Défait devant Castelnaudary et atteint de dix-sept blessures, il n’en avait pas moins été exécuté à Toulouse en 1632 – cinq ans après Bouteville ! –, tandis que Monsieur, fidèle à son habitude, abandonnait ses complices et se faisait payer sa « repentance ».

Cette mort avait resserré encore les liens entre Charlotte de Condé et la jeune veuve de l’impénitent duelliste. Se chargeant de leur avenir, Charlotte avait pris chez elle ses trois enfants : Marie Louise, Isabelle, alors âgée de quelques mois, et François, né après la mort de son père.

Ce faisant, elle entendait réparer une injustice tout en suivant l’élan de son cœur : outre le fait que les Bouteville étaient des Montmorency pauvres, l’exécution leur avait ôté, au bénéfice de la Couronne, la majeure partie de leurs biens, à commencer par leur hôtel parisien de la rue des Prouvaires, ne leur laissant guère que leur petit château et village de Précy-sur-Oise ainsi que quelques terres. Quant au testament du duc Henri4 , il avait été considéré comme nul tandis que les magnifiques châteaux de Chantilly, Ecouen et autres propriétés étaient confisqués à Charlotte de Condé…

Pour celle-ci, cette spoliation légale était la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase. Son beau Chantilly où elle se plaisait tant ! Mal entretenu sans doute en raison de la ladrerie proverbiale de son père, cependant fort riche, elle y avait vécu, entre la profonde forêt, les étangs et les jardins, les douces heures de l’enfance, même après la mort de sa mère, par la grâce de sa tante Diane, duchesse d’Angoulême, qui s’était efforcée de protéger ses amours tellement inattendues avec le Béarnais et d’adoucir les débuts de son désastreux mariage avec Condé… Ce Condé qui, à présent, poussait la veulerie jusqu’à se traîner, lui prince du sang de France, aux pieds d’un ministre tout-puissant et d’autant plus détesté pour qu’il accorde à son fils – son espérance à elle – la main d’une gamine insignifiante parce qu’elle était sa nièce !

— Le sang des Bourbons mêlé à celui de l’ancien évêque de Luçon, le plus « crotté » de France !

Elle venait de penser tout haut et s’en aperçut quand sa cousine murmura :

— Mais enfin pourquoi ? Que peut-il attendre du Cardinal ?

— Sa fortune, voyons ! Le Roi a fait ce Richelieu fabuleusement riche tandis qu’il nous dépouillait, vous et moi ! Il pense – sans doute parce qu’on le lui a laissé entendre ! – que ce contrat de mariage fera héritière cette fille de peu !

— N’êtes-vous pas un peu trop sévère ? J’ai cru entendre que c’était une Maillé-Brézé ?

— Oui. Et alors ?

— Si, au cours des siècles, cette famille a perdu de son éclat, elle n’en est pas moins de très ancienne et très bonne noblesse selon mon père qui était féru d’histoire, singulièrement des croisades, et en parlait souvent ! Au temps du royaume franc de Jérusalem, les Maillé y furent en belle place ! Après la mort de son épouse, Jacques de Maillé entra au Temple dont il devint maréchal. Sa vaillance était célèbre, même chez l’ennemi, et, quand il trouva la mort à la bataille de Tibériade, les gens du sultan Saladin tinrent à honneur de conserver… plusieurs fragments de son corps pour en faire des reliques dans l’espoir de s’assurer un peu de sa vaillance !

— Comment savez-vous cela ? s’étonna Madame la Princesse éberluée.

— C’était l’une de ses histoires préférées et il aimait à la raconter. Quant aux Brézé…

— Ma foi, je vous en fais grâce, coupa Mme de Condé en riant. Si leur histoire est du même acabit, vous me donnerez des cauchemars ! Surtout si l’on y ajoute la mère folle !

— Mais vous ne m’avez pas appris quelle réponse a reçu Monsieur le Prince ?

— On a condescendu à l’accepter ! Sinon je ne serais pas si fort en colère. Nous approchons de Noël. Le mariage aura lieu certainement en février. Une rude épreuve ! Quand j’y pense…

— Essayez de ne pas y penser !

— C’est difficile ! Si nous allions passer un moment chez Mme de Rambouillet ? proposat-elle soudain en se levant. On y respire un air plus plaisant que partout ailleurs. Qu’en dites-vous ?

— Non, merci ! L’air que l’on y « respire » est trop éthéré pour moi !

