Juliette Benzoni
La fille du condamné
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Juliette Benzoni
PROLOGUE
L’exécution
Paris tout entier – et davantage encore ! – semblait s’être donné rendez-vous en place de Grève. Non seulement elle était noire de monde, mais il y en avait également sur tous les toits, à toutes les fenêtres que leurs propriétaires avaient louées à prix d’or et il en débordait des rues adjacentes. Aussi les gardes avaient-ils fort à faire pour garder libres l’accès au grand échafaud tendu de noir et le chemin qu’allaient suivre les condamnés pour rencontrer la mort.
C’est que l’événement était d’importance. Pour la seconde fois la justice frapperait le porteur d’un des plus illustres noms de France. Quelques mois plus tôt, le 19 août 1626, le prince de Chalais était décapité à Nantes, où la Cour se trouvait alors, pour avoir conspiré avec une bande d’écervelés menée par la dangereuse duchesse de Chevreuse. Cette fois il s’agissait d’un Montmorency et son cas était tout différent : jamais l’idée de conspirer ne lui serait venue, mais il avait ignoré un peu trop souvent l’autorité royale et de façon trop éclatante pour que le défi ne soit pas évident…
En dépit des édits promulgués par Henri IV et par Louis XIII, interdisant les duels, le passe-temps préféré des jeunes gentilshommes – et des moins jeunes ! – consistait à mettre flamberge au vent pour un oui ou pour un non. On avait l’honneur si chatouilleux alors qu’une plaisanterie ou un regard de travers suffisait à vous envoyer sur le pré. Et comme on ne se battait jamais tout seul mais secondé d’un ou plusieurs témoins qui en décousaient entre eux, certaines rencontres tournaient à la bataille rangée et laissaient parfois plusieurs morts sur le carreau.
Or, c’était la noblesse qui fournissait leurs cadres aux armées et ce flot de sang répandu stupidement avait fini par exaspérer Louis XIII. Le dernier édit placardé sur ses ordres promettait la mort à quiconque y contreviendrait. Malgré sa sévérité habituelle, le cardinal de Richelieu dont cependant le frère aîné avait été tué dans un duel avait néanmoins plaidé pour une ultime indulgence : seuls les cas les plus graves seraient condamnés et il appartiendrait alors au Parlement d’en juger.
Même ainsi adouci l’édit n’en souleva pas moins la colère des hardis défenseurs du « point d’honneur » et, parmi eux, du plus redoutable : François de Montmorency-Bouteville qui, à vingt-sept ans, affichait déjà vingt et un combats à son actif. La plupart mortels. Sa réaction ne se fit pas attendre : il tua en duel le comte de Thorigny puis, réflexion faite, s’enfuit à Bruxelles en compagnie de son second et cousin Des Chapelles afin d’observer l’onde de choc à distance. Le résultat ne tarda pas : le comte de Beuvron, dont Thorigny était l’ami, jura de le venger et prit la route de Bruxelles. Louis XIII intervint. Les adversaires, feignant de se réconcilier, dînèrent ensemble, mais, avant de se séparer, se donnèrent rendez-vous à Paris. Se fiant à leurs promesses, le Roi avait amnistié Bouteville : le seul châtiment de celui-ci était de ne pas paraître à la Cour jusqu’à nouvel ordre…
Beuvron reparti, Bouteville demeura en Flandre jusqu’au 10 mai de cette année 1627 où les deux cousins regagnèrent Paris clandestinement et Bouteville fit prévenir Beuvron. Rendez-vous fut pris pour le surlendemain, à deux heures de l’après-midi… et place Royale ! La plus belle et la mieux fréquentée de la capitale !
Autant dire sous les yeux mêmes de la ville et de la Cour ! Il ne manquait à cette véritable insulte à la volonté royale que les proclamations à son de trompe dans les carrefours…
L’idée ne vint même pas à ces jeunes inconscients qu’un tel manquement à leur parole de gentilshommes entachait leur honneur.
La rencontre eut lieu. Six épées s’alignèrent trois par trois. Face à Bouteville, Des Chapelles et M. de La Berthe, Beuvron, Bussy d’Amboise et Buquet se mirent en garde. Le mortel jeu d’épée n’avait aucun secret pour ces bretteurs confirmés. Quelques passes et deux d’entre eux tombaient : Bussy d’Amboise tué net et La Berthe grièvement blessé. Le sang de Bouteville ne coula point et pas davantage celui de Beuvron. Ils n’en mirent pas moins un terme au combat.
