— Bien ! Après la cérémonie consacrant une si fulgurante victoire, la Reine a donné l’ordre que l’on arrête plusieurs membres de ce maudit Parlement qui ne cesse d’agiter le peuple contre l’autorité royale. Le vieux Broussel, que ces gens considèrent comme un saint, en est le meneur. C’est lui et son collègue Blancmesnil que l’on vient d’appréhender dans la Cité où il habite, et cela n’aurait pas dû provoquer tant de bruit, mais, depuis que le duc de Beaufort s’est évadé à la dernière Pentecôte, les Parisiens qui voient en lui leur héros sont devenus nerveux…

— Mon fils, coupa la Reine visiblement mécontente, M. le Cardinal est bien bon de vous faire toutes ces explications alors qu’il se donne tant de mal à vous bien servir…

— Voilà M. le coadjuteur de Gondi qui nous arrive en voiture ! cria François toujours à sa fenêtre. Le maréchal de La Meilleraye l’escorte… Mais on dirait qu’il a été molesté…

— Nous allons le recevoir, rassura Mazarin. Pendant ce temps, il faudrait que M. le duc de Châtillon et ce jeune homme qui voit si clair quittent le palais plus discrètement que prévu et rejoignent au plus vite M. le prince de Condé qui doit être averti de tout ce tapage…

— Je pars sur-le-champ, répondit Gaspard. Puis-je auparavant demander que Mme la princesse douairière de Condé et mon épouse soient raccompagnées à l’hôtel de Condé d’où elles pourront, j’espère, regagner Chantilly sans difficulté ?

— C’est trop naturel ! Après les avoir tant acclamées, ce peuple impossible ne devrait pas y voir d’inconvénients…

Isabelle n’écoutait plus, surtout occupée à s’empêcher de rire devant la grimace que sa princesse ne pouvait retenir chaque fois qu’elle entendait ce qualificatif de douairière qu’elle jugeait offensant. Elle n’aimait déjà pas beaucoup l’épouse de son fils, mais à présent elle la détestait franchement.

En effet, à peine son irascible mari devenu Prince de Condé, Claire-Clémence s’était hâtée de lui faire observer que « Madame la Princesse », c’était elle à présent et, comme Charlotte lui répondait qu’il serait plus séant qu’elle se fasse appeler princesse de Condé-fille, la nièce de Richelieu s’était révoltée, arguant qu’elle n’avait aucune raison de s’affubler de ce titre ridicule et de consentir des cadeaux à une belle-mère qui l’avait toujours dédaignée. Enfin que, la tradition lui attribuant l’appellation « douairière », il faudrait bien qu’elle s’en accommodât !

Comme, heureusement, on ne les voyait pas souvent ensemble et que Claire-Clémence vivait plutôt retirée, il était rare qu’on l’employât en s’adressant à Charlotte, encore si belle et ne portant pas son âge ! Et voilà qu’aujourd’hui, jour de triomphe de la famille, l’étiquette déplaisante lui était appliquée par Gaspard qu’elle avait autant dire adopté dans son cœur puisqu’il était l’époux d’Isabelle. Mais comme on était à la Cour, elle remit à plus tard de lui en faire la remarque. Elle se contenta de l’embrasser en le chargeant de mille tendresses pour son fils et le regarda sortir suivi de François, visiblement déçu de partir à un moment aussi intéressant. Ils venaient juste de disparaître, conduits par M. de Guitaut, quand le coadjuteur effectua son entrée, en rochet et camail – il n’avait pas eu le temps d’ôter ses vêtements sacerdotaux avant de quitter Notre-Dame – et tout ébouriffé, ce qui ne le changeait pas beaucoup. C’était un petit homme laid, noir, mal fait, myope et maladroit en toutes choses, sauf pour ce qui était l’esprit qui, chez lui, était habité par le génie de l’intrigue et de la conspiration. Il devait dire un jour : « Je sais bien que je ne suis qu’un coquin ! »

Mais un coquin doué d’un grand courage, d’une ambition et d’une volonté forcenées jointes à une façon très personnelle de pratiquer ensemble la dévotion et la débauche, car il adorait les femmes, et le plus étonnant était qu’il comptait quelques conquêtes flatteuses. Par exemple l’épouse du maréchal de La Meilleraye qui l’accompagnait au Palais-Royal était sa maîtresse, mais il est évident que le digne homme n’en avait pas la moindre idée ! Enfin, pour ce qui est de l’ambition, c’était fort simple : hormis le trône de France, il voulait tout ! Le chapeau de cardinal, le pouvoir, le gouvernement de Paris pour commencer et la place de Mazarin pour finir. On pourrait même dire toutes les places ! L’idée de devenir l’amant de la Reine lui souriant assez.

