Tel qu’il était Sylvia le déclara d’emblée irrésistible, regretta qu’il y eût chez les Français tant de femmes charmantes et en vint même à considérer les affreux Boxers comme des gens pleins d’à-propos quand, après les premiers incendies, tout le monde se retrouva chez les Macdonald : elle allait voir son héros tous les jours.

Ce qui ne lui apporta rien de plus. M. Laurens lui montra autant d’intérêt qu’aux autres dames et demoiselles. Il fut aussi aimable avec elle qu’avec sa mère, ou Alexandra, ou Mme Pichon, ou la belle marquise Salvago Raggi, ou la baronne de Giers, ou lady Macdonald… mais pas plus. Il paraissait se plaire surtout avec son ami Edouard Blanchard, l’un des attachés de la légation française qu’il connaissait depuis longtemps, et l’un des interprètes, le jeune Pierre Bault, qui lui avait sauvé la vie au moment de l’incendie du palais français en se jetant sur lui pour lui éviter la chute d’une poutre enflammée. Aussi la valse anglaise du 14 juillet fut-elle la seule victoire de la jeune fille.

À présent, même cet aimable et fugitif souvenir semblait appartenir à une autre vie. L’ambulance du docteur Matignon débordait de blessés alors que sa pharmacie manquait de plus en plus du nécessaire. Il y eut aussi des morts dans les différentes nations et parmi les Chinois réfugiés qui s’entassaient dans les ruines de l’ancien palais du prince Sou et dans des maisons abandonnées. On ne savait rien du Pé-tang sinon qu’il résistait toujours si l’on en croyait les détonations qui en parvenaient.

Cette nuit-là, Alexandra ne pouvait dormir. Dans la chambre où elle, sa mère et Sylvia s’entassaient avec trois autres jeunes femmes il faisait une chaleur de four. Selon son habitude, elle essayait de trouver le repos sur des coussins entassés à l’abri du balcon ajouré qui faisait le tour de la maison. Elle ne pouvait plus entendre les gémissements de sa mère qui pleurait jusque dans son sommeil parce que depuis une semaine, son époux ne l’avait pas rejointe. En effet, le colonel Forbes et ses hommes défendaient la grande barricade du Fou qui protégeait le quartier indigène. Il refusait de quitter, même pour quelques instants, cette position clef et sa femme avait beaucoup trop peur pour s’aventurer dans ce coin, au risque d’une balle perdue. Alexandra y était allée une fois pour avoir des nouvelles et se fit rembarrer : son père n’aimait pas la voir parmi les soldats. Elle avait assez à faire avec l’hôpital où elle s’efforçait d’être utile. Ce dont elle doutait d’ailleurs car elle avait horreur du sang et les gémissements des blessés lui déchiraient le cœur. Néanmoins elle s’efforçait d’apporter sa petite part même si cela consistait surtout à les éventer et à chasser les mouches qui les harcelaient.

L’explosion d’une bombe du côté du Fou la fit tressaillir. Ces affreux Boxers s’entendaient à glisser des mines jusque sous les défenses européennes et cette fois le bruit semblait plus proche. Si les secours n’arrivaient pas au plus vite, ils ne trouveraient plus que des ruines fumantes et des cadavres amoncelés car ce que la mitraille ne ferait pas, la faim qui venait pourrait bien l’accomplir.

Une mince silhouette vêtue de sombre apparut tout à coup en haut des marches près desquelles Alexandra était étendue et se pencha vers elle :

— N’aie pas peur ! chuchota-t-elle. Je suis Pivoine et je viens te chercher. Nous étions, ma sœur et moi, près de la grande redoute du Fou. On s’y bat et ton père a été blessé mais il ne veut pas qu’on le ramène ni que l’on prévienne ta mère. Il faudrait des pansements, de l’alcool…

— J’ai ce qu’il faut ici. Attends-moi un instant. Je vais avec toi.

Elle connaissait bien la jeune Pivoine. Elle et sa sœur Orchidée étaient venues peu après le début du siège chercher refuge derrière les murs des Légations. Leur père, un riche marchand soupçonné de relations avec les Occidentaux, avait été tué par les Boxers ainsi que leur mère. Quant à leur maison, il n’en restait plus que quelques pans de murs et un énorme amas de ruines.

Les jeunes filles, bien que différentes, étaient toutes deux fort jolies et visiblement habituées à une existence raffinée. Néanmoins, elles faisaient preuve d’un grand courage, se chargeant souvent de besognes pénibles pour rendre service à leurs compatriotes et à ceux qui les hébergeaient.

