Elle s’étira à plusieurs reprises, fit jouer son pied qui lui parut un peu moins douloureux. En fait, jamais elle ne s’était sentie aussi bien ! Son regard alors s’arrêta sur la pendule. Voyant qu’elle marquait dix heures et demie, la jeune fille chercha le cordon pour que l’on vienne l’aider à faire sa toilette et s’habiller, et attendit. Mais, quand la porte s’ouvrit, ce ne fut pas une chambrière qui parut, mais Mme de Longueville.
Sachant à quel point celle-ci tenait aux usages, Isabelle voulut se lever pour la saluer.
— N’en faites rien ! émit la voix soyeuse. Je suis seulement venue pour bavarder avec vous…
— N’est-il pas un peu tôt ? J’appelais pour que l’on vienne m’accommoder ! dit Isabelle, admirant à part elle l’harmonie composée par le bleu de la robe en accord parfait avec les yeux et les reflets de la blonde chevelure artistement coiffée sur ce fond de lumière dorée.
— Il n’est jamais trop tôt pour rendre service à quelqu’un de cher. Vous pouvez même vous remettre au lit afin d’éviter d’avoir froid !
— C’est que j’ai surtout faim ! murmura Isabelle que cette sollicitude imprévue rendait méfiante.
— Le dîner n’est plus bien loin. Je vais vous faire apporter du lait et quelques fruits…
— Le lait suffira !
Allons, décidément, il était impossible de se débarrasser de Mme de Longueville ! Résignée, Isabelle se cala dans ses oreillers, en remontant ses genoux qu’elle entoura de ses bras, et attendit, cependant que sa visiteuse allait jeter un coup d’œil par la fenêtre, ne quittant son observatoire que lorsqu’elle entendit une fille de chambre apporter ce qu’elle avait demandé.
— Merci ! fit Isabelle le nez dans son bol. Qu’avez-vous de si important à me dire ?
Anne-Geneviève revint s’asseoir au pied du lit et s’arma du sourire ensorceleur dont elle avait le secret.
— Important, non ! Une simple mise en garde, parce que je vous aime et que je ne voudrais pas vous voir souffrir !
— Souffrir ? Et de quoi, mon Dieu ? A part mon pied…
— De mon frère. Il me serait pénible que vous vous nourrissiez d’illusions à son sujet. Vous en auriez le droit, étant donné l’attention toute particulière dont il vous a entourée hier au soir. On aurait juré qu’il était tombé amoureux de vous…
Quelque chose se coinça dans la gorge d’Isabelle, comme s’il y avait eu des cailloux dans son lait, mais elle n’en laissa rien paraître.
— Vraiment ? Je l’ai trouvé fort aimable tout d’un coup… mais sans plus !
— En vérité ? Ah, comme vous me soulagez, chère cousine, car j’avais très peur qu’il ne vous prenne à son piège !
— Piège ? Le vilain mot !
— C’est malheureusement celui qui convient. En réalité, il est toujours aussi épris de Marthe du Vigean et n’a pas renoncé à faire dissoudre son mariage pour l’épouser…
— Alors que sa femme vient de lui donner un fils ? Cela me paraît difficile !
— C’est quasi impossible ! Vous l’ignorez peut-être encore, mais, quand on aime à ce point, aucun obstacle ne rebute ! Quoi qu’il en soit, afin que l’on cesse de le harceler à propos de Marthe, ce qui contraint la malheureuse à se cacher souvent, il a pensé que si elle n’était plus sous les feux de la rampe et si l’on pouvait le croire épris d’une autre… – donc vous ! –, insista-t-elle, ses véritables amours seraient à l’abri et pourraient s’épanouir à loisir. Vous comprenez ?
Si elle comprenait ? Mais il aurait fallu être idiote pour qu’il en soit autrement ! Blessée au plus profond mais raidie dans son orgueil, elle articula :
— On me fait l’honneur de m’allouer le rôle du chandelier ! C’est bien cela ?
— Tout à fait ! J’ai toujours su que vous étiez intelligente ! C’est pourquoi je n’ai pas voulu vous laisser vous fourvoyer ! Car je connais le charme de mon frère, et il ne faut pas que vous vous y laissiez prendre ! Et comme de toute façon il ne pourra jamais se séparer de sa folle, il rêve dans le vide ! Aussi devez-vous d’abord penser à vous qui êtes si jeune, et songer à vous trouver un bon mari comme celui de votre sœur. Marie-Louise ne fait pas de bruit. Tellement discrète que dans un salon on s’aperçoit à peine de sa présence, et pourtant elle va devenir marquise de Valençay. Ce qui n’est pas rien…
— … pour une fille sans dot ! Vous devriez ajouter cette précision afin de parfaire le tableau !