Au silence consterné qui suivit cet exploit, Bouteville et Des Chapelles comprirent qu’ils étaient allés trop loin puisqu’ils étaient revenus tout exprès pour provoquer Beuvron. Il ne leur restait plus que la fuite. Laissant leurs valets s’occuper de ceux qu’il fallait bien appeler des victimes, ils sautèrent à cheval et franchirent la porte Saint-Antoine – toute proche ! – sous l’ombre menaçante de la Bastille. Bouteville et Des Chapelles prirent la route de Meaux afin de gagner l’une des places fortes des princes de Condé, proches de Montmorency… Beuvron se réfugia à Londres.
Les deux premiers n’allèrent pas loin. Les ordres du Roi tombèrent – le Cardinal était alors absent ! – et on les poursuivit. Repris aux environs de Vitry-le-François, ils furent ramenés à cette même Bastille qui les avait vus fuir.
Cette fois le sort en était jeté… Devant le Parlement, Bouteville se déclara coupable sans forfanterie mais sans repentir. Il avait vu trop souvent la mort en face pour la redouter et ce fut avec le sourire qu’il accueillit l’inévitable sentence.
Ses amis et les hommes de la famille, prince de Condé en tête, vinrent prier le Roi de faire grâce. Condé amena même la mère du coupable, née Charlotte-Catherine de Luxe, aux genoux du souverain.
— Votre fils a bafoué publiquement l’autorité royale, madame, je ne peux l’accepter car ce serait ouvrir la porte à toutes sortes de débordements…
On se tourna alors vers Richelieu qui venait de rentrer. Chose étrange, le redoutable Cardinal se montra plus compréhensif. Il devait écrire plus tard : « Il était impossible d’avoir le cœur noble et de ne pas plaindre ce pauvre gentilhomme dont la jeunesse et le courage émouvaient à grande compassion. Tout le monde a fait ce qu’il pouvait… » Mais, connaissant bien Louis XIII et sachant à quel point il avait souffert d’humiliations dans son adolescence du fait des favoris de sa mère, il se contenta de proposer – sans insister ! – de commuer la peine capitale en emprisonnement à vie.
Ce fut au tour des dames d’intercéder. Chez la Reine Anne, la princesse de Condé, les duchesses de Montmorency et de Vendôme, entourant la jeune épouse – enceinte de son troisième enfant ! –, se jetèrent à genoux devant Louis XIII, implorant sa clémence.
Il regarda longuement et avec une profonde tristesse ces hautes dames qui réclamaient sa miséricorde, puis leur dit :
— Leur perte m’est aussi sensible qu’à vous, mais ma conscience me défend de leur pardonner…
Le lendemain, 22 juin 1627, Bouteville et Des Chapelles montaient les marches de cet échafaud dressé à l’endroit même où, quelques heures plus tard, s’allumeraient les feux de la Saint-Jean, cette fête de la lumière et de la joie.
Un silence que troublait ici et là l’écho d’un sanglot accueillit leur apparition. Tous deux étaient jeunes et jamais Bouteville n’était apparu aussi beau. Il souriait. Son cousin faisait bonne contenance lui aussi, mais n’atteignait pas à cette espèce de rayonnement.
Au bourreau qui s’agenouillait pour demander le pardon de ceux qu’il allait frapper, Bouteville dit :
— Si tu dois t’y reprendre à deux fois, que ce soit sur moi !
— N’ayez crainte ! Ma lame est sûre.
Les deux condamnés s’embrassèrent. Des Chapelles mourut le premier, lui l’éternel second ! Bouteville lui succéda. Deux fois en tout le bourreau avait levé la lourde épée tandis que la foule à genoux entonnait le Salve Regina…
Ainsi mourut à vingt-sept ans François de Montmorency, comte de Bouteville et de Luxe, seigneur de Précy, Blaincourt et Bondeval. Sa jeune épouse de vingt ans lui avait donné deux petites filles : Marie Louise, deux ans, et Isabelle Angélique, à peine un an. Le troisième enfant devait naître sept mois plus tard…
PREMIÈRE PARTIE
LES DAMES DE L’HÔTEL DE CONDÉ
1
Un seul regard !
La porte était mal fermée, mais l’eût-elle été complètement que cela n’eût pas changé grand-chose. La voix furieuse de Madame la Princesse1 devait retentir non seulement dans tout l’hôtel mais aussi jusqu’au fond des jardins. Aucun autre bruit ne se faisait entendre car chacun retenait son souffle.
