— Quinze ans, Monseigneur, pour vous servir !
— C’est tout juste ce que j’attends de toi ! De ce jour je t’attache à mon service, car je sais ce que tu vaux !
— Oh, Monseigneur ! s’exclama le gamin les yeux pleins d’étoiles. Je vais enfin aller au feu ? Et avec vous ? Merveille !
— Il n’est pas… un peu jeune ? s’inquiéta Isabelle, la gorge serrée à la pensée de voir partir au combat ce petit frère qu’elle aimait infiniment et qui avait toujours été son meilleur compagnon.
— On n’est jamais trop jeune pour courtiser la gloire, Isabelle. Ma mère aussi va être triste de le perdre, mais je pressens qu’il fera un jour un grand chef !
Que répondre à cela sinon remercier ? La joie qui rayonnait sur le visage de François interdisait toute autre attitude. Elle savait, en outre, que leur mère serait fière que le héros prenne son fils sous son aile. Connaissant son orgueil à fleur de peau, son caractère volontiers soupe au lait et son habileté aux armes, elle ne cessait de redouter pour lui le destin fulgurant mais dramatique de leur père.
« S’il trouve la mort au cours d’une bataille, au moins sera-ce pour son pays, son Roi et son nom ! », devait plus tard dire cette mère dont le caractère romain n’était plus à démontrer.
Tout cela, Isabelle le savait mais n’y trouvait guère de consolation. François avait été fragile si longtemps ! Comment s’accommoderait-il de la dure vie des camps ? L’idée de s’opposer à une si évidente vocation ne traversa même pas Isabelle, mais son sourire s’était effacé tandis qu’elle le regardait se précipiter aux pieds de Madame la Princesse pour obtenir d’elle son congé. Elle ressentait une si profonde tristesse qu’elle ne remarquait pas qu’Enghien était resté près d’elle et tressaillit lorsqu’il demanda :
— Pourquoi êtes-vous si triste, Isabelle ? Je comprends ce que vous pensez, mais me croirez-vous si je vous promets de veiller sur lui et de le confier, pour apprendre le métier, à quelqu’un qui lui évitera les plus grosses bêtises ?
Sa voix s’était faite très douce et il avait repris sa main sur laquelle il appuya ses lèvres :
— Souriez-moi, Isabelle ! J’aime tant vous voir sourire !
Il eut satisfaction sur-le-champ, et peut-être ce divin moment qui les isolait des autres eût-il continué si des laquais n’avaient ouvert la double porte qui se trouvait derrière eux pour livrer passage à Mme de Longueville.
Rayonnante dans une robe de satin brodée d’or, de la couleur exacte de ses cheveux blonds, des joyaux sertis de topazes et de diamants à son cou, à ses bras, ses oreilles, sa coiffure et le creux de son large décolleté, elle accapara soudain toute la lumière tandis que, les bras tendus, elle s’élança dans ceux d’Enghien sans paraître s’apercevoir de la présence d’Isabelle qui eut juste le temps de reculer pour éviter qu’elle ne lui marche sur les pieds.
— Mon frère ! Je ne suis ici que depuis peu et vous voilà ! Quel bonheur d’avoir écouté l’heureuse impulsion de mon cœur alors que je n’avais aucune envie de quitter Paris !
Ils s’étreignirent comme s’ils étaient seuls et non au milieu d’un salon rempli de regards toujours aux aguets, mais échangèrent un baiser tout à fait fraternel. Moins dédaigneux des « autres » qu’Anne-Geneviève, Louis écarta sa sœur de la longueur de son bras afin de mieux l’admirer.
— Que vous êtes belle ! En vérité, il semble qu’à chacun de nos revoirs vous soyez plus resplendissante.
— C’est l’enchantement de votre présence ! Et en particulier dans de telles circonstances. Tout illuminé par la gloire de vos armes…
Cependant, un génie malin avait décidé que cette rencontre voulue si éclatante par Mme de Longueville tournât court et Isabelle, vengée, dut contenir de ses deux mains une inconvenante envie de rire. Madame la Duchesse rentrait du parc et sauta au cou de son époux.
— Mon cher mari ! Mais quelle joie ! Pourquoi n’avoir pas prévenu de votre arrivée ? Nous serions tous allés au-devant de vous pour jeter des fleurs sous les pas de votre cheval !
Bon gré, mal gré, il fallut que la belle-sœur lui cède la place. Ce qui lui déplut souverainement et ne plut pas davantage au mari en question.
— Vous êtes là aussi, Madame ? Par quel hasard ? Un pressentiment peut-être ?
— C’est cela même ! Il fallait que je vienne. N’êtes-vous pas dans la hâte de connaître monsieur votre fils ? Il est beau comme un ange !
