— Me reposer ici !

— Je vous en prie. Ce n’est pas la place qui manque !

Et elle reprit sa lecture.

— Vous ne me comprenez pas ! Je souhaite être seule. Cette jolie maison me plaît et j’ai l’intention de la faire mienne…

Le ton était de plus en plus raide et Isabelle fronça les sourcils, mais sans s’émouvoir autrement.

— A quel titre ?

— En ce qu’elle me revient de droit. Ce qui n’est pas votre cas. Je serai un jour princesse de Condé et c’est à une princesse de Condé que le domaine a été rendu !

— C’est là que vous faites erreur. C’est à Charlotte de Montmorency que la Reine l’a remis. Et moi, je suis une Montmorency ! Mon frère François pourrait être le dernier duc, et comme Madame la Princesse l’aime beaucoup, pourquoi ne lui léguerait-elle pas Chantilly ?

— Alors que son fils, mon époux bien-aimé, vient de se couvrir d’une gloire immortelle devant laquelle chacun s’incline et que tous acclament ?

— Moi aussi, mais cela ne lui confère pas tous les droits, et à vous encore moins ! Aussi, en attendant, priez votre valet de vous chercher un siège dans la maison ou asseyez-vous dans l’herbe comme moi… Mais, par grâce, laissez-moi lire !

— Quelle insolence ! J’espérais un peu de solitude, mais puisque vous vous obstinez, je rentre au château ! C’est… c’est intolérable ! Qu’une fille de condamné ose s’opposer…

Elle n’alla pas plus loin. Soudain livide, Isabelle prestement relevée s’avançait vers elle.

— Dire que je vous plaignais ! Que la nièce du bourreau ait le toupet de m’insulter est ce que je ne supporterai jamais ! Non seulement vous êtes… quelconque, mais en plus vous n’êtes qu’une sotte vaniteuse. Je vous laisse la place ! Et vous oubliez que votre oncle a aussi fait décapiter le maître de Chantilly ! Estimez-vous heureuse que je ne vous aie pas souffletée… Madame la Duchesse !

Et, ramassant ses jupes à deux mains, Isabelle partit en courant vers le château. En oubliant son livre. Elle courut ainsi tout le long du chemin, emportée par une colère qui ne voulait pas céder. Ce fut seulement arrivée au pont dormant qu’elle s’immobilisa, hors d’haleine, pliée en deux par la vive douleur d’un point de côté, et dut s’appuyer sur l’un des piliers d’entrée pour reprendre son souffle. Constatant qu’il n’y avait personne, elle ferma les yeux en s’efforçant de respirer calmement et profondément, et, peu à peu, la douleur se calma.

Elle voulut reprendre son chemin en direction des écuries, l’idée générale étant d’y prendre un cheval pour rentrer à Précy d’où elle enverrait un domestique muni d’une lettre d’excuses à la princesse Charlotte demandant qu’on veuille bien lui renvoyer ses affaires, la seule idée de se retrouver en face de cette petite dinde vaniteuse lui étant insupportable. Ce n’était pas la faute de cette malheureuse si sa mère était folle à lier, mais, ayant été élevée convenablement, elle aurait dû, au moins, savoir qu’on ne pouvait dire n’importe quoi à n’importe qui. Non seulement elle avait eu la chance inouïe d’être la femme de celui qu’Isabelle aimait, mais en plus il lui avait fait un enfant ! Cela devrait être suffisant pour remplir sa vie !

Quand elle atteignit la cour des écuries, le chef palefrenier vint à sa rencontre. Il la connaissait parce que, adorant les chevaux, elle était une excellente cavalière et venait souvent lui demander une monture pour une promenade. Un petit privilège qu’elle devait à son nom. Là, cependant, il s’inquiéta :

— Vous n’avez pas l’intention de sortir à cette heure ? La nuit va bientôt tomber et puis…

Son regard passa sur l’ample robe de taffetas jaune pâle brodé de pâquerettes, ouverte sur une jupe confectionnée de volants de dentelles comme les vastes revers de ses manches et la collerette entourant son décolleté. Elle comprit.

— Oh, cette robe ? Je n’ai pas le temps d’en changer car il faut que je me rende sans tarder à Précy. Ce n’est pas elle qui me gênera, vous le savez, Merlin !

— Certes, mais…

Il s’interrompit pour exécuter un profond salut qui ne manqua pas de surprendre la jeune fille.

— Monseigneur ! Mais quelle joie de revoir Votre Altesse et quel honneur qu’elle ait pris la peine de venir jusqu’ici ! Monsieur de Tourville !