— Ma fille doit y être déjà. Aussi vais-je emmener votre Isabelle et votre délicieux François…

Ladite Isabelle – qui écoutait derrière la porte depuis dix bonnes minutes – jugea qu’il était grand temps pour elle de disparaître. Ramassant ses robes, elle fila vers l’extrémité de la galerie sans faire plus de bruit qu’un chat. Elle n’avait pas d’a priori contre l’hôtel de la rue Saint-Thomas-du-Louvre où la marquise de Rambouillet tenait le salon le plus aimable et le plus gai de Paris, mais elle avait besoin d’un peu de solitude afin d’examiner ce qu’elle venait d’entendre et qui l’intéressait au plus haut point. Pour cela, une seule solution : les jardins, où elle était sûre que l’on n’irait pas la chercher en décembre et alors que la nuit commençait à tomber.

Passant chez elle le temps de prendre une épaisse mante à capuchon, elle sortit sans rencontrer personne et s’enfonça dans les ombres des vastes jardins afin de gagner un coin qu’elle aimait particulièrement. C’était, abritée par un buisson d’acacias, une fontaine à laquelle s’appuyait un séraphin joufflu alimentant un gracieux bassin auprès duquel un banc de pierre s’offrait à la rêverie. Comme c’était assez à l’écart des splendeurs de l’hôtel de Condé, le petit bonhomme immobile ne recevait guère de visites et Isabelle l’avait adopté comme confident. Bien qu’il ne remplît pas les mêmes fonctions – l’un versait de l’eau et l’autre soufflait dans une trompette ! –, il lui rappelait certain angelot frisé officiant dans l’église de Précy près du cher château de son enfance où elle avait ses meilleurs souvenirs, même si la vie quotidienne y était bien moins fastueuse que dans les demeures des cousins Condé. Peut-être parce qu’il était plus facile d’y évoquer l’ombre guerrière d’un père qu’elle n’avait pas connu. Elle n’avait en effet même pas un an quand sa tête était tombée sur l’échafaud de la place de Grève. Ce qui ne l’empêchait pas d’adorer, au fond de son cœur, un fantôme bondissant au rire éclatant tout environné des éclairs arrachés aux épées tournoyantes.

Par le portrait conservé dans la chambre d’une épouse inconsolable, elle savait qu’il était beau, brun comme elle-même et le petit François, l’enfant posthume – alors que Marie Louise était blonde comme leur mère ! –, avec dans le regard une flamme insolente complétant la malice du sourire à belles dents blanches.

Les évocations pleines d’orgueil et de douleur de sa veuve avaient achevé de tisser la légende. Une légende qui avait placé à une singulière hauteur les aspirations d’Isabelle quand elle était entrée dans l’adolescence, cette étrange période où le corps abandonne ses lignes anguleuses pour ébaucher des courbes plus harmonieuses, où le cœur, tel un oiseau, essaie ses ailes sans trop savoir de quel côté prendre son vol. Celui qu’elle aimerait devrait être aussi séduisant que l’avait été François de Montmorency-Bouteville, le père bien-aimé !

Or, à son extrême surprise, le sien, faisant preuve en la circonstance d’un goût contestable, s’était mis à battre de façon désordonnée quand, près de trois ans plus tôt, le jeune Louis de Bourbon-Condé, duc d’Enghien, avait rejoint enfin l’hôtel familial et le cercle brillant dont sa mère était l’astre central.

On ne l’y voyait pas souvent… Condé, parce qu’il ne quittait pratiquement pas son gouvernement du Berry, avait installé son fils au château de Montrond où il lui faisait donner une éducation solide, appuyée sur les classiques et assez surprenante de la part d’un homme qui, par sa culture, son caractère comme son aspect physique – cheveux gris, gras et rares à l’instar de sa moustache et sa personne fort peu soignée ! –, ne le signalait guère à l’admiration des foules. Pas davantage par son courage, ses qualités de chef de guerre ou une amabilité que sa mine perpétuellement renfrognée ne permettaient pas d’espérer. Il semblait n’aimer personne sinon l’or dont il n’était jamais rassasié, et surtout pas sa femme à laquelle il ne pardonnait pas sa retentissante aventure avec le Béarnais. En outre, tourné vers le commerce des hommes, il n’avait paru découvrir son éclatante beauté qu’une fois bouclé à la Bastille où l’avait mené – et où elle l’avait rejoint – l’une de ses perpétuelles agitations. Mais, là, il en avait usé et abusé. Entre quelques fausses couches, Charlotte avait donné le jour à trois enfants : une fille, Anne-Geneviève, qui serait aussi belle que sa mère, un premier fils, Louis, laid, mais qui aurait de la prestance et un certain charme, enfin un second fils, Armand, titré prince de Conti, à la fois laid et contrefait  ! Après quoi la pauvre princesse avait eu le droit de respirer mais elle avait pris son époux en horreur. Quoi de pire, en effet, que le devoir conjugal accompli non seulement sans amour mais en plus avec répulsion ! Et assaisonné de jalousie, par-dessus le marché ! Ce cauchemar avait duré trois ans !

