a conscience d’une très grande différence d’âge… C’est insupportable !
Alexandra se leva et il y eut un silence. Adossée à l’une des cloisons qui semblaient animées d’une vie intérieure, elle resta un long moment à scruter le beau visage de son époux, son masque à la fois fier et viril que le funèbre bandeau ne déparait pas, bien au contraire ! Il lui apportait quelque chose d’exotique, une nuance à la fois subtile et troublante.
— Dans votre dernière lettre, vous écriviez que je vous faisais peur, murmura-t-elle. Je n’ai pas compris.
Jonathan eut l’un de ses rares et d’autant plus charmants sourires :
— Cela tient à votre jeunesse ! Au soir de nos noces, j’ai tenu dans mes bras une jeune vierge pure… et froide que j’ai été incapable d’animer. Plus la beauté de son corps se révélait et plus je me sentais pauvre… et désarmé. J’aurais voulu m’agenouiller, me prosterner, inventer des caresses sublimes et j’osais à peine vous toucher.
— Quelle folie ! N’avons-nous pas… couché ensemble ?
— Oui, fit-il avec amertume. J’ai trouvé assez de force pour vous faire femme… mais je l’ai fait avec tant de maladresse !… J’ignorais qu’une trop grande beauté peut foudroyer un homme et je me suis montré un bien piètre mari.
Lentement, Alexandra revint vers lui et lui prit les mains :
— Voulez-vous répondre à une question, Jonathan, une seule ?
— Oui, si c’est possible.
— Je le crois. M’aimez-vous ?
— Quelle question !
— Je l’ai mal posée : comment m’aimez-vous ?
— Comme un imbécile !… non, ne le prenez pas en mal mais comment puis-je vous faire partager les délires de mes nuits solitaires ? Savez-vous ce que je pensais quand, le soir, je vous regardais ôter vos bagues, vos bracelets, vos colliers et dénouer vos cheveux ? Je luttais contre moi-même pour ne pas me jeter sur vous, arracher votre robe et vous soumettre sur le tapis de votre chambre mais je craignais tellement de vous faire peur ! Vous m’auriez pris pour un fou !…
Alexandra se mit à rire :
— Je vous aurais pris pour un amant… un peu fou peut-être mais je crois bien que c’est ce que désirent toutes les femmes. Comme vous le dites, j’étais trop jeune lors de notre mariage. Moi aussi j’avais peur. On m’avait dit que je devais me soumettre à toutes les exigences de mon époux… même les plus étranges, et c’est ce que j’ai fait, en regrettant toutefois que le mariage n’eût pas plus… d’envolée. Ce n’était tout de même pas la première fois que vous faisiez l’amour, Jonathan ?
— Avec une vierge, si ! Et vous étiez la plus belle de toutes.
— Nous pourrions essayer de recommencer ?
Il vint contre elle et elle le sentit frémir. D’un geste hésitant, il posa les mains sur ses épaules mais elle eut alors un gémissement de douleur qui l’écarta aussitôt.
— Pardonnez-moi ! fit-il tout de suite affolé. J’ai oublié ce que vous avez souffert aux mains de cette horrible femme et je vous ai fait mal…
— Vous savez cela aussi ? murmura Alexandra atterrée.
— Bien sûr ! Tandis que ce navire appareillait, je buvais un verre au bar en compagnie de cet oncle étrange que je me suis découvert. Vous n’imaginez pas ce que l’on peut apprendre le temps d’un whisky !
— C’est à moi d’avoir honte à présent, murmura-t-elle les larmes aux yeux. La Mandchoue m’a marquée… comme du bétail. Comment pourriez-vous accepter cela ?
— Beaucoup mieux que vous ne l’acceptez vous-même car la cruauté des femmes est sans limites. Montrez-moi cette… blessure, ma chérie !
— Quoi ! Vous voulez ?…
Il se rapprocha d’elle, entoura sa taille de ses bras et enfouit son visage contre le cou de la jeune femme qu’il parcourut de baisers.
