— Alexandra, je ne veux surtout pas gâcher votre beau voyage et je vous ai promis de tenir Stanley en bride. Néanmoins faites un peu attention tant que nous serons sur ce bateau ! Il y a ici une douzaine de personnes qui vous connaissent au moins de vue et la réputation d’une femme est chose fragile…
— Pas la mienne ! J’entends pouvoir bavarder avec un ami sans que l’on écarquille les yeux et que l’on chuchote. Cela dit, si j’avais dû tomber dans les bras de ce cher Tony ce serait fait depuis longtemps.
Miss Forbes se mit à rire :
— Vous appelez cela une raison ? Ce qui ne s’est pas produit un jour peut parfaitement réussir le lendemain. Vous étiez alors une jeune fille. À présent vous êtes une femme mariée. Cela tire beaucoup moins à conséquence.
Alexandra rougit violemment et, pour toute réponse, sortit avec dignité en claquant derrière elle la porte de la cabine. Tout cela était vraiment par trop stupide ! Et même offensant ! De tels soupçons portaient atteinte à son orgueil comme à l’image qu’elle se faisait d’elle-même.
Elle se jugeait en effet avec une certaine lucidité, confessait volontiers sa coquetterie et admettait que rien ne lui plaisait autant que tenir sous son charme une cour d’admirateurs mais cela n’allait pas bien loin car, profondément honnête, elle eût détesté blesser une épouse ou une fiancée et plus encore inspirer de l’inquiétude à Jonathan. Son credo personnel tenait en peu de mots : la Nature l’avait comblée et sa fortune lui permettait d’en mettre les dons précieux en valeur. C’eût été stupide de ne pas en profiter et elle y prenait grand plaisir. D’autant qu’elle joignait à ce raisonnement un brin de patriotisme : fière d’être américaine et d’appartenir à une jeune nation en plein devenir, elle entendait que le vieux monde reconnaisse en elle la suprématie des femmes d’outre-Atlantique. Ce rôle d’aristocrate, de fille « bien née » qu’elle assumait sans peine à New York, elle désirait en développer encore la portée au cours de ce voyage et Antoine tombait à pic pour lui servir de cobaye. Douée, en outre, d’un grand sens pratique, elle voyait dans cette rencontre tellement inattendue un signe favorable pour la suite de son voyage. Qui, mieux que cet homme de goût introduit dans la meilleure société, saurait lui présenter Paris et même la France sous leur jour le plus intéressant ? Elle l’imaginait très bien assumant le double rôle de chevalier servant et de guide hautement autorisé. Les deux Forbes devraient apprendre à considérer les choses sous le même angle.
Néanmoins, pour apaiser un peu leurs inquiétudes et leur infliger de surcroît une légère punition, elle décida de ne pas paraître au déjeuner. Quant à Antoine, cela ne lui ferait pas de mal d’éprouver une petite déception propre à corriger ce que son accueil, un rien trop enthousiaste, avait pu susciter d’espérances téméraires. Comme elle n’aimait pas mentir, elle ne donnerait aucune autre raison que son désir de rester tranquillement chez elle. Son apparition au dîner du commandant n’en aurait que plus d’éclat.
Cette attitude une fois arrêtée, elle échangea son costume du matin contre un élégant déshabillé puis sonna la femme de chambre pour lui demander de lui servir du café et des fruits.
— Madame ne se sent pas bien ? s’inquiéta la jeune fille.
– Si, mais comme il ne fait pas très beau, je préfère rester ici.
Quand miss Forbes, toute bruissante de soie améthyste et chapeautée d’autruche assortie, vint chercher sa nièce, elle la trouva étendue sur son lit dans un flot de batiste blanche et de rubans azurés, croquant une pomme et lisant avec application des poèmes de lord Byron.
— Eh bien, mais que faites-vous ? Est-ce que vous boudez ?
Alexandra posa son livre :
— Pas du tout, fit-elle avec un beau sourire. Simplement je n’ai pas très faim et j’ai eu tout à coup envie de me reposer.
— Et votre ami Tony ? Avez-vous décidé de l’oublier ?
— Non, mais nous avons encore beaucoup de temps devant nous avant d’arriver au Havre. Et puis, je préfère vous laisser vous faire une opinion sans mon concours.
— Et ce soir vous écraserez tout le monde de votre splendeur. Pauvre garçon ! Je ne suis pas certaine qu’il ait mérité cela !… Mais vous n’avez pas peur de vous ennuyer ?
— Jamais avec un livre ! Et vous savez comme j’aime les poètes romantiques anglais, ajouta-t-elle en reprenant l’ouvrage sur lequel tante Amity jeta un œil sceptique :
— Hum !… Ce lord écervelé m’a toujours prodigieusement ennuyée… Il est vrai qu’en le lisant à d’envers comme vous faites, il y a peut-être une expérience à tenter. Il faudra que j’essaie !