Or donc, ses livres de classe dûment refermés, Louis d’Enghien regagna Paris, au regret de monsieur son père, pour s’en venir prendre sous la houlette de sa mère le ton convenant à un prince, l’air de la Cour et de la haute société tout en fréquentant le Manège royal, jadis fondé par M. de Pluvinel et repris par M. de Benjamin où tout ce qui concernait les armes et l’art équestre atteignait une quasi-perfection. En ce qui concernait l’art de fréquenter les salons, sa mère était tout indiquée : le sien était presque aussi célèbre que celui de Mme de Rambouillet, et les charmantes amies de sa fille ajoutaient à son charme. C’est alors qu’Isabelle le vit pour la première fois… et ne l’oublia plus.

Il n’avait pourtant rien du héros de ses rêves avec son visage osseux auquel un immense nez en lame de couteau prolongeant un front vaste mais fuyant conférait une ressemblance avec un loup. Sous la masse de cheveux bruns désordonnés, comme la moustache et la barbe naissantes, la peau du visage semblait collée à l’ossature. En outre, si sa taille était bien prise et ses gestes pleins d’élégance, il n’était pas très grand. Une honnête moyenne – à dix-sept ans, il pouvait grandir encore ! –, mais Isabelle oublia tout cela en rencontrant son regard ! Il possédait des yeux magnifiques, d’un bleu profond que traversaient les éclairs d’une vive intelligence et, même si la denture projetait les lèvres en avant, le sourire pouvait être charmant.

Malheureusement pour l’adolescente, il ne fit que l’effleurer du regard. Elle n’avait alors que douze ans, ne brillait pas par ses ajustements – n’était-elle pas la cousine pauvre ? – et le qualificatif de petit pruneau lui eût convenu tout à fait ! – , mais la tendresse enthousiaste qu’il avait témoignée à sa sœur avait serré le cœur d’Isabelle. Il est vrai que, à dix-huit ans, Anne-Geneviève était d’une beauté saisissante avec son teint de fleur, ses cheveux blonds tellement soyeux que la lumière s’y reflétait en nuances différentes, ses larges prunelles couleur turquoise, sa taille fine et cette grâce un peu languide qu’elle mettait dans tous ses gestes et qui faisaient pâmer d’émoi les poètes de l’hôtel de Rambouillet. Elle tenait beaucoup de sa mère qui, à quarante-six ans, était toujours l’une des plus belles dames du royaume, traînant encore bien des cœurs après elle, à commencer par celui du séduisant cardinal de La Valette, qui trouvait le moyen d’être à la fois son amant depuis belle lurette et le meilleur ami du cardinal de Richelieu qu’elle haïssait.

La tendre complicité qui unit alors Enghien à sa trop séduisante sœur suscita chez la petite Bouteville une jalousie d’autant plus amère que la belle Anne l’avait percée à jour et le lui avait fait savoir en se moquant. Ce qu’Isabelle ne lui pardonna pas.

« Un jour, se promit-elle, je le lui ferai payer ! » Ensuite elle convainquit sa mère de la ramener dans leur cher Précy où aucune ombre insolente ne viendrait piétiner ses rêves.

Mme de Bouteville était trop fine pour n’avoir pas deviné le tourment de sa cadette. Elle le lui avait fait comprendre par un beau jour où toutes deux se promenaient au bord de l’Oise dont elles aimaient l’eau limpide ombragée d’aulnes et de saules, plus claire et plus propre que la Seine encombrée de chalands et de barques, et où canards et martins-pêcheurs pouvaient s’ébattre en toute sérénité sans risquer le seau d’ordures déversé par les gens d’une barge…

Elles marchèrent en silence pendant un moment, se contentant de respirer l’air doux où flottaient des odeurs de tilleul. Mme de Bouteville avait glissé son bras sous celui de sa fille.

— Je suis très satisfaite, Isabelle, que vous ayez souhaité rentrer à la maison en ces jours où l’hôtel de Condé bouillonne de ces multiples fêtes que donne notre cousine à l’occasion de l’entrée dans le monde de son fils Louis !