— Vous n’aimez pas les fêtes, ma mère ?
— Pas vraiment ! Et là, elles ne cessent pas ! Jamais Anne-Geneviève n’a eu autant d’amies !
— Vous pensez que toutes espèrent se faire épouser ?
— On le dirait… et c’est franchement ridicule ! Comme les Soissons, les Condés sont princes du sang ! Seule une fille de très haute maison… et de préférence nantie d’une fortune considérable peut espérer devenir duchesse d’Enghien ! Monsieur le Prince surtout y tiendra la main ! Alors à quoi bon susciter des espérances impossibles ?
— Des bruits courent pourtant…
— Laissez-les courir ! D’ailleurs, il est trop tôt ! Après avoir appris le monde, votre cousin va devoir faire preuve de sa valeur aux armées ! Ensuite seulement il pourra être question de le marier !
Isabelle n’avait rien répondu. Pourtant un bruit avait couru alors touchant la nièce de M. le Cardinal. On avait même parlé de fiançailles secrètes, mais la rumeur s’était éteinte : elle incommodait par trop Madame la Princesse ! Sans compter sa fille ! Encore que l’idée de marier ce frère bien-aimé lui déplût furieusement, Anne-Geneviève avait assez le sens du devoir pour admettre qu’un Condé se devait de continuer la race mais, dans ce cas, seule une altesse royale catholique, archiduchesse ou infante pouvait être admise à remplir ce rôle de génitrice ! Et voilà que l’indésirable Maillé-Brézé revenait sur le tapis ! En fait, elle ne l’avait jamais quitté, le Cardinal ayant permis à quelques courants d’air de prendre leur vol. Il n’était pas mauvais que l’on soupçonnât qu’un prince du sang recherchait sa nièce, mais de cela les dames de l’hôtel de Condé n’en devaient rien savoir. Avant de songer à des épousailles, Enghien ne devait-il pas recevoir le baptême du feu et démontrer une vaillance dont on pouvait douter s’il se mettait à ressembler à son géniteur ?
Or, au contraire de celui-ci qui dans les dernières campagnes s’était fait battre devant Dole en 1636, puis à plate couture dix-huit mois plus tard à Fontarabie, Louis d’Enghien venait, au siège d’Arras, non seulement de se comporter vaillamment, mais encore de montrer ces rares qualités qui laissent entrevoir un vrai génie militaire encore en formation… et toutes les femmes en raffolèrent…
C’était à tout cela qu’Isabelle songeait près de sa fontaine perdue au fond des jardins par un soir de décembre. Elle n’allait revoir son héros que sur le point de prendre femme, alors qu’elle avait tant espéré de l’instant où il poserait sur elle son regard insolent. Tandis que son aînée Marie-Louise, déjà jolie à sa naissance, développait une beauté paisible et sans surprise, sa croissance à elle – à l’image de la chrysalide s’ouvrant lentement sur un papillon ! – faisait éclore peu à peu un corps de nymphe, un ravissant visage au teint légèrement doré sous une masse de cheveux bruns et brillants, un petit nez mutin, de longs yeux sombres pailletés d’or dont les coins se relevaient à l’instar des commissures des lèvres roses, un rien moqueuses, dont le sourire espiègle révélait les plus jolies dents du monde. A l’inverse des beautés languides dont Anne-Geneviève était la reine incontestée, la petite Isabelle semblait pétrie d’un vif-argent qui mettait parfois une larme aux yeux de sa mère :
— Vous êtes fille jusqu’au bout des ongles, soupirait celle-ci, et pourtant vous me faites souvent penser à votre père ! Votre frère aussi lui ressemble… ou plutôt lui ressemblerait s’il n’y avait cette malencontreuse bosse…
— Vous devriez essayer de l’oublier, ma mère. Cette protubérance est disgracieuse sans doute mais ne lui enlève rien d’un charme et d’une joie de vivre sur lesquels chacun semble s’accorder. Même Madame la Princesse, qui ne cesse de l’attirer auprès d’elle, proclame qu’elle en a fait son page et l’emmène partout, à commencer par la chambre bleue de Mme de Rambouillet où il est très apprécié ! Il est toujours si gai, si prévenant ! Et je suis persuadée qu’aux armées, quand lui en viendra l’âge, il saura s’imposer par sa bravoure et son habileté à l’épée. Et tout cela c’est à vous qu’il le devra, ma mère, à tous ces soins dont vous l’avez entouré après sa naissance quand tous ici étaient persuadés qu’il ne vivrait pas longtemps !