L’une derrière l’autre, Alexandra et son guide franchirent le pont de Jade qui enjambait le canal et s’enfoncèrent dans le dédale des anciennes cours du Souwang Fou. Il faisait sombre mais les explosions et les coups de feu éclairaient la nuit. La bataille devait faire rage. Néanmoins, Alexandra eut l’impression que l’on ne se dirigeait pas vers la grande barricade d’entrée du Fou. Elle en eut la certitude quand sa compagne l’entraîna dans une ancienne cave qui semblait plonger sous les défenses établies par les Européens. Elle voulut s’arrêter.

— Où m’emmènes-tu ? Mon père ne peut pas être de ce côté-là.

Pour toute réponse, elle sentit, dans son dos, la pointe d’un poignard tandis que, d’une voix autoritaire, Pivoine ordonnait :

— Avance ou je te tue ! Tu peux me croire : je n’hésiterai pas une seconde…

Si le cœur d’Alexandra manqua un battement, elle n’en montra rien. Cette fille qui avait abusé de l’asile et de la confiance l’emmenait très certainement vers la mort mais pour rien au monde elle ne lui eût montré la peur affreuse qui lui tordait l’estomac. Tout doucement, sa main remonta vers le décolleté de sa robe en toile blanche pour y prendre le mince sachet de papier. Elle voulait être prête même si elle ne pouvait encore se résoudre au geste fatal. À dix-huit ans, on tient à la vie et la jeune Américaine souhaitait en retarder le terme aussi longtemps qu’il serait possible.

— Avance ! ordonna de nouveau la Chinoise tandis que sa lame piquait un peu plus cruellement.

— Où m’emmenez-vous ?

— Tu le verras bien. Pas très longtemps sans doute mais tu le verras.

Le couloir dans lequel on s’engageait semblait plonger dans les entrailles de la terre. En même temps, une odeur infecte se fit plus présente à chaque pas. Alexandra comprit pourquoi quand, à la lueur d’une torche fichée dans un mur, elle découvrit un cours d’eau noir sur lequel flottaient des immondices : les égouts de la ville tartare. Elle chercha son mouchoir pour l’appliquer sur son nez mais ne fit aucun commentaire. D’ailleurs on quitta bientôt le cloaque pour gravir des marches que l’on trouva au bout d’un mur. Un instant plus tard, on débouchait dans les ruines d’un pagodon qui s’élevaient au milieu d’un bosquet ravagé du Fou et Alexandra comprit qu’elle était perdue. Un groupe de Boxers vociférants fondit sur elle et l’immobilisa pour la traîner devant une image d’un autre âge : un guerrier mandchou portant la cuirasse à écailles sur une courte jupe en maille de cuivre. Sous une somptueuse robe de satin pourpre brodé d’or et ouverte devant, apparaissaient les jambières et les brassards dorés. Le casque à cimier formé d’une chimère aux ailes déployées abritait un visage implacable au profil arrogant : le prince Tuan en personne.

Alexandra fut brutalement jetée à genoux devant lui et maintenue dans cette position tandis que Pivoine, qui avait commencé par se prosterner, fouillait son corsage, jetait le sachet avec mépris puis poussait un cri de colère :

— Le lotus d’or… Il n’est pas sur elle…

La main gantée d’acier s’abattit sur sa joue, y laissant une trace sanglante.

— Il fallait fouiller sa chambre avant de l’emmener.

— Je l’ai fait, sublime prince, je n’ai rien trouvé. Il était naturel de penser qu’elle le gardait sur elle.

La gifle cruelle reçue par son ennemie rendit sa fierté à la jeune Américaine :

— Je ne possède aucun lotus d’or, fit-elle. Je ne vois pas comment elle aurait pu le trouver !

— C’est le nom que porte certain médaillon de jade impérial que tu as volé.

— Je n’ai rien volé. Ce bijou m’a été donné et la personne qui me l’a offert m’a même promis qu’il me protégerait.

— Il t’a menti, fit Tuan avec mépris. La possession de ce talisman ne te protégera pas plus de notre justice qu’il ne protégera Jong-lu de la colère de Ts’eu-hi, notre divine souveraine. Il fallait être fou pour offrir à une prostituée blanche un joyau donné jadis par l’impératrice. Toi, en tout cas, il va causer ta perte.

— Je ne suis pas une prostituée ! s’écria la jeune fille indignée.

— Vraiment ? Qu’as-tu bien pu offrir au prince Jong-lu pour qu’il perde la tête à ce point ?

