Au cours d’une de leurs expéditions, une bizarre aventure advint à Alexandra. Tandis que miss Conger s’attardait dans une boutique de soieries sans parvenir à décider de son choix, son amie impatientée se rendit dans un magasin voisin appartenant à un aimable vieil homme, Yuan-chang, qui faisait commerce de ces « curios » dont raffolaient les Occidentales. Alexandra, qui s’était découvert une passion pour les objets en jade, le visitait parfois et, ce matin-là, justement, Yuan-chang lui avait envoyé un message signalant l’arrivage de quelques pièces intéressantes mais en lui recommandant le plus grand secret. Les hésitations de Sylvia tombaient à pic d’autant que sa gouvernante s’était endormie dans la voiture arrêtée à la limite des deux boutiques.
Yuan-chang accueillit la jeune fille avec son habituelle et souriante courtoisie.
— Ceci n’est pas digne de vos yeux, dit-il en la voyant s’intéresser à quelques éventails d’ivoire peint. Je ne me serais pas permis de vous déranger pour si peu de chose. Faites-moi plutôt l’honneur de passer à côté. Vous y verrez en particulier un médaillon de jade blanc…
— Du jade blanc ? Je croyais que seule la famille impériale…
Sans autre réponse qu’un sourire hermétique, le vieux marchand souleva, en s’inclinant, la lourde tenture brodée qui fermait son arrière-boutique. Alexandra pénétra dans une pièce éclairée seulement par une lampe dont la lumière tombait d’aplomb sur de ravissants bibelots de jade, de malachite et de quartz rose et aussi sur le médaillon annoncé : une très jolie pièce finement ciselée et sertie d’or représentant un lotus.
— Regardez ! fit Yuan-chang. N’est-ce pas digne d’une reine ? En outre, c’est un talisman.
La jeune fille prit le bijou dont la délicate matière laiteuse évoquait un rayon de lune.
C’est bien joli, en effet !… Et vous dites qu’il porte bonheur ?
— J’espère sincèrement que ce sera le cas pour vous…
Un homme venait d’apparaître dans la lumière. Grand et très beau bien qu’il ne fût plus de première jeunesse, il portait une robe d’épais satin bleu nuit enrichie d’or au col et aux manches, dans lesquelles ses mains disparaissaient. Son chapeau de velours noir s’ornait d’un bouton de saphir et d’une plume de paon indiquant un haut personnage. Alexandra se souvint tout à coup de l’avoir vu à la réception que l’ambassadeur de France, Stephen Pichon, avait donnée pour la fin de l’année et le début du nouveau siècle : c’était le prince Jong-lu dont on disait qu’il avait été l’amant de Ts’eu-hi et, sans doute, l’homme le plus remarquable de la Cour. Néanmoins, elle fit semblant de ne pas le reconnaître…
— Pourquoi l’espérez-vous ? fit-elle d’un ton léger.
— Parce que je désire qu’il en soit ainsi. Achetez ce qui vous convient mais laissez-moi vous offrir ceci. C’est la raison pour laquelle j’ai demandé à Yuan-chang de vous prier de venir.
— Je n’ai nul besoin que vous me l’offriez, fit Alexandra sèchement. S’il me plaît, je suis assez riche pour l’acheter.
— C’est que justement il n’est pas à vendre. Vous l’avez dit vous-même : seule la famille impériale peut porter du jade blanc ou en faire don. Si je vous demande de l’accepter, ce n’est pas pour que vous vous en pariiez mais pour que vous le gardiez dans le secret de votre chambre. Il se peut qu’un jour vous ayez besoin de son aide.
— Son aide ? Comment une pierre, même précieuse, pourrait-elle m’aider ?
— Des jours sombres se préparent, jeune fille. À moins que vous ne quittiez ce pays sur l’heure, vous aurez besoin de la protection des dieux.
— À la légation des États-Unis nous disposons d’une protection tout à fait suffisante. Nous avons de bons soldats.
— Peut-être mais vous n’en avez pas beaucoup.
— Il y a ceux des autres nations…
— Et cela fait combien ? Quelques centaines ?… Autour de vous il y a des millions de Chinois et, dans le Nord, le nuage rouge des Boxers s’enfle chaque jour un peu plus. Bientôt l’orage éclatera ici et si les hommes d’Occident n’ont pas la sagesse de fuir à temps…
— Votre sagesse s’appelle chez nous de la lâcheté, fit la jeune fille avec dédain.
— Qui, sans être atteint de folie, peut espérer résister à un raz de marée ? C’est pourquoi je désire autant qu’il m’est possible vous protéger. Ce talisman le fera pour moi…
Sans répondre, Alexandra considéra tour à tour la fragile plaque opalescente et le visage empreint d’une grande lassitude de cet inconnu. Les masques asiatiques sont difficiles à déchiffrer, néanmoins celui-ci semblait sincère.