— Vous l’aimez beaucoup, n’est-ce pas, Isabelle ?
— Plus que vous ne l’imaginez, ma mère ! François est mon cher petit frère et je pense comme Madame la Princesse que, dernier des Montmorency, il ne sera pas le plus mauvais, et de loin ! Je suis certaine qu’il portera notre grand nom avec honneur, peut-être aussi très haut… et très loin !
— Quelle fougue ! s’écria Mme de Bouteville en riant. Dieu vous aurait-il accordé le don de voyance ?
— J’en serais fort aise, mais, avec votre permission, je me borne à répéter ce qu’en dit Madame la Princesse ! Les maîtres qu’elle lui a donnés vantent son sérieux et son application à apprendre, mais, dès qu’ils ont le dos tourné, il ne pense qu’à rire, plaisanter, ferrailler… et faire sa cour aux dames qui s’en montrent ravies5 .
On s’en tint là. Elisabeth de Bouteville préférant garder pour elle l’inquiétude que lui inspirait justement cette extrême affection dont sa cousine faisait preuve envers son petit François. Elle pouvait lui valoir l’inimitié, sinon la haine du jeune prince de Conti, le troisième enfant du couple princier.
Celui-là était né malingre, contrefait et maladif plus encore que ne l’était François. Sa mère ne s’en était guère occupée, Monsieur le Prince l’avait d’ailleurs ôté d’entre les mains des femmes dès que l’on eut l’assurance qu’il atteindrait l’âge d’homme, sauf accident, et pourrait vivre normalement… Destiné à l’Eglise, il entra d’abord au collège de Clermont à Paris avant d’aller chercher un air plus sain à Bourges, toujours chez lesdits Jésuites, pour y entreprendre de solides études qui pourraient en faire une lumière de leur maison. Ce qui ne fut pas exactement le cas. Mais on n’en était pas là !
La préférence marquée de la princesse Charlotte pour le « petit Bouteville » lui valut naturellement plus d’une remarque acerbe de son gracieux époux :
— Vous êtes entichée de ce nabot, ma parole ! Et n’en feriez pas plus s’il était le fruit de vos amours avec quelque galant !
— Vous avez raison : j’en ferais beaucoup moins ! Cet enfant est le dernier à porter l’illustre nom de nos ancêtres ! Que vous le vouliez ou non, c’est un Montmorency, un vrai, et je m’y connais !
— Il y a bien là matière à en être si fière ! Que vous le vouliez ou non, c’est et ce sera toujours un nabot !
— Outre que votre vocabulaire me paraît fort réduit, vous n’y connaissez rien ! François est bossu, nul ne le contestera, mais avec tant de grâce, de gaieté, de désinvolture et d’élégance qu’on a tôt fait d’oublier ce défaut de la nature. En outre il est charmant, plein d’esprit et de générosité – un mot dont vous semblez ignorer la signification ! Par moments, il me rappelle mon frère adoré, Henri, que votre cher Cardinal a envoyé au bourreau de Lyon comme il avait envoyé à celui de Paris, cinq ans auparavant, le père de François…
— Il vous plaît de faire table rase du Roi ! C’est lui, pourtant, et non M. le Cardinal, qui a signé les arrêts de mort de vos deux héros et a refusé leur grâce…
— … à toute la Cour et à plus de la moitié du royaume ! Je n’ai jamais prétendu aimer Sa Majesté mais je la respecte. Ce n’est pas le cas de votre Richelieu auquel vous tenez tant, vous, un prince royal, à nous allier ! Et tout cela parce que vous guignez sa fortune !
— Et pourquoi pas ? N’est-ce pas la faute de votre famille si nous avons perdu Chantilly et Ecouen, ces deux merveilles ? Sans compter….
— Ne comptez pas plus avant ! Ces merveilles, comme vous dites, n’ont jamais été vôtres, mais les biens de nos connétables. Alors ne pleurez pas dessus ! Rien ne laisse augurer qu’il en donnera l’héritage à sa nièce ! Sa parentèle ne comprend pas uniquement cette… nabote !
— Elle n’a pas le dos tordu que je sache !
— Cette naine, si vous préférez ! Elle a la tête en moins que n’importe quelle fille de son âge ! La belle duchesse d’Enghien que vous allez nous donner là ! Il est vrai qu’on la dit de petite santé et qu’elle aura peut-être le bon esprit de rendre veuf son époux… puisque vous tenez tellement à lui infliger cette humiliation, alors…
— … qu’il peut prétendre à n’importe quelle princesse royale ? Ne rabâchez pas ! ricana Condé. Vous perdriez votre temps puisque tout est décidé !
