Le prince de Condé et son fils n’arrivèrent de Dijon que dans la nuit du surlendemain, mais, si le père arborait une mine déconfite qu’Isabelle jugea à mourir de rire, Enghien, surexcité au plus haut point, embrassa sa mère avec enthousiasme et se hâta de demander comment allait sa sœur sans songer une minute à saluer les dames et jeunes filles qui se trouvaient auprès d’elle. Après quoi, sans même attendre la réponse, il se rua vers l’appartement de ladite sœur où il entra sans frapper, générant des cris de protestation.
La jeune duchesse de Longueville, en convalescence d’un mal qui avait bien voulu se montrer clément, était alors occupée à se faire enduire les quelques traces qu’elle présentait encore sur le visage d’un onguent réputé miraculeux destiné à empêcher complètement ces intolérables vestiges coupables de s’attarder sur une peau dont la luminosité était célèbre.
— Arrière ! fulmina-t-elle. Ne m’approchez pas ! Vous voyez bien que je suis à ma toilette !
— Quelle importance pour moi ? Je veux seulement vous embrasser !
— Et c’est ce que je ne veux pas ! Sortez ! Vous reviendrez dans… un quart d’heure !
— Et dans un quart d’heure, vous trouverez quoi ? Oh que non, j’y suis, j’y reste ! En revanche, mesdemoiselles, je vous serais grandement obligé si vous nous laissiez un moment seuls, Mme la duchesse et moi ! Mademoiselle de La Verpillière, vous seriez tout à fait aimable de montrer l’exemple ! conseilla-t-il à la jeune fille dont Anne-Geneviève avait fait sa compagne privilégiée, voire sa confidente parmi les autres femmes de son nouvel entourage.
Il lui offrit même la main et la reconduisit vers la porte…
— La Verpillière ! Je vous défends…
— Chut, chut ! Seulement quelques minutes…
Quand il n’y eut plus personne, Enghien s’empara d’une serviette, ôta délicatement les plaques de crème, après quoi il enlaça sa sœur et couvrit son visage de baisers, puis il relâcha son étreinte, ne gardant que les mains.
— Dieu, que vous êtes belle ! soupira-t-il. Et que je suis heureux ! Il me fallait à tout prix partager ma joie avec vous !
— Votre joie ? D’où la sortez-vous ?
— Mais, voyons, du trépas du Cardinal ! Ne me dites pas que vous joignez vos pleurs à ceux de ces gens – jusqu’à notre père ! – qui donnent l’impression d’avoir tout perdu ! Moi, c’est mon geôlier que j’ai perdu, et j’ose dire – au moins à vous ! – que j’en suis enchanté !
A mesure qu’il parlait, Mme de Longueville s’assombrissait :
— Votre geôlier ?
— Et quoi d’autre ? Je vais enfin pouvoir me séparer de ma femme ! D’autant qu’avec le mariage prochain de notre cousine Bouteville, nous allons recevoir un sérieux renfort de princes de l’Eglise dans la famille ! Comment cette bonne Marie-Louise a-t-elle pu réussir ce coup-là ?
— Vous le lui demanderez quand vous la verrez ! Quant à vous démarier, je pense que vous délirez ! Si le Cardinal est mort, le Roi, lui, est toujours vivant !
— Pas pour très longtemps, si j’en crois ce que l’on dit…
— On en dit beaucoup trop ! Ce qui compte, c’est qu’il n’est pas encore à son lit de mort ! Et pour ce qui est de ce maudit démariage qui décidément vous obsède, vous devriez vous le sortir de l’esprit ! Oubliez-vous que votre femme est enceinte ?
— … mais rien ne prouve qu’elle gardera son fruit jusqu’au bout ! Elle n’est guère plus grosse – ni plus affriolante – qu’un petit sac d’os, et je serais fort surpris qu’elle mène l’enfant à bon port ! En outre, et en admettant qu’elle y parvienne, ce pourrait être une fille…
— Qui n’en sera pas moins vôtre !
— A condition de rester en vie. Nombre d’enfants meurent en bas âge et entraînent parfois leur mère dans la tombe. En principe, cette petite sotte devrait accoucher en juillet. Si l’enfant arrive viable, il se pourrait que le Roi, lui…
Cette fois Anne-Geneviève se fâcha : elle se leva, fit quelques pas dans sa chambre avant de se retourner pour lui faire face.
— Quand donc allez-vous cesser de rabâcher ? Seriez-vous sujet aux idées fixes ? Un tel comportement mène à la démence et je ne veux pas que deveniez fou ! C’est toujours Du Vigean qui vous occupe ?