— Donc il ne me ressemble pas…
— Il vous ressemblera plus tard, mais venez ! Venez avec moi ! Allons le voir tous les deux !
Elle essayait de l’entraîner. Il résista :
— Madame ! J’ai dans les jambes des lieues en selle. Je suis sale et couvert de poussière. Alors, par grâce, accordez-moi un répit ! Je le verrai tout à l’heure ! Il ne va pas s’envoler que je sache !
Du coup elle fondit en larmes et se mit à sangloter à grand bruit, comme une petite fille, clamant qu’il n’aimait pas son fils et elle pas davantage, ce qui eut le don de le mettre hors de lui.
— En voilà assez, Madame ! J’ai pris quelque avance sur mon armée que je rejoins demain afin de goûter un moment de douceur, de beauté et de quiétude au sein de ma famille…
— Est-ce que je n’appartiens pas à votre famille ? Mais ce n’est pas elle que vous souhaitiez rejoindre : c’est cette Du Vigean dont vous êtes assotté et pour laquelle vous voulez nous démarier ! C’est à cause d’elle que vous refusez de connaître votre fils !
— Mère ! hurla le jeune homme. Débarrassez-moi de cette furie ! Au moins pour ce soir ! Je vais respirer un moment au jardin et je ne veux pas la voir en rentrant ! Venez, Isabelle ! J’ai besoin de vous entendre rire !
Et, de la façon la plus imprévisible, il saisit la jeune fille par le bras et l’entraîna au dehors en courant sans plus se préoccuper de ceux qu’il abandonnait à leurs conjectures. Ils coururent ainsi jusqu’au bord de l’étang où elle se laissa choir dans l’herbe en poussant un cri de douleur : le talon d’une de ses mules de satin venait de tourner, lui tordant le pied.
— Eh bien, qu’y a-t-il ? fit-il impatiemment.
— Si vous pensiez m’entendre rire, c’est manqué ! répondit-elle en relevant sa robe pour masser sa cheville en grimaçant. Cela me fait un mal affreux !
— Laissez-moi examiner !
Il s’agenouilla près d’elle, prit le pied endolori dont il palpa la cheville avec une délicatesse inattendue, mais, comme les doigts commençaient à remonter sournoisement le long de sa jambe, elle tapa dessus et rabattit ses jupes.
— Inutile de chercher plus loin, mon cousin. Cela va déjà mieux et, si vous acceptiez de m’aider à me relever, je vous en serais infiniment reconnaissante.
— Pas tout de suite ! Il faudrait peut-être tremper ce pied dans l’eau ! Et puis est-ce que nous ne sommes pas bien, assis dans l’herbe en face de ce merveilleux paysage ? J’ai toujours adoré Chantilly et particulièrement cet endroit. Quand j’étais marmot, je me souviens que j’échappais à mes gouvernantes pour aller m’asseoir précisément là où nous sommes. J’essayais d’attraper les papillons, les insectes, les grenouilles… Je suis même tombé à l’eau et sans l’un des gardes qui me surveillaient à distance, je me serais sans doute noyé.
— Vous avez dû avoir peur.
— Un peu, oui, mais pas trop ! Il faisait chaud ce jour-là et l’onde était si fraîche ! J’ai eu souvent envie de revenir quand le domaine nous a été confisqué et regretté plus encore ce coin de parc. Il me faisait l’effet d’un paradis perdu. Et voilà que ce soir j’y reviens avec vous ! Je vois un signe du destin dans cet incident qui nous a arrêtés ici…
Il s’était rapproché d’elle et le cœur d’Isabelle manqua un battement, devinant qu’il allait la prendre dans ses bras… Mais elle fronça le nez : l’amour de sa vie sentait furieusement la sueur, la graisse d’armes, même une crasse vieille, sans se tromper, de plusieurs jours, voire de plusieurs semaines, car, tout comme Monsieur le Prince son père, Monsieur le Duc avait tendance à considérer que les soins du corps étaient du temps perdu. Elle le repoussa gentiment :
— Non, Monseigneur ! S’il vous plaît… Pas… ce soir !
— Pourquoi ? J’ai une terrible envie de vous ! » Et soudain, il crut comprendre : « Oh… Vous êtes… empêchée ?
Décidément, le duo qu’elle espérait tellement poétique prenait une drôle de tournure et elle se mit à rire :
— Non, mon cousin, mais je crois que l’on s’inquiète de nous et je ne veux pas contrarier ma chère princesse ! Elle est si heureuse de votre retour !
Une petite troupe armée de torches quittait en effet le château à leur recherche.