Mme de Longueville lui jeta un regard noir.
— J’ai trop d’amitié pour elle, comme pour vous d’ailleurs, pour ce genre de discours ! dit-elle, pincée. A présent je vous laisse, chère Isabelle ! Pleinement rassurée sur votre avenir, car je sais qu’ils sont nombreux ceux que vous avez ensorcelés ! Le joli titre de marquise vous siérait si bien !
— Comme à ma sœur, je sais ! Mais vous oubliez cette histoire de ruban qu’il y a entre nous. Pas moi !
— Oh ! Ce n’est qu’un détail ! N’y pensez pas trop !
Et elle sortit là-dessus. Juste à temps pour éviter à Isabelle, qui n’en pouvait plus de retenir sa colère, de lui envoyer à la tête son bol vide !
— Espèce de garce ! gronda-t-elle entre ses dents. Le venin que tu viens de cracher, je te le ferai ravaler ! Et avec des intérêts en plus ! Tu as voulu la guerre ? Eh bien, tu l’auras ! Oh, que j’ai mal !
Son pied, en effet, venait de se rappeler à son souvenir, ce qui n’arrangea pas son humeur ! Se sentir éclopée ajoutait encore à sa fureur, donnant naissance à une idée fixe : sortir d’ici ! Rentrer à la maison où elle n’aurait pas à affronter des dizaines de regards faussement apitoyés, car elle faisait toute confiance à « la Longueville » pour ébruiter l’affaire du chandelier…
Mais comme il arrive au Seigneur de prendre en pitié les petites jeunes filles malheureuses, la voiture de Mme de Bouteville apportant une lettre à Madame la Princesse, rappelant Isabelle, arriva une heure plus tard : ayant à préparer le mariage de Marie-Louise, Mme de Bouteville réclamait la présence de sa fille cadette…
6
Deux lettres perdues
Pourtant, Isabelle ne rentrerait pas chez sa mère de sitôt. A peine eut-elle lu la lettre de sa cousine que Madame la Princesse faisait irruption dans sa chambre, presque en larmes.
— Vous êtes sûre que votre chère mère a tout son bon sens ? se plaignit-elle. Quels sont donc ces préparatifs qu’elle entreprend à Précy alors que le mariage de votre sœur doit avoir lieu chez nous ? Elle ne peut tout de même pas l’avoir oublié ?
— Sans doute fait-elle allusion aux apprêts de Marie-Louise elle-même. Il faut réunir tant de choses pour qu’elle puisse présenter figure honorable à son entrée dans les demeures d’un époux aussi fortuné !
— Cela j’en suis d’accord… Mais pourquoi aurait-elle besoin de vous pour cela ? Et je comprends d’autant moins que vous avez passé le mois d’août en sa compagnie !
Isabelle ouvrit de grands yeux. Est-ce que, par hasard, son départ contrarierait Mme de Condé ? Mais pour quelle raison ? Après une infime hésitation, elle posa la question et, à sa grande surprise, elle vit poindre une larme, vite effacée cependant, mais dont l’explication la bouleversa :
— Nous rentrons à Paris tout à l’heure pour une affaire… désagréable et… je tiens à vous avoir auprès de moi ! J’ai toujours eu beaucoup d’affection pour vous – comme pour François, mais puisque Enghien a décidé de se l’attacher, vous seule me restez. Alors si vous partez vous aussi…
Sans plus se soucier de son pied, Isabelle se laissa glisser à ses genoux.
— Mais je ne demande qu’à rester auprès de ma Princesse ! Elle a tant fait pour moi et pour mon frère ! Comment pourrions-nous ne pas déborder de reconnaissance et d’affection ? Il faut écrire sans tarder à ma mère que nous quittons Chantilly… et qu’elle n’aurait que faire d’une éclopée au milieu de ses préparatifs !
Elle se garda bien d’ajouter qu’il eût été normal pour la Princesse de se tourner vers sa fille, mais Charlotte avait déjà compris.
— Il y a des moments dans la vie, voyez-vous, où le désir d’une simple et douce affection se fait sentir. Je ne doute pas un instant de celle de ma chère fille, mais elle n’a jamais l’idée de se confier au giron maternel. Elle est… je crois que c’est le mot : cuirassée d’orgueil ! Selon elle, seul son frère peut la comprendre…
— Peut-être parce qu’ils sont vos enfants et fiers de l’être. C’est on ne peut plus naturel…
— Sans doute, et la modestie n’est pas ma qualité première… Mais nous nous égarons et il faut que je vous raconte ce qu’il s’est passé durant ce mois d’août où vous et François séjourniez chez votre mère !