— A genoux, ma cousine ! Vous m’entendez bien, ma cousine : il s’est traîné à genoux devant cet affreux Cardinal pour qu’il accorde à notre fils Enghien la main de sa nièce, une nabote de douze ans dont la mère était folle à lier ! Elle se croyait le séant en verre et n’osait pas s’asseoir par crainte de le casser ! Les beaux enfants que nous pourrons attendre d’une telle créature ? Le rang de mon fils aurait dû lui valoir la main d’une fille de sang royal ! Même si la naissance du dauphin Louis, il y a deux ans, et celle de Monsieur en septembre dernier nous ont fait reculer dans la liste des prétendants à la couronne ! Rien ne dit qu’ils atteindront l’âge d’homme !
— La Reine Anne peut encore avoir d’autres enfants, glissa doucement Mme de Bouteville. Sans oublier que Monsieur, frère de Louis XIII, est toujours bien vivant !
— Mais n’a pas et n’aura plus jamais de fils !
Charlotte de Condé cessa brusquement sa promenade agitée et s’assit auprès de sa cousine sans essayer de retenir les larmes qui lui venaient :
— Mon époux est un lâche, tout comme Monsieur ! Et il aime l’or par-dessus tout. Comment ai-je pu épouser cela quand j’aurais pu… j’aurais dû être Reine de France !
Mme de Bouteville retint un sourire. Cette chère Charlotte n’oubliait pas – et surtout ne permettrait jamais que l’on oublie – qu’à quinze ans elle avait suscité, chez le Roi Henri IV, une passion à ce point dévastatrice qu’il s’apprêtait à porter la guerre aux Pays-Bas afin d’en ramener sa bien-aimée que l’affreux Condé – le mari ! – avait emmenée de force pour la confier aux soins de l’infante Isabelle Claire Eugénie et à son mari, l’archiduc Albert, gouverneurs du pays pour le Roi d’Espagne. Un abominable scandale, une histoire délirante qui se laissait d’autant moins effacer qu’il avait fallu le couteau de Ravaillac pour y mettre fin2 … Finalement, Elisabeth de Bouteville se risqua à poser la question que, en dépit de leur amitié, elle n’avait encore jamais osée :
— Il vous aimait à la folie à ce que l’on m’a appris, mais vous ? L’aimiez-vous au moins un peu ?
— Moi ? Mais je l’adorais !
— Il avait cinquante-six ans et vous quinze ! Comment est-ce possible ?
— On voit que vous ne l’avez pas connu ! Cinquante-six ans, dites-vous ? Mais il était plus jeune, plus vaillant, plus gai, plus amoureux et plus tendre que n’importe quel jeune homme de sa Cour ou de celle d’à présent ! Le seul reproche que j’aie pu concevoir à son égard est de m’avoir contrainte à épouser Monsieur le Prince qui lui est son contraire, mais, le sachant adonné plutôt aux garçons, il espérait que notre mariage serait blanc ! Erreur fatale ! Il est mort… et je suis princesse de Condé !
— Et vous avez trois enfants que vous ne regrettez pas, je pense ?
— Bien sûr que non ! Ma fille Anne-Geneviève a la beauté d’un ange… encore que je ne sois pas certaine qu’elle en soit un malgré sa piété. Mon fils Enghien3 est franchement laid… Mais il est des laideurs qui subjuguent et son œil est celui d’un aigle. Il sera, je pense, un grand homme de guerre. Il est digne d’une princesse et son père veut le marier à la nièce d’un ministre qui a sur les mains le sang de votre époux et celui de mon frère chéri ! Grâce à lui et à notre « bon Roi », le seul Montmorency mâle qui demeure est votre jeune François auquel l’héritage a été refusé, à commencer par le titre ducal !
Mme de Bouteville préféra garder le silence. En dépit du temps écoulé – un peu plus de quatorze ans ! –, tout rappel du jour maudit de l’exécution réveillait une douleur endormie parfois, jamais éteinte. Venait s’y ajouter, cinq ans après la catastrophe qui l’avait frappée si cruellement : le frère chéri de Mme de Condé, le jeune et follement séduisant duc Henri de Montmorency, avait suivi le même chemin sanglant, mais cette fois pour trahison. Le duc – qui haïssait le cardinal de Richelieu – s’était laissé entraîner par Monsieur – duc d’Orléans et frère du Roi ! – dans une guerre ouverte contre le pouvoir royal.
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