La jeune femme éclata d’un rire si joyeux que miss Forbes se sentit honteuse de sa mise en garde. Du coup, elle redoubla d’amabilité envers un Antoine qui s’efforça de ne pas montrer sa déception et que, finalement, ses reparties amusèrent beaucoup. Il la jugea un peu folle sans doute mais tout à fait charmante. Quant à l’oncle Stanley, l’érudition du Français en matière de chevaux anglais et de vins français fit fondre ses préventions et quand tous deux se retirèrent, après le repas, pour fumer leur cigare, ils étaient devenus les meilleurs amis du monde.
Pendant ce temps Alexandra, délaissant les pérégrinations de « Childe Harold » dont elle n’avait que faire, ouvrait pour la première fois depuis bien longtemps le livre de sa mémoire volontairement refermé sur les pages héroïques mais terrifiantes de cet été à Pékin où elle aurait trouvé une mort horrible sans le dévouement d’Antoine Laurens.
Elle n’aimait pas laisser son esprit retourner vers l’enfer de ces quelques semaines où la peur était incessante et où l’on en arrivait à penser qu’une balle dans la tête pouvait représenter le plus grand des bienfaits. Pourtant, tout cela venait de ressusciter d’un seul coup par la simple apparition d’Antoine et, parce qu’elle en éprouvait une véritable joie, il allait être possible, dans le calme de cette cabine luxueuse, de laisser défiler des images dont la poussière du temps mettrait sans doute beaucoup plus de quatre ans à estomper la gravure profonde.
Les premières étaient magnifiques et même exaltantes. Lorsqu’en 1899 le colonel Forbes, père d’Alexandra, accepta le poste d’attaché militaire auprès de son ami Conger, ambassadeur des États-Unis en Chine, l’imagination de la jeune fille s’enflamma. Beaucoup plus d’ailleurs que celle de sa mère pour qui vivre « là-bas » représentait une sorte d’exil en pays sauvage. Selon elle, toute région éloignée de Philadelphie de plus de trois cent miles se situait aux frontières de la barbarie, et quand la famille partit, les yeux de Virginia ne dérougirent pas tandis qu’Alexandra chantait : elle s’en allait vers un pays fabuleux sur lequel régnait une femme étonnante, l’impératrice douairière Ts’eu-hi dont on disait qu’elle savait conserver une éternelle jeunesse et que, dans sa Cité Interdite, immense palais aux murs rouges et aux toits d’or, elle menait l’existence fastueuse et secrète d’une idole au milieu de trésors inimaginables. En fait la jeune Américaine se représentait les Chinois, leurs souverains, leurs demeures et leurs paysages exactement semblables aux statuettes précieuses et au décor des ravissantes porcelaines rapportées jadis par un ancêtre aventureux et qui ornaient le salon de sa mère à Philadelphie.
Ce qu’elle ignorait, c’est que Ts’eu-hi exécrait les étrangers depuis qu’en 1860 et pour châtier les assassins de plusieurs missionnaires, la France et l’Angleterre avaient marché sur Pékin à laquelle d’ailleurs ils ne touchèrent pas, réservant leur fureur au fabuleux Palais d’Été construit jadis par Kien-long d’après l’idée qu’il se faisait de Versailles. Ils espéraient y trouver l’empereur, déjà réfugié à Jehol. Après un pillage en règle, lord Elgin donna l’ordre de raser le palais qui, aux yeux de Ts’eu-hi, représentait le suprême raffinement de la beauté sur terre. Elle ne pardonna jamais ce désastre.
Lorsque les Forbes arrivent à Pékin, l’impératrice est âgée de soixante-trois ans. Le peuple qui vénère en elle une sorte de mythe l’a surnommée « Le Vieux Bouddha » et lui voue de la tendresse, cependant cette année 1899 est dramatique pour les campagnes. Les provinces septentrionales, éprouvées par une terrible sécheresse suivie d’inondations, se laissent aller à une xénophobie grandissante et une secte qui va s’enfler comme un nuage de sauterelles est née de cette haine. Elle est composée de jeunes gens qui se distinguent au moyen d’un turban rouge et, parfois, de vêtements de la même couleur. Fanatisés au plus haut point, ils se croient invulnérables même en face des armes à feu et se nomment I-ho-tch’ouan, c’est-à-dire les Poings de Justice et de Concorde. Le monde entier les connaîtra bientôt sous le mot anglais : Boxers.