— Rien du tout. Je voulais acheter ce médaillon et il a tenu à me l’offrir. Je me trouvais alors chez…

— Yuan-chang ?.. Je ne peux te montrer son cadavre car il a été découpé vivant et les vautours se sont repus de ce qu’il en restait.

Un frisson d’horreur secoua Alexandra qui se sentit blêmir. Était-ce le sort qu’on lui réservait ? Tuan devina sa pensée et un sourire cruel retroussa ses lèvres minces.

— Non. Du moins pas tout de suite. Tu es un trop précieux otage ! Au lever du jour tu seras conduite au marché mongol, face à la muraille anglaise. On te hissera sur la redoute que nous avons construite et tu seras attachée à un poteau. Ensuite je parlementerai avec les tiens : ou bien les Légations se rendront sans conditions ou bien, face à ces gens, tu seras dévêtue et déchirée vivante en quatre cent quarante-deux morceaux ainsi que l’exige notre justice. Mais avant tu m’auras confié l’endroit où tu as caché le lotus.

Alexandra trouva le courage de ne pas broncher. Là, à ses pieds, il y avait le sachet de poison qu’elle réussirait peut-être à reprendre. Alors, avant que le jour ne se lève elle aurait cessé de vivre et les siens ne seraient pas soumis à cet abominable marché qui d’ailleurs ne sauverait personne : tous ceux des Légations seraient mis à mort. Mais il fallait réussir à reprendre le sachet.

Son silence parut faire impression sur le Mandchou qui s’attendait sans doute à des pleurs et des supplications :

— Je reconnais que tu es courageuse mais je devine ce que tu penses : une balle bien placée pourrait abréger ton supplice ? Perds cet espoir : tu seras trop loin pour que la mort te soit douce.

Cependant Pivoine, abandonnant l’anglais, multipliait les saluts et les paroles volubiles, demandant visiblement la permission de se retirer, qui lui fut accordée d’un geste négligent. Alexandra lui jeta un regard de dégoût.

— Dire que nous les avons accueillies avec bonté, elle et sa sœur, parce que nous les croyions orphelines et malheureuses !

— Orphelines elles le sont et malheureuses elles le sont aussi de voir leur pays bien-aimé suer et saigner sous le joug de l’étranger. Néanmoins, elles ne sont pas sœurs. Ce qui n’empêche que l’une d’elles soit de haute naissance…

— Vraiment ? Chez nous elles ont fait la vaisselle, balayé, lavé des pansements souillés…

— … et conduit vers la mort quelques-uns de vos soldats qui ont disparu, n’est-ce pas ? Il n’est rien qu’une Mandchoue de bonne race n’accepte pour sa cause. Pivoine et Orchidée font toutes deux partie des Lanternes Rouges dont la maîtresse Huang-Lian-shengmu, la « Mère Sacrée du Lotus jaune », est cousine de l’impératrice. Elles sont plus efficaces encore que mes Boxers : elles sont notre haine…

Allait-il continuer longtemps sur ce ton ? Lasse et bien près de craquer, Alexandra ferma les yeux, souhaitant en finir vite. Même si elle n’arrivait pas à récupérer le poison, elle serait peut-être seule un instant au fond de quelque prison ? Alors elle pourrait, à l’aide de sa ceinture ou d’un volant arraché, réussir à s’étrangler, à échapper à la peur, à la cruauté et au verbiage pompeux de cet homme sanguinaire qui s’était trompé de siècle. Elle se pencha en avant, comme si elle perdait connaissance, et ceux qui la tenaient la laissèrent glisser. Sa main se referma sur la petite tache blanche… C’est à ce moment que tout explosa… Des coups de feu éclatèrent. Les deux Boxers qui venaient de lâcher Alexandra s’effondrèrent. Un homme surgit de la fumée, envoya son poing dans la figure du prince et, saisissant la jeune fille par le bras, la jeta sur son dos avant de se replier vers le pagodon devant lequel Edouard Blanchard et Pierre Bault faisaient le coup de feu. À peine Antoine Laurens eut-il posé son fardeau à terre que d’un geste accordé les deux autres lancèrent quelque chose qui explosa en une gerbe de flammes au milieu des Boxers avant de rejoindre l’escalier du collecteur où le peintre entraînait déjà Alexandra.

— Filons ! Ils vont nous poursuivre, dit Blanchard.

— Cette bombe va, je l’espère, boucher le passage, dit Bault en allumant une mèche avant de plonger à son tour dans les ténèbres.