Il la salua d’ailleurs avec un respect qui frisait la vénération et lui demanda humblement pourquoi elle avait jugé bon d’arrêter le « bonhomme Broussel » alors que le peuple fêtait la splendide victoire qui allait permettre à la France de parler en maîtresse aux préliminaires du traité de Westphalie, lequel devait mettre un terme à la guerre de Trente Ans.

— Il faut, commença-t-il, que Votre Majesté ait était mal conseillée ! Broussel est un vieil homme en qui le Parlement voit une sorte de symbole. En outre il habite à deux pas de Notre-Dame. Enfin, on ne peut pas dire que le jeune Comminges ait fait preuve de doigté. Le bonhomme sortait de table en pantoufles. La famille, tout de suite éplorée, a supplié M. de Comminges de laisser un peu de temps à Broussel qui venait de se purger afin qu’il pût se retirer quelques instants avant de se rendre où le Roi l’envoyait… Ce qui fut accordé. Pendant ce temps, la servante s’est mise à hurler par une fenêtre ameutant le quartier ! Et Paris est en train de s’y joindre !

— Allons donc ! fit Anne d’Autriche en haussant les épaules. Que voilà de l’émotion pour l’agitation d’une ou deux rues ! L’autorité du Roi y mettra ordre !

Aussitôt applaudie par ceux qui l’entouraient. Seul Mazarin ne se joignit pas à eux.

— Plût à Dieu, Madame, que tout le monde parlât avec la même sincérité que M. le coadjuteur. Il craint pour son troupeau, pour la ville et la prédominance de Votre Majesté. Je suis persuadé que le péril n’est pas si grand qu’il l’imagine, mais le scrupule dont il témoigne est fort louable…

— Vraiment ? Et que conseille M. le coadjuteur ?

— De rendre Broussel, Madame ! Tout rentrera dans l’ordre et nous pourrons continuer à fêter la victoire !

— Jamais ! s’écria Anne d’Autriche, pourpre de colère. Vous voulez que je rende la liberté à Broussel ? Je préférerais l’étrangler de mes propres mains ! ajouta-t-elle en crispant ses beaux doigts blancs sous le nez de Gondi.

Le Cardinal s’approcha d’elle, lui parla à l’oreille, et on put la voir s’apaiser peu à peu. Mazarin promit aussitôt que Broussel serait libéré dès que le peuple serait dispersé et il fallut bien que Gondi se satisfît de cette promesse, que l’on accepta même de mettre par écrit.

— La parole de la Reine vaut mieux que tous les écrits ! énonça doctement Mazarin tandis qu’Anne d’Autriche se retirait. Allez rendre le repos à l’Etat ! Nous vous faisons entière confiance  ! Et saurons vous remercier ! Que l’on raccompagne M. le coadjuteur avec tous les égards qui sont dus à un ministre plénipotentiaire.

Comprenant qu’il était battu, Gondi se résignait à quitter la place quand son regard accrocha Isabelle et Mme de Condé. Il s’immobilisa :

— L’hôtel de Condé est loin, dit-il, et les rues seront de moins en moins sûres ! Peut-être serait-il préférable de me confier Madame la Princesse et Mme la duchesse de Châtillon qui, avec son vaillant époux, a été acclamée ce tantôt ? Or l’atmosphère a changé, mais, sur mon honneur, je jure de les ramener chez elles en parfaite sécurité !

Monsieur, duc d’Orléans que l’on n’avait guère entendu jusque-là bien qu’il fût lieutenant général du royaume, se manifesta en haussant les épaules :

— Quelle sottise ! Chacun sait que l’hôtel de Condé est voisin de mon Luxembourg et je les ramènerai moi-même ! Que M. le coadjuteur le veuille ou non, elles pourraient devenir des otages ! Pensez ! La mère de Monsieur le Prince et l’épouse de son bras droit ! Quelle aubaine !

— Oh, mais quelle horreur ! protesta la « douairière ».

Comme elle ne trouvait rien d’autre à avancer, ce fut Isabelle qui la relaya :

— Monseigneur oublie que M. le coadjuteur est au service de Dieu avant d’être à celui du Roi ! Madame la Princesse et moi sommes persuadées qu’aucun mal ne peut advenir sous sa protection !

