Ravissante dans une robe rose aurore brodée d’argent, décolletée aux limites permises à une jeune fille, des perles au cou et en barrettes retenant ses boucles brunes de chaque côté de son visage radieux, toutes fossettes dehors, elle attirait les regards et fut tout de suite très entourée. Elle était visiblement enchantée du mariage de sa sœur et comptait bien s’y amuser. Aussi distribuait-elle ses sourires avec une grande libéralité, en prenant soin de ne privilégier personne. Ce qui amusait fort son frère et mettait Gaspard au supplice. Découragé, il s’apprêtait même à partir quand Enghien, dont l’œil d’aigle saisissait le moindre détail bien qu’il eût été parmi les thuriféraires d’Isabelle, le rejoignit :

— Où prétends-tu donc aller de la sorte ? Dès que l’on en aura fini avec les compliments aux nouveaux époux, on va passer à table !

— Vous m’excuserez, Monseigneur, mais je n’ai pas faim !

— Eh bien, tu feras semblant… Et en affichant une autre mine, s’il te plaît ! On ne porte personne en terre aujourd’hui : on se marie ! J’espère que tu en es conscient  ?

— Absolument ! soupira le malheureux. Il y en a qui ont de la chance !

— Et d’autres qui en ont tout autant mais qui ne savent pas l’apprécier ! Va te regarder dans un miroir, morbleu, ensuite regarde les autres ! Et maintenant, je vais te confier un secret : je me suis arrangé pour que tu sois auprès d’elle au banquet !

Le visage soucieux du jeune homme s’illumina :

— Vraiment ?

— Si tu me traites de menteur, on va en découdre sur le pré ! gronda Enghien dont les sourcils se fronçaient déjà.

Sachant que, chez son prince, les colères étaient aussi subites que violentes, Gaspard se hâta de l’apaiser :

— Pardonnez-moi ! Vous savez que jamais je ne mettrais votre parole en doute, mais ce rayon de soleil que vous apportez dans ma nuit est tellement inattendu, tellement… Et qui est de l’autre côté ?

Il semblait inquiet et cela fit rire le duc.

— La Moussaye, qui aimerait certainement mieux être à côté de toi ! Mais pour en revenir à Isabelle, fit-il soudain sévère, n’oublie pas qu’elle est une jeune fille, une Montmorency et ma cousine. Alors…

— Qu’imaginez-vous, Monseigneur ? Je n’ai pas de plus cher désir que d’en faire ma femme et la mère de mes enfants !

— Ce que, si je crois la connaître, elle n’acceptera pas ! Ton père non plus, entre parenthèses !

— Qui sait ? Je peux toujours essayer !

Au début du festin, Isabelle et Gaspard n’échangèrent que peu de paroles. Tout en se restaurant en gens qui ont faim – et soif ! –, ceux de leur entourage discutaient à bâtons rompus des derniers événements de la ville et de la Cour, et ils se trouvèrent mêlés à la conversation générale dont les faits et gestes du cardinal Mazarin assumaient le plus lourd. Mais au bout d’un moment – et de copieuses libations s’y mêlant – des échanges particuliers se dessinèrent et les deux jeunes gens purent enfin s’isoler des autres. Gaspard prit son courage à deux mains.

— Vous vous demandez peut-être, Mademoiselle, comment je peux assister à ce beau mariage et goûter ce bonheur d’être auprès de vous alors que mon frère s’en va vers sa fin ?

— Vous l’avez vu ce matin, je le suppose, puisque vous ne quittez plus Saint-Maur. Comment était-il ?

— La gangrène progresse et nous n’avons plus guère d’espoir. Le docteur Bourdelot pense qu’il lui resterait une chance en lui coupant le bras, mais Maurice s’y oppose catégoriquement !

— Pourquoi, mon Dieu ? Ils sont nombreux, les héros devenus manchots sur un champ de bataille au service du Roi ! On ne peut que saluer bien bas leur courage !

— Toutes les femmes ne pensent pas comme vous, je le crains, et mon frère refuse de n’être plus qu’un infirme aux yeux de celle qu’il aime ! Il la connaît assez pour savoir qu’il n’aurait plus droit qu’à une affectueuse pitié… et encore !

— Quand l’amour existe entre deux êtres, cela ne fait pas de différence…

— A condition qu’il perdure, et Maurice n’en est pas certain… Moi non plus !

— Qu’est-ce qui vous le fait supposer ?

— L’heure, toujours la même, où arrivent chaque jour votre cousine et certain gentilhomme…

— M. de Marcillac, je pense ?