— Pourquoi changerais-je ? Elle est… presque aussi belle que vous et elle m’aime avec une passion… que je lui rends pleinement !
— Ah oui ? Cela cadre difficilement avec ce que l’on avance sur vous et le jeune La Moussaye ! Mais brisons là, s’il vous plaît. Nous reprendrons cette conversation plus tard ! La moindre des choses voudrait que vous attendiez au moins la lecture du testament de Sa défunte Eminence ! Vous oubliez un peu vite que c’est sa fortune qui, au début de cette aventure, a attiré l’attention de notre père ? Alors, plus de Marthe, s’il vous plaît !
— Dieu que vous êtes agaçante quand vous vous y mettez ! Rappelez donc vos femmes !
— Je les rappellerai quand il me plaira. Quant à vous, si vous ne renoncez pas à vos errements, je préviendrai notre père !
— De la délation ! Vous ? Ce serait indigne !
— Et pourquoi pas, s’il s’agit de vous protéger de vous-même ! Notre mère assure qu’on lui a prédit pour vous un destin fulgurant ! Vous devez être la gloire, non seulement de notre nom, mais du royaume. Alors ne gâchez pas cet avenir pour une quelconque Du Vigean !
— Que de dédain ! Je vous croyais son amie !
— Elle ne peut plus l’être dès l’instant où elle devient un obstacle ! Et je n’en tolérerai aucun sur votre route !
— Parce que vous m’aimez ?
— Parce que je vous aime ! Cela devrait vous suffire !
Il regarda sa sœur avec admiration. La colère lui allait bien. Elle faisait flamboyer sa beauté le plus souvent indolente, lui conférant une sorte de charme sauvage qui trouva en lui un écho inattendu dont il ne mesura pas la violence. L’instant suivant, elle était dans ses bras et il baisait ses lèvres avec une ardeur à laquelle la jeune femme répondit de tout son être… Puis, tout aussi brusquement, il la lâcha.
— Pourquoi faut-il que vous soyez ma sœur ? gronda-t-il en allant vers la porte.
Alors il entendit un rire qu’il ne lui connaissait pas. Ironique mais très doux, presque roucoulant.
— Cela a-t-il vraiment quelque importance ? Nous sommes les Condés et nul ne saurait nous égaler… Cela nous confère le droit d’édicter nos propres lois que le vulgaire ne saurait comprendre ! Quant à vous, songez à être grand et oubliez des amours qui vous rapetisseraient…
Avant de sortir, il se retourna, vit qu’elle était de nouveau étendue sur son lit dans une pose pleine de grâce et d’abandon…
— Il faut être fou pour vous avoir mariée au vieux Longueville ! Vous êtes digne d’un roi !
— Il aurait fallu en trouver un digne de moi, répliqua-t-elle sans trop s’encombrer de modestie. Quant à mon cher époux, l’idée ne lui viendrait même pas de respecter le serment de fidélité prêté devant l’autel. Il a sa Montbazon… qui le trompe ouvertement avec le séduisant duc de Beaufort, mais je suppose qu’en Piémont il s’est trouvé quelque jolie fille !
— Et cela vous amuse ?
— Pourquoi non ? Il a sa liberté et je prends la mienne !
— Ce qui signifie ?
— Qu’une porte doit être ouverte ou fermée, et qu’il faut vous décider à propos de celle-ci ! Nos propos ne sont pas faits pour les courants d’air !
Du coup, il rentra et referma le battant en y appuyant son dos. Il avait pâli soudain.
— Je veux savoir ! Vous avez un amant, vous ?
— Je pourrais en avoir vingt si je le voulais, mais un seul suffit. Il est jeune, il est beau et il m’adore !
— Qui est-ce ?
— Vous le saurez bien assez tôt. Et je vous prie de retenir ceci : je vous défends d’y toucher et de le traîner sur le pré ! Je pourrais avoir le mauvais goût de le pleurer, de vous maudire… et de vouloir le venger ! Allez plutôt enterrer votre bon oncle, le Cardinal, et apprendre si son testament ne vous a pas réservé quelque heureuse surprise !
Cette fois Enghien sortit et, hors de lui, claqua la porte avec une telle violence qu’il faillit la briser sous l’œil intéressé des femmes groupées dans l’antichambre en attendant de pouvoir rentrer chez leur maîtresse. Il se garda de répondre à leurs révérences, leur lança un regard noir et se précipita vers l’escalier.