Cela dit, elle sourit à Gondi, offrit le bras à Charlotte et toutes deux, après avoir salué la compagnie, quittèrent le cabinet royal au milieu d’un silence pesant, et ce fut toujours en silence que l’on traversa le palais accompagnées par les gardes du corps. Dans la cour, on trouva la voiture qui avait amené Gondi et dans laquelle il les fit monter, en profitant pour baiser la main d’Isabelle au passage :

— Quelle joie vous me donnez, madame la duchesse ! Mais ce petit voyage vous montrera que vous avez eu raison de me faire confiance  !

Et il grimpa à côté du cocher, mais resta debout.

La place du Palais-Royal était plus qu’à demi pleine d’une foule hétéroclite qui grossissait d’instant en instant, mais, juché sur la voiture, le coadjuteur lui délivrait d’une voix de bronze – c’était l’un de ses rares charmes ! – une courte harangue expliquant qu’il reconduisait chez elles la mère du vainqueur de Lens, de Rocroi et de tant d’autres batailles, et l’épouse de son plus vaillant capitaine qui lui faisaient l’honneur de se fier à lui, leur ami… En rappelant qu’il était d’Eglise, son accoutrement, bien qu’il eût déjà subi des dommages, acheva de convaincre et on l’acclama en lui laissant le passage. Ce fut presque du délire quand il eut transmis la promesse de libérer Broussel devenu en quelques heures le père du peuple…

Le parcours, effectué si joyeusement le matin, prouva aux deux femmes à quelle vitesse les Parisiens pouvaient se retourner complètement contre leur gouvernement. Partout les boutiques s’étaient fermées. Le sympathique brouhaha du Pont-Neuf, qu’il fallait bien traverser, s’était mué en un silence hostile et l’on avait commencé à tendre les chaînes qu’en période d’agitation on tirait pour fermer les rues. Toujours debout, le coadjuteur bénissait à tour de bras en alternance avec les beaux morceaux d’éloquence que la lenteur du trajet lui laissait largement le temps de distribuer.

Enfin on fut à destination, mais comme leur voiture était suivie par une foule compacte, Charlotte et Isabelle descendirent devant le portail que l’on referma aussitôt sur elles tandis que, après les avoir saluées, Gondi, assis sur le marchepied, entreprenait de confesser deux ou trois agités qui l’en priaient instamment. Avant de les quitter, il leur avait conseillé de partir pour Chantilly dès l’aurore. Le chemin serait beaucoup plus long car il leur faudrait contourner Paris et passer la Seine à Charenton afin de rejoindre la route du nord. Mais que ne ferait-on pas pour échapper à une ville prise de folie ?

Si elles espéraient trouver le calme en rentrant au logis, elles se trompaient lourdement. La majeure partie des serviteurs menait grand tapage dans le vestibule autour de Guérin, le majordome, parlant tous à la fois, ce qui n’ajoutait rien à la compréhension. Monté sur un tabouret, celui-ci ne parvenait pas à se faire entendre…

— Oh non ! gémit la Princesse. Moi qui, au sortir de ce vacarme, ne souhaitais rien d’autre que goûter un peu de tranquillité dans cette maison ! Et regardez ce qui s’y passe ! On se croirait dans la rue !

— Remontez chez vous où je viendrai vous retrouver et laissez-moi m’en occuper ! conseilla Isabelle.

Perçant résolument la petite foule, elle rejoignit le candidat orateur, le fit descendre, grimpa à sa place, puis, profitant de la surprise créée par son apparition, alluma son plus beau sourire et demanda :

— Peut-on savoir ce qui ce passe ici ? Lorsque nous sommes partis tout à l’heure, Madame la Princesse, mon époux et moi, nous allions au Palais-Royal prendre notre belle place dans le cortège du Roi et de la Reine mère qui allaient à Notre-Dame rendre grâce à Dieu pour la formidable victoire remportée à Lens par votre glorieux maître, et tout le monde était content. Alors que vous arrive-t-il ?

— A nous, rien ! répliqua Marcelline, une forte commère qui veillait à la lingerie. Mais il paraît que, pendant la cérémonie, le Mazarin a fait jeter en prison tous ces messieurs du Parlement en grand péril d’être pendus et que…

— En admettant que ce soit vrai, cela vous regarde en quoi, Marcelline ?

— On est du peuple et ils sont les défenseurs du peuple ! On doit les aider !

— Vraiment ? Que sont-ils donc pour vous ?

— Ben, j’ l’ai dit : nos défenseurs !

— Contre qui ? Vous maltraiterait-on ici ?

— Oh non… On serait même plutôt bien si on compare à d’autres maisons !