Il la regarda avec admiration.

— Vous êtes très observatrice !

— Pas vraiment, mais j’éprouve une compassion infinie pour cet homme malheureux qu’est M. de Coligny, sacrifié stupidement à l’orgueil d’une femme qui ne le mérite pas. Suppliez-le de résister, et de vivre même au prix d’un bras ! Il ignore quel sort Dieu lui réserve, et il n’est pas obligatoire d’avoir ses quatre membres pour devenir maréchal de France !

— Vous devriez le lui dire vous-même ! Vous êtes si belle ! Autant que l’autre mais différente, et son amour pourrait se diriger vers vous. C’est moi qui, alors, en mourrais de douleur… Moi qui vous aime de toute mon âme, ajouta-t-il dans un souffle. Je… je voudrais tant que vous consentiez à m’épouser !

Le ton de leur aparté devenait trop grave. Isabelle s’aperçut que plusieurs convives les observaient. Elle arma son sourire de malice :

— J’ai peine à vous suivre ! Vous voulez que je séduise votre frère ou que je vous épouse ?

— Ne soyez pas cruelle, vous me feriez trop de mal !

— Alors quittez cet air tragique et dépêchez-vous de n’en rien laisser paraître si vous ne voulez pas qu’on s’intéresse à nous plus qu’aux mariés ! De toute façon, votre frère est trop profondément épris pour changer d’amour et, quant à vous, fit-elle en redevenant sérieuse, vous devriez savoir qu’un mariage entre nous n’est pas possible ! Fussé-je ravagée par une folle passion, je ne pourrais renoncer à ma foi catholique !

— Et de toute évidence vous n’êtes pas ravagée par cette passion. En ce cas… Mais il est temps que je retourne à Saint-Maur ! On va bientôt danser et j’avais prévenu Monsieur le Duc que je partirais à la fin du souper…

Elle comprit qu’elle l’avait blessé et voulut le retenir :

— Pardonnez-moi si je vous ai peiné ! J’ai la fâcheuse habitude de dire ce que je pense, et même un peu plus ! Serais-je absoute si je vous confie que ce n’est pas sans… regrets que je me suis exprimée comme je viens de le faire ?

Un instant, il la regarda au fond des yeux.

— Merci ! dit-il avant de prendre sa main pour la baiser, après quoi il alla prendre congé de ses hôtes.

Isabelle le regarda s’éloigner, puis rejoignit sa mère qui venait de s’asseoir auprès de la princesse Charlotte et lui faisait signe.

— Vous semblez émue, Isabelle. Que l’on vous ait placée au côté du marquis d’Andelot me souciait et, en vous observant tous les deux, il m’est venu quelque inquiétude. Vous m’avez parus troublés l’un et l’autre, et comme ce garçon est amoureux de vous, j’espère que vous ne bâtissiez pas des projets d’avenir. Je ne donnerai jamais mon autorisation à un mariage entre vous !

— J’en suis consciente, ma mère, mais, quand on a un frère gravement blessé qui, par amour, choisit la mort plutôt que de se laisser amputer d’un bras, il n’y a vraiment pas matière à franche gaieté. Je ne crois pas dévier de la droite ligne tracée par ma religion en accordant de la compassion à un protestant malheureux !

Elle s’apprêtait à partir, mais Mme de Condé la retint :

— Cela va si mal à Saint-Maur ?

— Plus encore, Madame la Princesse ! La gangrène gagne. Bourdelot estime qu’il pourrait l’endiguer en coupant le bras malade, mais Maurice de Coligny refuse d’être amoindri et de susciter la compassion là où régnait l’amour… La mort approche et rien, à présent, ne la fera reculer…

Avec ensemble, les deux dames se signèrent. Isabelle avait tourné les talons pour remonter chez elle. Bientôt, les nouveaux mariés seraient conduits en cortège à leur hôtel de la rue du Jour pour y commencer leur lune de miel au milieu de l’enthousiasme général, et Isabelle ne se sentait pas le courage d’y assister. Elle était trop honnête envers elle-même pour ne pas admettre qu’elle les enviait. Pas de passion dévastatrice de leur part, mais un bonheur tranquille passé à regarder grandir leurs enfants et s’embellir leur déjà superbe château.

Tout à l’heure, tandis qu’elle l’aidait à mettre en place les bijoux offerts par son époux, Marie-Louise l’avait attirée contre elle.

