— … qui vous trompe avec toutes les courtisanes de Paris !
— Il est votre frère d’armes, Louis, coupa sa mère. Ce n’est pas honnête de médire de qui ne peut se défendre. En outre, n’est-il pas votre bras droit ?
— Eh, que l’on me coupe ce bras ! Il m’en restera un pour enlacer cette taille si fine !
— … qui n’aurait aucune difficulté à vous repousser ! répliqua Isabelle. Il faut deux bras pour bien étreindre ! Et encore, à condition de rencontrer un consentement. Ce qui ne pourrait être !
— Vous me refuseriez ? gronda-t-il.
— Sans hésiter, et plutôt deux fois qu’une ! Par ma foi, je ne serai jamais à vous !
En même temps elle se levait pour s’agenouiller près de Charlotte, pétrifiée par l’explosion de violence de son fils.
— Ma Princesse ! Je vous demande pardon de cette scène ridicule à laquelle ni vous ni moi ne nous attendions ! Ayez la bonté de faire atteler pour que l’on me conduise chez ma mère. J’y serai assez proche pour répondre à votre premier appel et à distance suffisante pour n’être point importunée !
— C’est trop naturel ! Donnez vous-même les ordres que vous voudrez, et embrassez votre mère pour moi !
— Je vous interdis de sortir ! hurla Condé hors de lui. Vous êtes ici chez moi et…
— Non ! coupa sa mère. Chez moi ! Chantilly ne sera vôtre qu’à ma mort. Ne recommencez pas cette guerre stupide que je devais soutenir contre votre père… et aussi votre épouse, d’ailleurs ! Mais elle est sotte, alors que vous n’êtes pas idiot !
Tous trois étaient si bien enfermés dans leur querelle qu’ils n’entendirent pas le galop d’un cheval. Le ton continuait même à monter quand un serviteur s’encadra dans la double porte :
— Monsieur le duc de Châtillon demande si Monseigneur peut le recevoir.
L’effet fut miraculeux. Les deux femmes se rassirent et Condé alla au-devant de son ami auquel il donna l’accolade :
— Heureux de te voir, Châtillon ! Va saluer ma mère et ta belle épouse et prends un siège ! Tu soupes avec nous… Tu dois certainement te douter que je suis au fait des nouvelles que tu apportes ?
— Mais, Monseigneur…
— J’en sais même un peu plus, puisque tu es parti avant que Paris ne se hérisse de barricades.
— Des barricades ? Ils en sont là ?
Gaspard salua profondément la Princesse et se tourna vers sa femme dont le sourire s’effaça devant l’étrange ornement qu’il portait au bras : de ravissants rubans bleus ornés de perles qui de plus près se révélèrent être une jarretière de femme ! Elle se remit debout aussitôt, tourna le dos à son époux et fit une belle révérence.
— Avec la permission de Vos Altesses, je me retirerai, dit-elle calmement en se dirigeant vers la porte qu’un valet ouvrit devant elle.
Elle gagna l’appartenant qui lui était dévolu quand elle venait à Chantilly. Là, elle s’assit près de la cheminée et tendit ses doigts glacés au-dessus des flammes. Elle avait froid jusqu’à l’âme… En effet, si elle n’ignorait rien des frasques de son mari, elle n’y attachait pas autrement d’importance, pensant non sans raison que le cœur n’y prenait pas place. Mais ce trophée amoureux arboré à la face des armées dont Gaspard était l’un des chefs signifiait tout autre chose ! Depuis le Moyen Age, porter les couleurs d’une dame – même si c’étaient celles de son linge ! –, c’était lui dédier la gloire que l’on pouvait récolter au combat, ses pensées, ses désirs, c’était se proclamer son chevalier prêt à affronter tous les dangers pour l’amour d’elle… et c’était ravaler son épouse légitime, fût-elle une Montmorency, au rang plutôt terne de celles que l’on engrosse régulièrement pour en obtenir l’héritier souhaité par tout homme digne de ce nom.
— Tu l’attendras longtemps ! murmura-t-elle entre ses dents.
Elle resta un long moment devant l’âtre à contempler le feu, ne sachant quelle conduite adopter, quand elle tressaillit en entendant, au-dehors, des voix qui se répondaient. Elle alla ouvrir la fenêtre et se pencha. Condé était en bas, entre deux valets porteurs de torches éclairant Gaspard qui venait de se remettre en selle.
— Va leur dire que dans peu de jours j’aurai rejoint la Cour, le temps de pouvoir à nouveau enfourcher un cheval… Mais tiens-moi au courant !
— Ce sera fait, Monseigneur !