Tout était décidé en effet. Le mariage devait avoir lieu au Palais-Cardinal6 avec un éclat inimaginable. Richelieu était décidé à en faire le point d’orgue d’une carrière exceptionnelle qui ne durerait plus très longtemps, sa santé détruite ne lui laissant espérer qu’un nombre restreint d’années. C’était la gloire de sa famille que l’on allait célébrer en unissant sa nièce au futur prince de Condé avec une grande magnificence.
Quelques jours avant les festivités, Isabelle et sa sœur étaient arrivées de Précy où elles avaient passé quelques mois auprès de leur mère dont la santé n’était pas alors des meilleures. De toute façon, et bien qu’invitée chaleureusement par Mme de Condé, Elisabeth de Bouteville aurait préféré se jeter par une fenêtre plutôt que d’assister à son rang, de par sa naissance, à une cérémonie qui allait unir l’un des siens à la famille d’un homme qu’elle considérait comme le bourreau de son époux adoré. Ce en quoi elle se trompait, car Richelieu, qui était favorable à une peine de prison, avait tenté d’incliner le Roi à la clémence envers le jeune fou. Mais Louis XIII, excédé de voir ses édits bafoués avec tant d’insolente obstination, n’avait rien voulu entendre.
Sachant combien restait vive la blessure de son amie, la Princesse n’avait pas insisté. En revanche, elle avait tenu à ce que les enfants fussent présents et en bonne place. Pour François, c’était tout facile : il ne la quittait que le temps imparti au repos et celui réservé à son instruction et à son éducation. Marie-Louise était une pâte molle qui avait besoin de se trouver un mari ; quant à Isabelle, volontiers frondeuse avant la lettre, la Princesse, qui l’aimait beaucoup, pensait que c’était là l’occasion rêvée de faire admirer à la Cour entière quelle ravissante jeune fille elle était en train de devenir. Bien qu’elles eussent quatre ou cinq ans de plus qu’elle, Isabelle était digne de rejoindre le bataillon frivole, chatoyant et parfumé des belles amies de sa fille Anne-Geneviève : Mlles d’Angennes – fille de la marquise de Rambouillet –, de Vertus, les deux sœurs du Vigean, du Fargis, etc. Sûre d’elle-même, de sa beauté, de son éclat, de son esprit et de son charme, Anne-Geneviève n’y voyait pas d’inconvénient, au contraire : elles étaient les pierres précieuses d’un collier rehaussant la splendeur du motif central composé, lui, d’un joyau exceptionnel : elle-même. Et n’hésita pas à la complimenter :
— Il était temps que notre deuxième Montmorency se décide à choisir entre l’éventail et la rapière ! Vous étiez, ma chère, beaucoup plus proche de votre frère que de nous ! Mais soyez la bienvenue ! A ces noces ridicules, on nous regardera bien davantage que l’épousée !
— Est-ce très important ?
— Très ! Imaginez qu’elle soit belle et que mon frère se mette à l’aimer ? Ce serait insupportable ! Mais, grâce à Dieu, il n’en est rien ! D’ailleurs elle n’a que treize ans et elle est quasi naine !
— Elle grandira et peut alors changer !
— Oh, vous êtes insupportable, ma chère ! Je vous dis, moi, qu’il ne l’aime pas ! J’ajouterai même qu’il ne la touchera jamais !
— Mais, M. le Cardinal… ?
— … ne peut l’obliger à en faire une femme… même si au soir du mariage on les mettra dans le même lit ! Mon frère lui dira bonsoir bien poliment et lui tournera le dos…
— Elle se plaindra à son oncle ! prédit Mlle du Fargis.
— Qu’y pourra-t-il de plus ? Je le vois mal installer sa vénérable robe rouge dans la chambre des mariés pour imposer sa volonté dans une affaire aussi délicate ! Ce serait ridicule pour tout le monde ! Louis ne la touchera pas, vous dis-je, et cela pour la meilleure des raisons : Son Eminence va vers sa fin ! Elle est fort malade et cela se voit. Lui mort, Enghien, se prévalant d’une union forcée et blanche, n’aura aucune peine à se démarier !
— Pour épouser qui ? demandèrent trois voix à la fois.
Relevant bien haut sa belle tête blonde, Anne-Geneviève répondit avec superbe :
— La gloire, mesdemoiselles ! Celle qu’il cueillera sur tous les champs de bataille qui l’attendent !
— Mais… la descendance ?
— Il pourra alors choisir parmi les princesses les mieux nées ! Pourquoi pas une infante ?
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