— Je vous promets d’être sage. Mais je veux des baisers, plein, plein de baisers… au cas où nous serions rattrapés avant d’atteindre Stenay…

Gaspard n’avait pas tort de vouloir s’éloigner le plus possible. A Paris, en effet, on s’occupait beaucoup d’eux. Et cela commença dès que Mme de Valençay eut repris ses sens. Comme elle n’était pas dans la confidence, la brutalité de l’enlèvement lui avait causé une peur bleue vite changée en indignation en constatant qu’on lui avait occis son concierge. Elle envoya in petto un messager à l’hôtel de Condé où sa mère séjournait et le résultat ne se fit pas attendre.

Minuit sonnait à l’horloge du Palais-Royal et la Reine s’apprêtait à se mettre au lit quand on vint lui annoncer que la princesse de Condé demandait instamment à être reçue.

— A cette heure ?

— Oui, Votre Majesté ! répondit Mme de Motteville, sa suivante préférée. J’ajoute qu’elle n’est pas seule : Mme de Bouteville l’accompagne, tout échevelée, le col déchiré, les habits à demi rompus, et aussi Mme de Valençay qui pleure comme une fontaine.

— Faites-les entrer, ma bonne Motteville, et voyons de quoi il retourne.

Ce qu’Anne d’Autriche vit alors ne laissait pas d’être pittoresque. La Princesse, pas autrement émue d’ailleurs, soutenait sa cousine dont l’accoutrement bizarre pouvant laisser croire que quelqu’un l’avait malmenée provenait sans doute de ce qu’elle avait sauté à bas de son lit en chemise et camisole, enfilant par-dessus un ou deux vêtements que dans sa colère elle avait dû déchirer. La meilleure preuve en étant qu’elle avait les pieds nus dans ses pantoufles.

— Madame, commença la princesse Charlotte en s’efforçant à la gravité, je vous amène une pauvre femme désespérée qui vient vous demander justice contre M. de Coligny qui vient d’enlever sa fille Isabelle…

Redoublement de sanglots de la mère, soutenus par les plaintes de Marie-Louise pleurant toujours la mort de son concierge plus que le « départ forcé » d’une sœur dont elle n’avait jamais beaucoup apprécié l’humeur folâtre.

La Reine leur distribua de bonnes paroles visant à les réconforter, leur fit servir par Motteville du vin d’Espagne et quelques craquelins, puis, attirant Mme de Condé à part :

— Je pense, ma cousine, que je ne dois pas me mettre en peine de punir le coupable. Il y a lieu de croire en effet que Mlle de Bouteville serait fâchée que l’on troublât sa joie et que Mme de Bouteville, tout éplorée qu’elle soit, ne voudrait pas qu’on lui ramenât Coligny sans être son gendre ?

Non sans peine, Charlotte retint un éclat de rire et chuchota :

— Pour l’amour de Dieu, Madame, ne me faites pas jouer ici un personnage ridicule ! J’ai déjà assez de mal à tenir mon rôle ! En réalité, c’est mon méchant fils qui a organisé cette affaire et tout le monde est content.

— Alors faisons en sorte d’apaiser ces dames. Au moins pour cette nuit. Demain j’en parlerai au cardinal Mazarin et nous verrons sur la conduite à tenir !

Un quart d’heure plus tard, mère et fille repartaient un peu remontées avec l’assurance que tout serait mis en œuvre pour leur donner satisfaction. On mit même une escorte à leur disposition pour rentrer chez elles… et la Reine put enfin aller se coucher.

Calmer les parents Châtillon fut une autre paire de manches et, finalement, on n’y arriva pas. Le vieux maréchal fit un tel tapage qu’en quelques heures l’aventure des deux amoureux fit le tour de Paris, et singulièrement des salons où, chez Mme de Rambouillet, Voiture composa une épître en vers adressée à Gaspard :

Que cette nuit fut claire et belle

Quand la triomphante pucelle

En qui la nature et les dieux

Ont mis tout ce qu’ils ont de mieux

Fut par votre adresse arrêtée

Et par vos armes conquestée

L’Olympe son front dévoila

Et tout ce soir étincela…

Il y en avait dix pages du même acabit. La Ménardière surenchérit en composant un rondeau assez leste, et il y en eut d’autres. Une véritable avalanche de plaisanteries plus ou moins graveleuses ou de compliments en vers ou en prose qui déclencha un scandale et réveilla la combativité de Mme de Bouteville. Elle fit représenter au Parlement requête afin d’obtenir la permission de poursuivre Gaspard de Coligny comme séducteur et ravisseur de sa fille, et le condamner à avoir la tête tranchée !