Leur chef déclaré, le prince Tuan, impitoyable guerrier mandchou, voue aux Occidentaux une sorte d’exécration et comme il touche à la famille impériale, Ts’eu-hi, à laquelle il a juré de ressusciter l’antique grandeur de l’empire, l’écoute avec plaisir et le soutient tout en jouant avec les « Diables blancs » ce double jeu qui n’a plus de secrets pour elle. Si les Boxers remportaient la victoire, tout serait pour le mieux ; dans le cas contraire, elle offrirait volontiers la tête de Tuan aux vainqueurs.
De tout cela, Alexandra Forbes n’avait pas la moindre idée lorsqu’elle découvrit Pékin. Tout ce qu’elle vit l’enchanta et conforta ses rêves même s’il y avait plus de poussière que dans son imagination. Au bout d’une longue plaine jaune, la ville impériale lui apparut comme l’une de ces cités du Moyen Âge vues dans des livres : enfermée dans de hautes murailles crénelées tombant à pic sur une campagne de maraîchers. À l’intérieur, un grouillement énorme et diversement coloré, celui de deux cités jumelles et cependant séparées : la ville chinoise au sud et la ville tartare (dont le centre était la Cité Interdite) défendue elle aussi par des remparts percés de trois portes géantes : Chou-tche-men, Tsien-men et Ha-ta-men. En fait trois lignes de fortifications successives.
Le quartier des Légations s’abritait à l’ombre de la Cité Interdite. Pour l’atteindre il fallait franchir la porte Tsien-men, une forteresse à elle seule percée de sabords carrés comme un ancien vaisseau de ligne et il se trouvait, en fait, coincé entre un redan du palais et la muraille est de Pékin.
Coupé à angles droits par le canal de Jade et la longue rue des Légations à laquelle on accédait en franchissant un gracieux portique, le quartier diplomatique se composait d’anciens yamens semant leurs pavillons à toits retroussés au milieu de jardins, et aussi de constructions plus récentes. Tout cela fleuri, pimpant, séduisant au possible et tout à fait séparé de la poussière et de la crasse qui affligeaient les bas quartiers. Les rouges murailles impériales où veillaient des guerriers en armure et des guetteurs munis de longues trompes assez semblables aux cors des Alpes ajoutaient au pittoresque même si certains esprits chagrins ne pouvaient s’empêcher de les trouver vaguement menaçantes.
L’ambassade des États-Unis s’encadrait, dans la large rue, entre la Banque Russe et le canal de Jade en plein milieu de ce quartier élégant.
Des demeures chinoises s’y mêlaient aux ambassades, habitées par de riches commerçants et surtout par des Chinois convertis. L’ensemble donnait une impression de gaieté qui séduisit les nouvelles venues et, durant les premiers mois de leur séjour, tout alla pour le mieux dans le meilleur des mondes diplomatiques. On se recevait beaucoup sous le moindre prétexte et, curieusement, cette cohabitation au milieu de contrées si vastes et si mystérieuses adoucissait les angles et gommait les différences, même entre pays aussi peu suspects de sympathie que la France et l’Allemagne, la Russie et le Japon.
L’éclat rayonnant de la jeune miss Forbes lui valut, tout de suite, un grand succès. Son carnet de bal, lorsque l’on dansait, était le plus international qui fût : l’Europe et l’Amérique s’y rencontraient. Elle flirta un peu mais du bout des lèvres, aucun de ceux qui se pressaient autour d’elle ne réussissant à la séduire vraiment. De ce fait, elle ne suscita pas de grandes inimitiés dans la gent féminine et se fit même une amie en la personne de Sylvia Conger, la fille du ministre américain. Toutes deux aimaient rire, danser, courir les boutiques, jouer au tennis et faire marcher les garçons. En outre, Sylvia possédait un vrai talent de pianiste qui rappelait à Alexandra sa tante Amity. Un talent tout à fait éclectique d’ailleurs car la jeune fille savait aussi bien interpréter un nocturne de Chopin que frapper les notes allègres d’un one-step ou d’une polka durant des heures sans jamais craindre de gêner les voisins, Pékin étant, en effet, la ville la plus bruyante du monde. Quand elle ne résonnait pas des hymnes nationaux, des marches militaires, des gongs géants des temples ou des mugissements des trompes des remparts, elle était traversée par les musiques assourdissantes des cortèges nuptiaux, les longues clameurs des familles en deuil escortant un cher défunt à sa dernière demeure ou par les tambours annonçant le cortège d’un haut personnage. Même les caravanes de chameaux qui apportaient le charbon de Tartarie ou des marchandises diverses s’accompagnaient de sonnailles, de tambourins et surtout de glapissements. Sans oublier les appels des marchands et les psalmodies geignardes des mendiants. Ce tintamarre amusait beaucoup les deux jeunes filles et quand elles sortaient escortées d’une gouvernante, elles prenaient plaisir à s’y plonger.
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