— Plus que vous, en tout cas ! bougonna Enghien. Eh bien, rentrons, puisque vous y tenez !
— De quoi vous plaignez-vous donc ? J’ai répondu à votre attente : ne vous ai-je pas fait rire ?
— … alors que je voudrais tant vous faire crier de plaisir ? Il faudra que vous y passiez, ma belle ! menaça-t-il entre ses dents.
— En attendant, faites-moi l’honneur de m’offrir votre bras pour m’aider à marcher ! Mon pied me fait vraiment très mal !
Il s’exécuta, de mauvaise grâce d’abord, puis avec une pointe de sollicitude, jusqu’à ce qu’enfin, sentant qu’elle souffrait réellement, il l’enleva de terre pour la porter…
— Accrochez-vous à mon cou, ordonna-t-il. Vous me faciliteriez la tâche.
Elle obéit et se sentit soudain beaucoup mieux. Certes l’odeur était toujours présente, mais elle en était moins incommodée. Cela tenait peut-être à cette impression étrange d’être arrivée à une place qui lui convenait et lui conviendrait toujours. Elle lutta héroïquement contre l’envie de laisser sa tête se nicher près du cou solide… et fit aussi bien car il lui vrilla les oreilles en réclamant :
— Une civière, un fauteuil ou n’importe quoi ! Vous êtes plus lourde qu’il n’y paraît ! commenta-t-il gracieusement.
— Et vous moins fort que je ne le croyais ! riposta-t-elle, rendue furieuse par cette fin sans gloire d’une promenade nocturne qu’elle avait espérée idyllique…
Un moment plus tard, rapportée dans la chambre qu’elle partageait d’habitude avec Marie de La Tour que sa mère, malade, avait réclamée, Isabelle se laissait examiner par Bourdelot qui diagnostiqua « une simple entorse », oignit la cheville enflée d’un onguent qui, par bonheur, ne sentait rien, et banda en recommandant d’appuyer le moins possible sur ce pied durant quelques jours. La guérison viendrait naturellement…
De toute façon, qu’elle fût debout, assise ou couchée importait peu. Si Isabelle ne dormit guère, ce fut parce qu’elle ne cessait de repasser dans son esprit cette fin de journée inattendue où Louis, si miraculeusement reparu, s’était occupé d’elle plus que de toutes les autres – même de sa « divine » sœur, et c’était pour Isabelle un merveilleux cadeau du Ciel. Se pouvait-il que marié – mal, mais tout de même ! – , amoureux jusqu’à nouvel ordre d’une jolie fille pour laquelle il n’avait pas caché son désir de demander l’annulation de son mariage, pourvu, selon les potins de Cour d’une ou deux maîtresses passagères, il se soit pris à l’aimer elle ? Qu’il la désirât ne faisait aucun doute, mais ils étaient nombreux ceux qu’attirait sa beauté à peine éclose, et ce qu’elle briguait, c’était son cœur ! Elle souhaitait être aimée comme elle aimait elle-même : corps, cœur et âme confondus…
Aux approches de l’aube, elle plongea enfin dans un sommeil que le chant des coqs du domaine ne réveilla pas. Ce qui y réussit, ce fut le vacarme de saluts, de souhaits et de cris qui accompagnait le départ d’Enghien et de Tourville retournant au-devant des troupes qui venaient de prendre Thionville, afin d’être à leur tête pour une entrée dans Paris certainement triomphale !
Elle se hâta de quitter son lit en s’aidant d’une canne abandonnée à son chevet et, seulement vêtue de sa chemise de nuit et de ses cheveux répandus sur ses épaules, elle alla à la fenêtre qu’elle ouvrit en grand… Les deux hommes étaient déjà en selle et faisaient volter leurs chevaux au milieu de l’enthousiasme général : presque tout le château était dehors, y compris Madame la Duchesse qui, Dieu sait pourquoi, pleurait en agitant son mouchoir à côté d’une nourrice placide, laquelle élevait l’héritier à deux mains, comme s’il eût été le saint sacrement. Initiative qui n’avait pas l’air de plaire au nourrisson, car ses cris de protestation dominaient le tumulte.
Soudain Enghien, se retournant sur sa selle, aperçut Isabelle, lui sourit, lui envoya un baiser du bout des doigts puis enleva son cheval et partit au galop…
Heureuse que ce dernier hommage eût été pour elle, Isabelle ne referma pas sa fenêtre – ces derniers jours de septembre étaient infiniment doux ! – et retourna s’asseoir sur son lit en claudiquant. Elle resta là un moment sans bouger pour laisser s’apaiser les battements de son cœur tout en souriant au soleil qui l’enveloppait de ses rayons.
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