— Je voulais te dire que, si l’envie t’en prenait, tu pourrais vivre chez nous autant que tu le désireras. Tu ne perds pas ta sœur, tu acquiers un frère ! Nous aimerions tant, l’un et l’autre, que chez nous tu rencontres…

Isabelle l’avait empêchée d’aller plus loin en lui posant la main sur la bouche.

— Surtout n’en dis pas davantage ! Le seul homme que je souhaiterais épouser est séparé de moi par plus fort que la volonté des hommes ! On n’y peut rien, mais je te remercie. Pense d’abord à être heureuse ! Je prierai pour vous deux !

En dehors d’une véritable affection, elles n’avaient jamais été très proches, les deux sœurs, la vie rêvée de l’une étant à l’opposé de celle de l’autre, mais il était pour Isabelle doux de savoir, au moment où il fallait renoncer à ce qui aurait pu être le bonheur, que le lien fraternel tenait bon.

Quelques jours plus tard, Maurice de Coligny rendait son dernier soupir dans les bras de celle qu’il avait juré d’« aimer jusque par-delà la mort », et, à l’hôtel de Rambouillet ainsi que dans tous les lieux de Paris où fleurissait le bel esprit, il se fit un retournement complet : alors que l’on avait plus ou moins daubé sur son courage lors du duel avec Guise – sans aller toutefois jusqu’à le traiter ouvertement de lâche pour ne pas s’exposer à la vindicte redoutable de son frère et du maréchal de Châtillon son père ! –, le défunt se retrouva du jour au lendemain transformé en héros de roman. Ce beau gentilhomme se sacrifiant à l’honneur de sa belle n’était-il pas le personnage idéal des Précieuses ? Un illustre inconnu accoucha d’ailleurs d’une œuvre immortelle Histoire d’Agésilas et d’Isménie, au fil de laquelle, pour mieux faire pleurer dans les chaumières, du moins dans les salons, Isménie reste pure et sans taches (alors que Mme de Longueville venait d’accoucher d’une fille) et cet Agésilas meurt désespéré en disant : « Je ne pouvais être heureux ne vous possédant pas. Ma passion était trop forte pour rester content dans ce monde… J’ai à vous rendre grâce de la bonté que vous avez d’agréer que je vous dise que je meurs à vous et fort content de ne plus troubler votre repos. »

Mieux encore ! Le peuple lui-même ressentit l’émotion générée par cette triste histoire et se hâta de faire une idole de la blonde princesse pour laquelle de galants chevaliers périssaient sans se plaindre.

Pour sa part, Mme de Longueville s’installa avec délices dans ce rôle que, sans modestie excessive, elle estimait fait pour elle : une icône qu’il ne convenait d’approcher qu’à genoux. Ce qui ne l’empêcha pas de prendre Marcillac comme amant.

Isabelle pensa en mourir d’indignation jusqu’à ce que François, définitivement attaché à Enghien et qu’elle ne voyait plus qu’entre deux campagnes victorieuses, vînt lui expliquer que, selon lui, c’était plutôt à mourir de rire. Il grandissait et, en dépit de sa bosse, devenait un charmant cavalier qui semblait habité par une immense joie intérieure, ce qui lui valait ses premiers succès féminins. Déniaisé depuis belle lurette, il avait alors pour maîtresse une certaine Mme de Gouville avec laquelle il faisait de courts séjours à Précy quand sa mère était absente. S’il faisait beau, leur plus grand plaisir consistait à se baigner dans l’Oise et à faire l’amour au soleil !

— Rien de plus agaçant que ces femmes qui ne se laissent approcher que prosterné et n’accordent leurs faveurs qu’en menus morceaux : le bout du doigt, la main, l’avant-bras, le bras, l’épaule, etc., confia-t-il à sa sœur à propos de Mme de Longueville. Quand on arrive à ses fins, on doit se sentir épuisé comme après l’ascension d’une montagne, avec peut-être l’envie d’aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte !

— Comment ? Vous n’êtes pas subjugué par tant de beauté ? fit Isabelle en riant. Vous seriez bien le seul !

— Que non pas ! J’en connais des tas ! En outre, il existe des femmes pour lesquelles on livre des combats beaucoup plus rudes que se traîner sur le ventre à qui arrivera le plus vite ! Vous par exemple !

— Moi ? A quoi pensez-vous ?

— A ce cher Gaspard de Coligny qui vient d’abjurer le protestantisme pour vos beaux yeux et parce qu’il veut vous épouser, déchaînant ainsi les foudres paternelles.

Le rire de la jeune fille s’arrêta net.