En dépit de sa colère, Isabelle admira l’élégance avec laquelle le cavalier faisait volter sa monture. Après un dernier salut, il s’élança au galop suivi de Bastille, ce géant qui l’avait enlevée, elle, et dont elle savait qu’il manifestait à son époux – et à lui seul ! – un dévouement de chien fidèle, qui vivait à l’écart des autres serviteurs et qu’en conséquence elle n’avait pas souvent rencontré, même durant le séjour à Stenay où, il est vrai, elle ne voyait pas grand-chose en dehors de la chambre où ils s’étaient tant aimés…
Ce départ la soulageait. Cela lui évitait, au cas où Gaspard serait venu frapper à sa porte, de le jeter dehors avec un fracas à la mesure de sa colère, mais elle ne s’en demandait pas moins s’il ne serait pas préférable qu’elle aussi s’éloigne. La proximité de Condé la gênait. Il n’aurait que trop beau jeu de lui démontrer qu’elle n’avait vraiment aucune raison de le repousser alors que son mari la bafouait si ouvertement, mais il eut l’intelligence de n’en rien faire.
Ce qui vint, ce fut Agnès, la camériste de la Princesse, qui venait s’enquérir si elle était déjà couchée.
— Madame la Princesse prie madame la duchesse de venir auprès d’elle.
— Je viens tout de suite, répondit la jeune femme en vérifiant dans son miroir que les larmes n’avaient pas laissé de traces révélatrices.
Charlotte était couchée.
— Venez près de moi ! invita-t-elle en tapotant le bord de son lit où Isabelle vint s’asseoir en essayant de sourire dans l’espoir de donner le change, mais en vain. Inutile de me faire accroire que vous n’avez pas pleuré. Les hommes sont ainsi : essentiellement polygames ! Même quand ils clament qu’ils vous aiment… J’ajoute que la personne en question ne mérite pas qu’une seule de vos larmes coule à son propos…
— Qui est-ce ?
— Mlle de Guerchy ! Vous n’en avez jamais entendu parler ?
— Si, mais je ne pensais pas qu’elle pût avoir quelque importance. Une courtisane, j’imagine ? Comme Marion de Lorme ?
— Oui et non. Peu de beauté, mais un aplomb du diable ! Joint à une vaste ambition !
— Que veut-elle ? Ma place ?
— Oh, elle la prendrait volontiers… faute de mieux ! Elle vise haut, beaucoup plus haut ! Que diriez-vous de la couronne d’Angleterre ?
— Qu’elle me paraît fort aventurée depuis qu’un certain Cromwell lui a déclaré la guerre. Je ne vois pas comment cette femme peut y accéder.
— N’auriez-vous pas oublié le jeune prince Charles qui est venu à la Cour au dernier printemps ? Il vous fit alors une cour aussi timide qu’émerveillée. C’est cela que la Guerchy ne vous a pas pardonné. Elle ne s’occupait que de lui et Dieu sait s’il en avait besoin ! Et puis vous êtes apparue… et il n’a plus vu que vous ! Aussi at-elle fait le maximum pour se venger…
— En me volant mon époux. Il semblerait qu’elle ait réussi, fit Isabelle avec amertume.
— N’y accordez pas trop d’importance et laissez votre Gaspard faire l’imbécile en exhibant sa jarretière ! Que ne donnez-vous plutôt la vôtre à ce charmant Nemours ? Il est fou de vous et une bonne moitié des femmes de la Cour vous l’envient ! A commencer, j’ai l’impression, par ma fille !
— Elle ? Mais il n’est bruit que de la passion qui l’unit au prince de Marcillac.
— L’un n’empêche pas l’autre. Son aventure avec François de La Rochefoucauld est née de leur haine commune envers Mazarin. Marcillac est un homme terrible dans ses inimitiés comme en amour. Il a déjà failli tuer en duel le jeune Miossens parce qu’il osait aimer Anne. Quant à elle, ce qu’elle ne pardonne pas à l’Italien sorti de rien, c’est que mon fils, un Condé, son frère bien-aimé, le serve…
— Mais… ce n’est pas Mazarin qu’il sert : c’est le Roi ! L’autre n’est que son serviteur.
— C’est ce que, tellement imbue de sa caste, elle n’arrivera jamais à comprendre. Et vous le savez pertinemment ! Partout où se lèvera un danger menaçant le ministre, elle y sera. Et si Paris se hérisse de barricades, soyez sûre qu’elle s’active au milieu…
— Elle est enceinte… avança Isabelle en se demandant ce qui lui prenait de plaider pour son ennemie.