Par réflexe, Isabelle se tourna pour se retrouver en face d’Enghien et de son premier gentilhomme, M. de Tourville, qui s’approchaient menant leurs chevaux respectifs par la bride.

— Nous souhaitons effectuer une arrivée discrète et… Isabelle ? Mais que faites-vous ici… et dans cette tenue ?

Il la releva de sa révérence, mais garda sa main dans les siennes. Jamais elle ne lui avait vu un plus beau sourire et elle en éprouva une grande joie : il la regardait comme s’il ne l’avait jamais vue.

— Dieu, que vous êtes ravissante ! A chacun de nos revoirs, je vous trouve plus belle que la fois précédente ! Et que je suis donc heureux de vous rencontrer dès l’entrée… Mais vous ne m’avez pas répondu : par quel miracle est-ce que je vous rencontre aux écuries ? Et d’abord dites bonjour à M. de Tourville !

Elle s’exécuta en riant :

— Bonjour, Monsieur de Tourville ! Quant à ce que je fais ici…

Il était difficile de lui expliquer qu’elle fuyait sa jeune épouse et désirait rentrer chez elle. Sans savoir de quoi il était question, Merlin se porta instinctivement à son secours.

— Mlle de Bouteville venait prendre des nouvelles de Belle Dame, sa jument favorite qui s’est légèrement blessée hier… Et je peux assurer qu’elle est parfaitement rétablie !

— Me voilà rassurée, fit Isabelle avec un sourire de reconnaissance.

— Alors nous allons rentrer de concert au château ! Prenez mon bras !

Elle en mourait d’envie, pourtant elle refusa :

— Peut-être vaut-il mieux… nous abstenir, mon cousin ? Hormis Monsieur le Prince, toute la famille est là ! Votre venue inattendue va causer une immense joie et… on pourrait m’en vouloir d’avoir été la première à vous rencontrer et de rentrer avec vous.

— Et alors ? Où est le mal ?

— C’est que… la duchesse est dans les murs. Depuis hier…

Il repartit de son grand rire sonore.

— Vous redoutez une scène de jalousie ? Elle doit me connaître assez pour savoir que je ne le tolérerais pas ! Elle a tout intérêt à se faire remarquer le moins possible !

— N’oubliez pas qu’elle vous a donné un fils.

— Cessons de parler d’elle, si vous le permettez ! Et prenez mon bras sans tergiverser plus longtemps, j’y tiens !

Il ne la quittait pas des yeux, aussi ne restait-il à Isabelle qu’à obéir ! L’émotion fit trembler légèrement sa main sur le drap de la manche. Louis le sentit et posa dessus son autre main.

— Voilà qui est bien ! Rentrons à présent ! Et souriez, que diable, sinon tous ces gens vont croire que vous me détestez !

— Vous détester ? Vous ?

Consciente soudain du trouble traduit par sa voix, elle toussota puis reprit sur le ton de la conversation  :

— Comment se fait-il, mon cousin, que vous surveniez ainsi sans tambour ni trompette – c’est le cas de le dire ! –, accompagné du seul M. de Tourville ? Alors que Paris et le royaume entier attendent votre retour pour vous acclamer, vous fêter, se jeter sous les pas de votre cheval en vous lançant des fleurs, faire sonner à toute volée les cloches de Notre-Dame et chanter vos louanges, vous nous revenez avec un seul gentilhomme… et à pied ?

— Justement pour que l’on me remarque moins. Je vous ai dit que je souhaitais réserver cette surprise à ma mère d’abord, à ma sœur, si elle est là…

— Elle y est, soyez-en sûr ! Seul manque Monsieur le Prince qui, appartenant au Conseil de régence d’où il serait ravi d’exclure le cardinal Mazarin, ne quitte gère le Louvre. Il est dans l’impatience de vous revoir !

— Il pourra attendre un jour ou deux de plus. Dès demain, je rejoindrai mes hommes que j’ai laissés à Lagny afin d’être à leur tête pour entrer dans Paris. Mais ce soir ma famille me suffira ! Et j’ai eu raison, puisque c’est vous que j’ai rencontrée la première ! Quelle délicieuse surprise ! Au guerrier fatigué que je suis, vous êtes apparue comme une source de fraîcheur !

Tout en prenant sur son bras la main qu’il porta à ses lèvres, il caressait sa compagne d’un regard qui la fit rougir tant il exprimait de désir. Comme la voix soudain basse qui demandait :

— Quel âge avez-vous, ma belle cousine ?

— Seize ans !