De son côté, le maréchal introduisait une instance en cassation et nullité du prétendu mariage contracté à Château-Thierry comme clandestin et illégal, son fils n’ayant pas atteint sa majorité de vingt-cinq ans et ne pouvant convoler sans sa permission.

Pendant ce temps-là, bien à l’abri des rudes murailles de Stenay et de son gouverneur M. de Chamilly, le jeune couple qu’on ne voyait pratiquement nulle part vivait des heures enchantées. Dans les bras de son époux, Isabelle avait découvert l’amour avec ravissement, et comme Gaspard ne cessait de s’émerveiller de la beauté de sa jeune épouse sans parvenir à apaiser un désir qu’il savait si savamment lui communiquer, tous deux passaient davantage de temps couchés que debout, ce qui provoquait l’étonnement rêveur de la garnison…

Il fallut tout de même revenir à la prosaïque réalité. Un peu plus souvent en tout cas !

A Paris, fort heureusement, Enghien veillait au grain et se faisait le défenseur de son ami. C’est ainsi qu’il lui écrivit demandant de lui envoyer un mémoire détaillé sur les circonstances de son mariage1 , et Gaspard se mit au travail.

Avec une astuce rare chez les foudres de guerre, et afin de se concilier les bonnes grâces de la Reine et du Cardinal, Gaspard, après avoir longuement protesté de son respect et de son affection pour ses parents, expliqua adroitement que ses sentiments dont il ne s’était jamais écarté ne pouvaient pourtant aller jusqu’à compromettre son salut éternel, proclamant, en outre, la grâce que Dieu lui avait faite en lui accordant de découvrir la vérité de la religion catholique. Puis petit couplet sur les vertus et la piété de Mme de Bouteville, ainsi que sur les illustres qualités de sa fille. Enfin, il terminait en rappelant la persécution dont il était victime de la part de ses parents qui lui interdisaient de se rendre à la messe à Châtillon, mais en excusant cette opposition et sa propre résistance. Pour un peu, il se serait posé en martyr de sa foi…

Quoi qu’il en soit, ce beau morceau de littérature n’impressionna pas beaucoup le Parlement auquel Monsieur le Duc le présenta. Il y répondit par un monitoire constatant la preuve de la clandestinité du mariage à Château-Thierry. En revanche, Mazarin, poussé par la Reine, écrivit une longue lettre au maréchal pour le détourner de poursuivre son procès et lui prêcher la réconciliation, en promettant de veiller personnellement, avec l’approbation de Sa Majesté, sur la carrière d’un soldat de cette valeur…

La réponse du père offensé ne fut guère encourageante. Après avoir remercié le Cardinal de ses promesses, il laissait entendre qu’il n’était pas disposé à renoncer au procès.

Cette fois, les deux amoureux s’inquiétèrent sérieusement. Gaspard écrivit à Enghien, l’adjurant de voir le nonce et ne demandant rien moins que l’intervention du pape, mais Monsieur le Duc avait trouvé la parade, ce dont le jeune homme dans son trouble ne s’était pas avisé : il venait d’avoir vingt-cinq ans. Donc il était libre de se marier sans autorisation. Restait la clandestinité du mariage…

En recevant les instructions de son chef et ami, Gaspard ne put s’empêcher de rire.

— Mon cher amour, dit-il à sa jeune femme. Il faut retourner à Château-Thierry !

— Pour quoi faire, mon Dieu ?

— Nous marier !

— Est-ce que nous ne le sommes pas déjà ?

— Pas tout à fait selon la loi. Notre mariage a eu lieu « en secret », donc à la sauvette. Ce qui ne sera pas le cas cette fois. Nous devons y être dans trois jours et Monsieur le Duc écrit que tout sera prêt !

Et en effet, lorsqu’ils arrivèrent, ils trouvèrent la petite ville pavoisée et fleurie où, après leur avoir laissé le temps de faire toilette, on les mena à l’église Saint-Crépin. Là, ils furent mariés en bonne et due forme par l’archiprêtre entouré de son clergé au complet, en présence de la noblesse, des notaires royaux et de tout ce que l’on avait pu trouver d’illustrations urbi et orbi. Ils étaient si beaux tous les deux que le peuple les acclama, leur lança des fleurs quand ils sortirent de l’église, et les accompagna jusqu’à l’hôtel de ville où un vrai repas de noces les attendait. Rayonnante dans une robe de satin blanc qu’elle avait trouvée en arrivant – menu cadeau de Madame la Princesse ! –, Isabelle séduisit l’assistance : les hommes par sa rayonnante beauté, les femmes par sa gentillesse et son esprit.