— Oui, de cet homme dont la sombre passion la fascine et en qui elle se reconnaît ! Je ne vous cache pas qu’elle me fait peur, parfois…
On ne demeura pas longtemps à Chantilly. Une chaîne continuelle de courriers y apportait jour après jour des nouvelles de la capitale. Qui connut un succès : Broussel et Blancmesnil ne restèrent enfermés au château de Saint-Germain – et non à la Bastille comme on l’avait cru ! – que deux jours et Paris s’apaisa. Les barricades disparurent mais non les mauvais bruits qui couraient sur Mazarin, et cette fois sans oublier la Reine que des placards insultants appliqués nuitamment par des mains invisibles traînaient plus ou moins dans la boue.
Quelques jours plus tard, le Cardinal envoyait le Roi et son frère cadet au château de Rueil où il les suivit dans la nuit en compagnie de la Reine. Aux députés qu’envoya aussitôt le Parlement pour demander le retour du Roi, Anne d’Autriche répondit avec un parfait sang-froid que son fils, comme n’importe lequel de ses sujets, avait bien le droit de changer d’air et d’achever la belle saison à la campagne…
Le choix de Rueil rendait l’explication des plus valables. Richelieu, qui aimait à s’y retirer, en avait fait un endroit charmant pourvu d’une oisellerie, d’un jeu de paume, d’une orangerie, et surtout de jardins magnifiques où le Cardinal avait fait planter des marronniers, les premiers importés en France via Venise. On y rencontrait des grottes, des cascades, un nymphée, des jeux d’eau un peu partout et même des automates dont les enfants raffolaient, et puis des fleurs, des fruits. Jadis Louis XIII s’y arrêtait pour manger des tartes aux prunes au retour de la chasse. De mauvaises langues insinuaient bien qu’il recelait des oubliettes, mais certains ne pouvaient comprendre que l’homme à la poigne de fer pût aimer les plaisirs simples. En fait, Rueil appartenait à la duchesse d’Aiguillon, nièce de Richelieu, mais elle le prêtait volontiers pour le plus grand bonheur des enfants royaux2 .
C’est là que, évitant Paris toujours sous pression, Condé vint rejoindre la Cour. On lui fit des « honnêtetés extraordinaires ». Le petit Roi l’embrassa en lui recommandant sa couronne, Mazarin se mit autant dire à son service et la Reine les larmes aux yeux l’appela son troisième fils. Très satisfait au fond de ce rôle de sauveur qu’on lui apportait sur un plateau, Condé prit la situation en main d’autant plus facilement que le coadjuteur et le Parlement avaient obtenu presque tout ce qu’ils voulaient. En outre, aux frontières, on allait signer le très important traité de Westphalie qui écartait pour de longues années – près de deux siècles jusqu’en 1870 – la menace d’un immense Etat européen centralisé au profit des Habsbourg.
A la fin du mois d’octobre, la Cour se réinstallait à Paris et, naturellement, l’hôtel de Condé se repeupla, le héros y ayant ramené sa mère, sa femme et bien entendu Isabelle, mais ni sa sœur déjà acquise à la Fronde soutenue par son amant, qui reprochait à la Reine d’avoir refusé à son épouse un tabouret de duchesse, ni son jeune frère, prince de Conti de dix-huit ans, voué en principe à l’Eglise mais en fait à sa sœur qu’il aimait – lui aussi ! – d’un amour fort peu fraternel.
En fait, à peine réintégrés, on s’aperçut qu’il n’y avait pas grand-chose de changé. Le peuple, mené par le coadjuteur, était toujours aussi nerveux, le Trésor plus vide que jamais et le Parlement plus audacieux. Du côté de la Cour, Longueville emboîtait le pas à sa femme dont il ignorait encore qu’elle était enceinte des œuvres d’un autre. Et, du côté Orléans, cela n’allait pas mieux. Monsieur, oncle du Roi, éternel conspirateur qui avait pourri la vie de son royal frère et abandonné régulièrement ses amis, voulait chasser Anne d’Autriche pour s’attribuer la régence. Quant à sa fille, que l’on appellerait bientôt la Grande Mademoiselle, l’héritière la plus riche de France, elle voulait épouser le jeune Roi ou à défaut quelque souverain étranger et, pour ce faire, entretenait sans permission une correspondance active frisant la haute trahison.
Partout on réclamait le renvoi de Mazarin en allant jusqu’à vilipender Anne d’Autriche. Au point que ni l’un ni l’autre n’osait sortir. Le peuple avait trop goûté aux joies de l’émeute pour y renoncer si facilement. En outre, l’hiver était là avec son cortège de misère et de souffrances.
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