— Si jeune… Et déjà divine ! Que serez-vous à vingt ! Pourquoi n’est-ce pas vous que j’ai épousée ?

On approchait du château. Isabelle sentit qu’il fallait rompre le charme et lui offrit un radieux sourire :

— Mais parce qu’on ne vous l’aurait pas permis !

— Allons donc ! Vous êtes une Montmorency…

— Pourtant, sur l’échiquier diplomatique, je ne suis rien… Et je ne suis même pas riche, ce qui est un grave défaut !

— Croyez-vous ? fit-il assombri. Et le risque d’une descendance atteinte d’aliénation ? Cela me paraît infiniment plus grave ! J’ai peur depuis que cet enfant est né…

Ils atteignaient le château d’où on les avait aperçus. On se lançait à leur rencontre.

— Par pitié, mon cousin, souriez ! Souriez vite !

— A vous, c’est la chose la plus facile du monde ! répondit-il en lui obéissant… et en baisant une fois de plus la main qu’il conserva dans la sienne.

Pas longtemps ! Avec des cris de joie, tout le contenu des salons se déversait sur eux, hommes et femmes mélangés. En un clin d’œil, Enghien fut enlevé de terre, porté en triomphe par des bras solides et finalement déposé devant sa mère qui lui ouvrit les siens en pleurant de joie.

— Mon fils !

Deux mots seulement, mais tellement chargés d’amour, d’orgueil et de bonheur que point n’était besoin d’y ajouter même une syllabe ! Charlotte avait toujours adoré ses enfants – singulièrement l’aîné en qui elle mettait toutes ses espérances – et cet instant la payait de tout ce qu’elle avait pu souffrir, depuis sa naissance dans le donjon de Vincennes en passant par les longues années d’absence voulue par son père, sans oublier l’étrange maladie qui l’avait abattu au lendemain même d’un mariage détesté. Et voilà qu’il lui revenait couvert de gloire avec à ses pieds tout un peuple reconnaissant ! Devant l’histoire, il serait sans doute le plus grand des Condés !

Isabelle s’était discrètement écartée, se contentant de regarder et simplement heureuse du bonheur de sa princesse. François, qu’elle avait entendu jouer de la guitare en se rendant aux écuries, déposa son instrument dont il caressait les cordes en attendant que l’effervescence se calme et la rejoignit :

— Quelle arrivée ! Je vous ai aperçus il y a déjà un moment, tous les deux…

— Tous les trois ! Vous oubliez M. de Tourville qui mérite plus de respect !

— Pourtant vous n’aviez pas l’air de vous en soucier plus que d’une guigne ! On aurait juré un couple d’amoureux… D’où veniez-vous donc ? De Cythère où l’on vous avait donné rendez-vous ?

— Vous lisez trop de romans ! Rien de plus galant que des écuries où il amenait son cheval afin d’effectuer son entrée à pied…

— On peut le comprendre, mais, vous, qu’y cherchiez-vous ?

— Je fuyais…

— Vous ? Fuir ? Allons donc !

— Si vous me laissiez parler ? Je fuyais Madame la Duchesse qui m’est venue déranger alors que je lisais près de la Maison de Sylvie et m’a laissé entendre qu’elle comptait l’adopter pour son seul usage. Autrement dit, bien que je ne fusse pas à l’intérieur, elle prétendait me mettre à la porte. Elle la veut pour elle…

— Cela m’étonnerait fort qu’elle y parvienne. Surtout elle ! Madame la Princesse désire qu’y perdure le souvenir de « Sylvie » elle-même, la duchesse Maria Felicia, retirée avec son chagrin chez les Visitandines de Moulins et avec qui, la plaignant de tout son cœur, elle correspond… Mais, à part cela, où prétendiez-vous aller ? A Précy, je suppose ?

Il avait repris sa guitare et il égrena quelques notes, attendant une réponse qui ne vint pas. Isabelle d’ailleurs détournait les yeux. Alors, il reprit plus bas, la tête penchée sur son instrument :

— Fuir n’a jamais été une bonne solution ! Surtout pour nous, les Montmorency ! Le mot ne fait pas partie de notre vocabulaire ! Ni de notre comportement  ! Et si…

Une claque assenée sur son dos bossu le fit sursauter et lâcher sa guitare pour la garde de son épée, l’œil déjà menaçant, mais c’était seulement Enghien.

— Encore dans les jupons des dames à chanter des romances, Bouteville ? Ne crois-tu pas qu’il serait temps de passer à d’autres occupations ? Quel âge as-tu ?