— Mon petit frère était surtout à la rivière ! Quand il ne s’y baignait pas, il pêchait ! On ne le voyait guère qu’aux repas, et encore ! Mais je vous demande pardon pour cette digression…
— Ce n’est rien. Quoi qu’il en soit, il s’est passé chez nous une affaire désagréable dont je redoute les suites, car c’est pour cela qu’Enghien rentre à Paris sans attendre d’être rappelé. Je ne sais si le bruit vous en est parvenu, mais le mariage avec M. de Longueville n’a pas porté bonheur à ma fille…
— C’est le contraire qui eût été étonnant ! Une telle différence d’âge…
— Ce n’est pas cela le pire, mais bien Mme de Montbazon qui supporte mal que son amant ait pris femme si jeune et si belle. Elle cherchait comment s’en prendre à sa réputation quand le hasard mit une arme sur sa route. Elle donnait ce soir-là, dans son hôtel de la rue Barbette, une brillante réception où se trouvaient deux gentilshommes que la guérison d’une blessure avait retenus à l’écart des armées : Maurice de Coligny, fils du maréchal de Châtillon, et Gérard de Maulevrier. Quand les invités se furent retirés, une de ses suivantes apporta à la duchesse deux lettres tombées de quelque poche masculine, deux lettres de femme, donc débordant de tendresse, et ne laissant aucun doute sur la nature des relations unissant le gentilhomme à une noble dame. La première était une lettre de rupture, mais la seconde disait entre autres : « Je souffre pour trop aimer et vous pour n’aimer pas assez. J’espère que je n’aurai point de regrets d’être vaincue dans la résolution que j’avais faite de ne plus y retourner. »
— Et ces lettres n’étaient pas signées ?
— Enfant que vous êtes ! Bien sûr que non ! On ne signe jamais ce genre de missives. Néanmoins, cela n’a pas empêché la Montbazon de proclamer aussitôt qu’elle n’ignorait rien de ce secret, que les lettres appartenaient à M. de Coligny et que la rédactrice en était ma fille dont il était l’amant depuis le départ de mon gendre… Ce fut bientôt le sujet de toutes les conversations, ce que je ne tolérai pas au contraire de ma fille qui s’est bornée à un haussement d’épaules tandis que son époux faisait savoir que les affaires de femmes ne l’intéressaient pas. La réputation d’Anne-Geneviève n’en est pas moins ternie et je n’ai pu le supporter… Et d’autant moins que la Montbazon et toute la clique des « Importants » menaient le branle ! Je suis allée porter ma plainte à la Reine qui veut bien m’accorder son amitié. Offusquée au plus haut point, elle a chargé le cardinal Mazarin de faire la lumière sur cette vilaine histoire et l’on a vite appris que les lettres avaient été perdues par le marquis de Maulevrier et qu’elles étaient de la main de Mme de Fouquerolles, sa maîtresse…
— Tout s’achevait donc pour le mieux ?
— Pas tout à fait ! Vous oubliez la réputation de Mme de Longueville qui était alors enceinte et fut si contrariée qu’elle en a perdu l’enfant ! Ce voyant, la Reine a ordonné à Mme de Montbazon de présenter des excuses publiques à ma fille…
— Et elle s’y est résolue ?
— Oh ! Non sans peine, mais enfin… Au jour prescrit, elle est arrivée chez nous où il y avait foule. On se montait sur les pieds et la Reine était près de moi. La duchesse est venue jusqu’à nous sans se presser, en agitant nonchalamment son éventail – il faut dire qu’il faisait chaud ! – sur lequel un morceau de papier était épinglé, dont on comprit l’usage quand, parvenue devant nous, elle s’est mise à lire ce qui était écrit dessus, mais avec un tel sourire et une telle insolence que le doute n’était pas permis : elle se moquait totalement de ce qu’elle lisait. Ma fille lui a répondu que, si elle acceptait de croire à son repentir, c’était uniquement pour faire plaisir à Sa Majesté. L’autre est repartie comme elle était venue, mais il y a eu une suite.
— Laquelle ?
— Un peu de patience ! Quelques jours plus tard, la Reine offrait une collation chez Renard, à l’ombre des beaux arbres des Tuileries, et Mme de Montbazon, qui n’était pas invitée cependant, s’y est présentée, l’air le plus dégagé qui soit. Elle n’est pas restée longtemps. Fort en colère cette fois, Sa Majesté non seulement la chassait mais l’exilait dans son château de Rochefort-en-Yvelines...
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