— C’est irréel ! confia-t-elle à son époux. Nous allons enfin pouvoir être heureux chez nous et à la face du monde ! Mais pourquoi donc faites-vous cette mine ?

— C’est que… euh… nous allons continuer encore un peu d’être heureux à Stenay ! fit Gaspard, mi-figue mi-raisin.

— Comment cela ? Nous sommes dûment mariés, il me semble.

— Sans doute, mais, avant que nous ne puissions rentrer à Paris, il faut que le Parlement enregistre les minutes de notre deuxième mariage et déboute monsieur mon père et madame votre mère de leurs plaintes.

— Oh, non !

— Eh si ! Allons ! Ne vous désolez pas ! Est-ce que je ne suis pas auprès de vous, entièrement à vous, ce qui ne pourra se faire quand nous reverrons Paris ? Nous allons tranquillement regagner notre logis de Stenay et nous aimer tout à loisir sans que personne vienne nous importuner !

Pour seule réponse, Isabelle se jeta à son cou en riant.

— Comme vous avez raison ! Allons nous aimer, mon cœur !

Avant de quitter Château-Thierry, Gaspard écrivit à celui qui ne cessait de lui prouver son amitié une lettre de remerciement lui en promettant une plus longue une fois retournés « en la compagnie du bonhomme Chamilly ».

Le second séjour fut nettement plus court. Cette fois l’union des deux fugitifs ne présentait plus d’irrégularité. Le cardinal Mazarin et le nonce réussirent à faire entendre raison au maréchal de Châtillon qui se résigna enfin à ne pas donner suite à son procès. Cependant, têtu comme une bourrique, il y mit une condition que le jeune couple apprit de la princesse Charlotte quand il arriva enfin à l’hôtel de Condé :

— Il veut que votre mariage soit solennellement confirmé à Paris !

— Quoi ? Le grand déploiement de Château-Thierry ne lui suffit pas ? explosa Gaspard hors de lui. Que veut-il encore que nous fassions ? Que nous allions à Rome nous faire bénir par le pape ? Je suis un soldat, moi, et je voudrais bien rejoindre Monsieur le Duc !

— Ne vous tourmentez pas ! Cela ne va pas être long…

En effet, quelques jours plus tard, le 19 juin, ce mariage en trois actes était béni à Notre-Dame par l’archevêque de Paris, Mgr de Gondi, en présence de la Reine, du cardinal Mazarin, de la Cour et d’une partie du Parlement, mais en l’absence du maréchal de Châtillon et de Mme de Bouteville, avec laquelle cependant Isabelle était allée faire sa paix, ainsi d’ailleurs qu’avec sa sœur qui était sur le point de partir pour Valençay.

Lorsqu’ils sortirent de la cathédrale au son des cloches en se tenant par la main et en répondant de leur mieux aux acclamations, Isabelle dit à Gaspard sans le regarder :

— Sommes-nous vraiment assurés à présent d’être mariés pour de bon ?

— Il faut l’espérer, mon cœur, fit-il en riant et en posant un baiser rapide sur la main qu’il tenait. Puisque même Sa Sainteté le pape est d’accord, je pense qu’il faudrait alors monter jusqu’à Dieu pour trouver meilleure caution, mais cela exigerait de quitter la Terre que je trouve si belle depuis que vous êtes à moi !

— Nous voilà devenus héros de roman ! La vie ne va-t-elle pas nous sembler un brin monotone ?

— Monotone ? Je vais tenter de vous apporter la gloire conquise auprès de Monsieur le Duc cependant que vous brillerez à la Cour en attendant les heures sublimes que nous goûterons à mes retours… Et puis peut-être pourrions-nous songer à des enfants ?

« Des enfants ? », pensait Isabelle en remontant dans le carrosse qui allait les reconduire à l’hôtel de Condé d’où la Princesse l’emmènerait à Chantilly tandis que Gaspard partirait pour les armées. Elle n’y avait encore jamais pensé et, à la réflexion, n’était pas certaine d’en éprouver l’envie. Pour ce qu’elle avait pu constater des joies de la maternité, elles débouchaient peut-être sur un triomphe du mari, mais, pour la femme, cela voulait dire des mois de nausées et autres ennuis, tandis que sa taille – si fine et si souple ! – enflerait jusqu’à ce que le ventre ait atteint une laide circonférence dont, enfin, des heures de souffrance seraient nécessaires pour la délivrer ! C’était bien un homme pour évoquer cela !