Quelques jours plus tard, le 14 décembre, les funérailles du Cardinal déroulaient leur faste grandiose en présence des souverains, de la Cour et de tous les Parisiens qui réussirent à trouver une place. Le char funèbre, tiré à six chevaux caparaçonnés, était couvert de velours noir croisé de satin blanc, soutenant aux quatre angles les armes du défunt. A côté marchaient ses pages, un cierge à la main, puis revêtus de leurs casaques rouges, un crêpe noir au bras, ses fameux gardes qui avaient donné tant de fil à retordre aux mousquetaires du Roi, puis la famille que menaient le père de la petite duchesse d’Enghien et son cousin La Meilleraye… Enfin… tout le reste ! Des funérailles quasi royales, mais ainsi l’avait voulu Louis XIII en hommage à ce grand serviteur de la France.
Après la cérémonie, le cercueil fut descendu dans la crypte de la chapelle de la Sorbonne dont le Cardinal était proviseur et où il avait fait édifier son tombeau.
N’étant pas invitées, Isabelle et son amie Marie de La Tour n’assistèrent à l’événement que de loin. Ou plutôt de haut, car, perchées sur les toits de l’hôtel de Condé, proche de la Sorbonne, et armées d’une lunette marine dénichée Dieu sait où, elles purent suivre tout à leur aise l’imposant défilé, regrettant toutefois l’absence de François dont Madame la Princesse avait exigé qu’il fût auprès d’elle durant la cérémonie :
— Nous représenterons les victimes ! avait-elle confié sans rien vouloir entendre des protestations de son époux. Derniers des Montmorency, il me semble que cela nous revient de droit ! Et comme le « grand homme » n’est plus là, je ne vois pas qui pourrait nous le reprocher ! On n’a pas tous les jours l’occasion de s’amuser !
Le mot fit bondir Monsieur le Prince.
— Vous perdez la tête ! S’amuser ? Aux obsèques d’un membre de notre famille ?
— Il était peut-être de votre famille à vous, mais certainement pas de la mienne !
— Que faites-vous de votre belle-fille ? La pauvre enfant est dans l’affliction. Votre devoir est de la soutenir ! N’oubliez pas qu’elle est enceinte et qu’elle adorait son oncle !
Mme de Condé leva délicatement ses beaux sourcils tandis que son œil bleu se chargeait de gaieté :
— Que le défunt Cardinal n’ait jamais suscité que des sentiments excessifs, j’en suis entièrement d’accord, mais je n’aurais jamais cru que l’on puisse l’adorer. Il ne manquerait plus qu’on lui élevât des statues !
— Il y en aura une sur son tombeau !
On était partis là-dessus, laissant celles qui restaient prendre la direction des greniers tandis que Mme de Longueville s’enfermait dans son appartement avec ses femmes. Etant encore vaguement convalescente, personne n’oserait y trouver à redire.
De leur observatoire, les deux filles purent admirer à loisir la dignité douloureuse de la famille Richelieu, singulièrement celle de Claire-Clémence soutenue dans ses crêpes funèbres par l’excellente Mme Bouthillier de Chavigny, son mentor habituel, et la duchesse d’Aiguillon. De là-haut elle semblait si fragile qu’Isabelle ne put lui refuser un peu de compassion.
— Pauvre fille ! murmura-t-elle. On peut comprendre sa douleur. Elle perd aujourd’hui plus qu’un père ! Protégée par sa toute-puissance, elle n’avait vraiment rien à craindre de quiconque… même d’un mari qui n’a cessé de rêver de se débarrasser d’elle ! Comme elle a demandé de revenir ici quelques jours afin de se sentir moins solitaire, il va falloir essayer d’adoucir son chagrin !
— Du chagrin ? répliqua sa compagne, je ne suis même pas sûre qu’elle en éprouve ! Vous n’avez jamais accompagné Madame la Princesse quand, par sens du devoir, elle lui rendait visite afin de s’assurer de sa santé. Or, M. le Cardinal était proche de sa fin mais cela ne paraissait pas la troubler outre mesure. Elle est Madame la Duchesse, elle attend un enfant et espère beaucoup du testament !
— Mais, au moment du mariage, elle a pourtant appris qu’elle devrait se contenter de sa dot ? Trois cent mille écus, ce n’est pas si négligeable.
— Oui, mais nous n’en sommes plus là. A l’époque, on ne savait comment tournerait cette union si mal assortie ! A présent, non seulement Monsieur le Duc ne s’en est pas débarrassé, mais aussi elle est grosse de lui. Ce qui, selon elle, mérite une belle récompense !
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