— Je veux vous déshabiller moi-même, mon amour, comme j’aurais dû le faire au soir de notre mariage. Et je vous promets que je ferai très attention…
Un moment plus tard la cabine, à peine éclairée par la roseur d’une veilleuse s’emplissait de gémissements heureux. Le vent s’était levé et la Lorraine atteignait le grand large. La longue houle balançait le navire transatlantique mais aussi le lit dévasté où Alexandra apprenait que son corps, ainsi qu’on le lui avait dit bien souvent, était véritablement fait pour l’amour…
Durant toute la traversée, on ne revit pas les Carrington…
Quelques jours avant Noël, dans l’église de la Madeleine fleurie et illuminée, le duc de Fontsommes épousait miss Cordélia Hopkins. Leur mariage, qui fut l’événement de l’hiver, rassembla une bonne partie de l’aristocratie européenne et pas mal de notabilités américaines. On déplora, bien sûr, l’absence du frère de la mariée mais Jonathan Carrington venait d’être nommé juge à la Cour suprême des États-Unis. Lui et sa jeune femme achevaient leur installation dans l’une des plus belles demeures de Washington et l’on murmurait même qu’Alexandra arborait cette intéressante pâleur qui annonce un « heureux » événement.
Les mauvaises langues qui espéraient bagarres et scandale en furent pour leur courte honte : les Carrington n’étaient pas là mais ils s’étaient fait représenter par M. et Mme Nicolas Rivaud et par la rivière de diamants qu’ils offraient à la jeune duchesse avec toute leur affection. Il n’y avait aucune raison de se montrer plus royaliste que le roi : Peter Osborne, le fiancé si lestement éconduit, n’avait pas attendu huit jours pour offrir sa main, sa fortune et son yacht à une jeune nihiliste russe, blonde comme un champ de blé, qu’il avait ramassée dans Broadway un soir de cuite et qu’il initiait depuis aux charmes du capitalisme.
Au lendemain du mariage de Délia, le marquis de Modène reçut un petit vélin azuré portant seulement quelques mots : « Le bonheur existe. Vous aviez raison… » C’était signé : Alexandra.
Les yeux clos, le vieux gentilhomme respira longuement le rectangle de carton mince où s’attardait l’âme d’un parfum. Puis il y posa ses lèvres et, enfin craquant une allumette, il y mit le feu et le regarda se réduire en cendres dans une coupe d’onyx.
Un instant, il resta devant son miroir dont il se détourna en haussant les épaules, puis il prit dans un vase un gardénia blanc qu’il glissa à la boutonnière de son habit et enfin rejoignit sa voiture après avoir reçu de son valet son chapeau, sa cape et ses gants.
— Dois-je attendre monsieur le marquis ? demanda respectueusement le serviteur.
— Non, Gustave. Allez vous coucher ! Je rentrerai sans doute fort tard…
Ce soir-là, en effet, Modène dînait chez la comtesse de Montebello, l’une des plus jolies femmes de Paris, mais il savait déjà qu’ensuite il irait passer un moment chez Maxim’s. Pour essayer d’oublier celle qu’il appelait sa belle Américaine, il voulait autour de lui tout ce que Paris comptait de filles superbes et de gaieté même un peu factice.
Il pensait qu’à son âge c’était vraiment trop bête ! Mais comment expliquer à un cœur qu’il n’a plus vingt ans ?
Notes
[1] Jusqu’à une date relativement récente, les bateaux prenaient le genre de leur nom de baptême : la Lorraine, la Provence, le Béarn,…
[2] Voir La jeune mariée.
[3] Officier d’artillerie qui travailla avec Gribeauval. Il fut engagé par Silas Deane pour commander l’artillerie des Insurgents. Son frère défendit la reine Marie-Antoinette devant la Convention.
[4] Il devait mourir en 1906.
[5] Geneviève des Cars, duchesse de Vallombrosa.
[6] Cordelia, tu es la plus belle dans ta pauvreté
Tu es un choix plus précieux dans l’abandon…
[7] Toi et tes qualités je les prends tout de suite.
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