— Pourquoi moi ?
— Parce que vous êtes trop jeune et surtout trop belle pour mourir sous le couteau d’un paysan puant. Si jamais femme est née du soleil, vous êtes celle-là et la terre qui boirait votre sang serait à jamais maudite. Acceptez !
— Une jeune fille bien élevée n’accepte pas de cadeaux d’un étranger et encore moins d’un ennemi puisque vous prétendez que nous allons l’être. Je sais qui vous êtes, prince, et si vous souhaitez vraiment m’aider, vous me protégeriez mieux en détournant les coups de nos demeures.
— Croyez-vous que je n’aie pas essayé et que je n’essaie pas encore ? Je suis déjà vaincu. Les discours enflammés du prince Tuan sont une douce musique aux oreilles de notre divine souveraine. J’ai perdu beaucoup de mon pouvoir mais, si votre orgueil refuse un présent, il acceptera peut-être un prêt ?
— Un prêt ? Comment l’entendez-vous ?
— Simplement. Gardez cet objet jusqu’à ce que le danger s’éloigne en admettant que cela soit encore possible. Mais si la guerre n’éclate pas vous viendrez me le rendre vous-même…
— Moi ? Chez vous ? Ce serait impossible !
— Pas à vous, jeune fille. Vous êtes de ces femmes à qui rien n’est impossible… et si je meurs entre-temps, eh bien ! vous le garderez en souvenir d’un homme que vous avez ébloui et qui aurait tant voulu vous aimer…
La lumière jaune de la lampe allumait des reflets dans les sombres yeux obliques posés sur Alexandra avec une avidité qui la fit frissonner. En même temps, les doigts du prince refermaient ceux de la jeune fille sur le bijou. Sa voix grave se fit plus basse, murmure qui était presque une caresse :
— Chut !… Je pars ! Si vous souhaitez me revoir, dites-le à Yuan-chang. Il est mon serviteur dévoué.
La robe couleur de nuit se fondit dans les ombres de la pièce et Alexandra se retrouva seule, le talisman de jade serré dans sa paume. Après une courte hésitation, elle le glissa dans la bourse de soie blanche qu’elle portait pendue à son poignet par des rubans. À cet instant, le vieil homme reparut et s’inclina, les mains au fond de ses manches.
— Êtes-vous satisfaite de ce que vous avez pu voir ?
— J’ai vu plus que je n’espérais…
Elle acheta une exquise paire de petits poissons-voile en quartz posés sur des socles d’ébène et se hâta de quitter la boutique pour retrouver le grand jour et Sylvia qui débouchait au même moment de son magasin de soieries suivie d’un coolie chargé de paquets volumineux.
— C’est la dernière fois que je viens, assura la jeune Américaine. Dès que j’entre ici, je perds la tête et je me ruine.
Le regard d’Alexandra croisa celui de Yuan-chang qui se tenait debout au seuil de sa porte :
— Vous avez raison. C’est sûrement l’endroit de toutes les tentations.
Alexandra ne devait plus revoir le prince. Néanmoins cette brève rencontre lui laissa une profonde impression car jamais encore elle n’avait approché d’aussi près le feu ardent d’une passion. Ce souvenir-là ne s’effacerait pas.
L’hiver se traîna interminablement, repoussant un printemps qui ne parvenait pas à éclore. Pékin étouffa sous les vents de sable venus du désert de Gobi qui s’infiltraient partout, aussi épais qu’un brouillard londonien mais cent fois plus pénibles. Avec eux reparurent les Boxers que la froidure semblait avoir engourdis mais qui se déchaînaient plus sauvages que jamais en se rapprochant de la capitale. Leurs bandes attaquèrent les missions chrétiennes et les villages isolés, pillant, brûlant, torturant et massacrant sans pitié. Les diplomates occidentaux apprirent qu’ils visaient à présent les concessions de T’ien-tsin et, surtout, les Légations où l’on cessa de danser.
Aux protestations indignées des diplomates, le Palais répondit en leur donnant vingt-quatre heures pour quitter Pékin. L’ambassadeur allemand, le baron von Ketteler, fut assassiné le lendemain.
Dès lors, il ne pouvait plus être question de discuter : il fallait se battre en espérant que les renforts ne tarderaient pas. D’ailleurs, comment abandonner à un sort atroce les milliers de chrétiens chinois qui venaient sans arrêt demander asile aux Légations ?
Le quartier fut mis en défense. On construisit des barricades, des casemates. La légation de France, à demi incendiée, obligea son personnel à rejoindre les Belges chez les Anglais. Il fut d’ailleurs décidé que les femmes et les enfants seraient regroupés avec les vivres et les réserves de munitions dans ce grand ensemble de bâtiments où Sir Claude et lady Macdonald les accueillirent de leur mieux. Cette fois, le siège commençait et, au-dessus des rouges murailles comme des gracieux palais, les corbeaux s’assemblèrent en tournoyant lentement. Quatre cents hommes allaient défendre deux mille personnes cependant qu’à l’autre bout de la Cité Interdite, complètement coupée des Légations, la grande mission catholique du Pé-Tang, sa cathédrale et son évêque, Mgr Favier, donnaient asile à trois mille chrétiens chinois avec pour seule protection quarante marins : trente Français aux ordres de l’enseigne Paul Henry et dix Italiens commandés par l’aspirant Olivieri.
Le pire fut atteint lorsque l’on apprit que la colonne de secours partie de T’ien-tsin sous les ordres de l’amiral Seymour avait dû rebrousser chemin. Les Légations ne pouvaient plus compter que sur elles-mêmes.
La lourde chaleur moite qui accablait Pékin ne cédait pas au coucher du soleil et rendait les nuits pénibles. Il était d’autant plus difficile de dormir que, bien souvent, l’ennemi attaquait au moment où l’on ne s’y attendait pas. Les assiégés soutenus par leur volonté de tenir vivaient l’espoir ou l’angoisse en alternance selon l’humeur superstitieuse ou les rêves de l’impératrice douairière. Parfois les Boxers grossiers et malodorants faisaient horreur à sa délicatesse mais, le plus souvent, elle voyait dans ces hordes enragées qui se prétendaient invulnérables les légions célestes chargées de rendre à la Chine sa grandeur perdue : elle invitait alors ses fidèles enfants à « manger la chair des Européens et à dormir sur leur peau »…
Dans les Légations, on ne savait plus rien de ce qui se passait à T’ien-tsin et sur l’estuaire du fleuve sinon ceci : lord Seymour, le comte du Chaylard et le colonel japonais Shiba avaient réclamé des renforts de troupes, mais le secours n’arriverait-il pas trop tard ?
Vers la fin de juillet, l’ambassadrice de France Mme Pichon rassembla autour d’elle toutes les femmes et leur distribua de petits sachets contenant une dose mortelle de poison qu’elle avait réussi à extorquer au docteur Matignon :
— Avalez sans hésiter si vous êtes prises, leur dit-elle. Cela vous évitera la torture : mieux vaut ne mourir qu’une fois…
Alexandra faillit refuser. N’avait-elle pas le talisman ? Mais à mesure que le temps passait elle perdait un peu confiance en lui. D’ailleurs Sylvia, qu’elle avait mise dans le secret, trouvait la chose plutôt amusante :
— Une histoire bien romantique à raconter plus tard à vos petits-enfants ! Ce prince est amoureux de vous et il cherche à vous intéresser. Voilà tout. Il faut accepter ce poison.
La fille de l’ambassadeur montrait d’ailleurs un courage étonnant qui galvanisait son amie. Le jour du 14 juillet, fête nationale des Français, elle accompagna sur son piano le chant de la Marseillaise tout de suite suivie de l’hymne américain. Après quoi elle organisa une manière de petite fête, bien modeste évidemment mais qui lui permit d’inviter à danser un personnage qu’elle jugeait tout à fait intéressant. Il s’agissait d’un voyageur français nommé Antoine Laurens, un peintre arrivé à la légation de France au début du mois de juin après un périple dans la Chine du Sud dont il rapportait de charmants dessins… et peut-être autre chose car, dès son arrivée, il avait eu avec Stephen Pichon et l’ambassadeur russe, Michel de Giers, plusieurs conférences dont, évidemment, les dames ne furent pas tenues informées. Elles n’en surent que ce qu’on leur en dit au cours de la réception donnée en son honneur par l’aimable Mme Pichon : c’était à la fois un homme du monde et un artiste de talent doublé d’un curieux qui aimait à errer dans des endroits impossibles, voire dangereux, pour le seul bénéfice de son inspiration. Il suffisait qu’il arrivât de Hong Kong et de Shanghai pour qu’on lui tressât les lauriers de l’héroïsme et toutes les femmes en raffolaient. D’autant qu’aux approches de la quarantaine, il possédait un charme bien particulier résidant à la fois dans sa silhouette maigre mais athlétique vêtue le plus souvent de tweed fatigué, dans un visage tanné d’une séduisante laideur qu’éclairait parfois un sourire narquois et dans le regard vif et joyeux de deux yeux d’un bleu de gentiane.
"La fière américaine" отзывы
Отзывы читателей о книге "La fière américaine". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La fière américaine" друзьям в соцсетях.