1 Son père étant décédé au lendemain de Noël 1646, le 26 décembre, Enghien portait désormais le titre de Prince de Condé, et on l’appelait Monsieur le Prince.

2 Le Roi et le petit duc d’Anjou.

9

Un appel au secours…

Ce n’était pas sans une certaine appréhension qu’Isabelle regardait défiler derrière les vitres de sa voiture la route au bout de laquelle était son duché de Châtillon. Le souvenir qu’elle gardait de sa précédente – et unique ! – visite n’était pas fait pour lui remonter le moral. C’était après la mort du vieux maréchal, survenue pendant l’été alors que Gaspard était en campagne au côté de Condé. Il n’avait donc pu assister aux funérailles, mais, dès son retour, s’était hâté de se rendre sur ce qui était désormais son fief, accompagné tout naturellement de son épouse. Hélas, le couple n’avait même pas réussi à franchir l’entrée du château. La vieille duchesse l’avait refusée à de « maudits papistes », qui, elle vivante, ne viendraient pas manger le pain d’une vraie croyante. Elle y avait ajouté un assortiment de malédictions parmi lesquelles le fantôme du grand amiral tenait la vedette. Le jeune couple, faute de mieux, s’était réfugié pour la nuit à l’auberge du village… où il avait été acclamé, avait reçu la visite du notaire et du curé – il y avait bel et bien une église tout ce qu’il y avait de catholique ! – qui leur avaient promis de les prévenir dès que la vieille duchesse aurait quitté ce monde…

Lorsque la vieille dame s’était éteinte, quelques mois après, Gaspard, alors au combat, s’était contenté d’envoyer un message donnant les ordres nécessaires et annonçant sa venue dès qu’elle serait possible, car, bien entendu, il n’était pas question qu’Isabelle s’y rende seule.

Un sort fatal ne lui en avait pas laissé le loisir d’y ramener solennellement sa duchesse, et c’était sous les voiles du deuil que celle-ci allait prendre possession de ses domaines en attendant d’y donner le jour à l’héritier. Si Dieu en décidait ainsi…

Elle savait donc n’avoir rien à redouter de ce qui l’attendait là-bas, pourtant elle s’avouait honnêtement qu’elle considérait comme un véritable cadeau du Ciel l’entrée dans sa vie du gigantesque Bastille, sans compter la présence à ses côtés d’Agathe de Ricous, l’une des femmes de chambre de la princesse Charlotte que cette dernière avait détachée à son service depuis qu’elle avait épousé Gaspard.

Mariée elle-même à Antoine de Ricous, officier des gardes de Condé, Agathe, de petite noblesse champenoise, avait tout de suite habillé1 Isabelle à ses couleurs. N’ayant guère que cinq années de plus que la nouvelle duchesse, elle était – mais avec plus d’expérience ! – aussi vive, aussi gaie et d’esprit aussi alerte que sa jeune « dame ». En outre, elle ne voyait aucun inconvénient à la suivre dans son duché et de vivre à l’écart d’un époux qu’elle ne voyait guère. Leur histoire d’amour se résumait à un coup de chaleur vécu sous les beaux ombrages de Chantilly qui – manque de chance ou maladresse du galant ! – avait eu une suite. On s’était donc dépêché de les marier, mais, l’enfant étant mort peu après, les deux partenaires, au lieu de se faire la guerre, avaient conclu une sorte d’association visant à se procurer un avenir aussi confortable que possible, mais sans manquer à la fidélité due à ceux à qui ils étaient inféodés.

Au physique, Agathe avait des cheveux blonds aux reflets roux, des yeux bruns plutôt vifs lorsqu’ils relevaient une paupière volontiers languissante. Assez jolie mais sachant à merveille se fondre dans le décor, elle promenait généralement un air dolent – voire exténué – cachant admirablement des réactions incroyablement rapides si le besoin s’en faisait sentir. En résumé, elle était pour sa pétulante duchesse la suivante idéale, son côté pratique sachant pallier avec discrétion les envolées lyriques de Mme de Châtillon.

Qui n’étaient pas au programme en ce jour de mars, sans pluie mais gris et triste n’augurant rien de bon du long séjour qui attendait celle-ci dans un vieux château, ducal sans doute, mais perdu au fond des campagnes où elle n’aurait d’autres distractions que de mettre un enfant au monde et s’intéresser aux variations de température alors qu’il se passait à Paris et à la Cour des choses tellement passionnantes dont elle ne verrait rien ! Même la flatteuse escorte de chevau-légers venue, au moment du départ et par ordre de la Reine, encadrer le carrosse pour assurer sa sécurité jusqu’à destination – et dont, en d’autres circonstances, elle eût été ravie – n’arrivait pas à venir à bout de son humeur noire. Elle en venait même à penser qu’elle en aurait éprouvé autant si elle avait été prisonnière d’Etat en route pour quelque forteresse aux confins du royaume ! Et cette Agathe qui, dans son coin, dormait béatement !

Soudain Isabelle entendit :

— On peut passer le temps très agréablement à la campagne, et même dans un vieux château ! Madame la duchesse ne devrait pas se tourmenter ainsi !

Les yeux grands ouverts, Agathe redressée la regardait en souriant.

— Je croyais que vous dormiez.

— Pas vraiment ! Je ne me permettrais d’ailleurs pas de dormir en présence de madame la duchesse !

— Pourquoi pas, mon Dieu ? Cela n’a rien d’offensant !

— Je dirais plutôt désagréable : il paraît que je ronfle ! fit Agathe en baissant le ton.

Sa mine confite parut si drôle à Isabelle qu’elle pouffa de rire.

— Ce n’est pas non plus une tare ! Tous les hommes ronflent à ce que l’on dit. Alors pourquoi pas les femmes ? Mon défunt mari émettait par moments une sorte de grondement sourd assez impressionnant mais qui ne me gênait pas. Mais si vous ne dormiez pas, à quoi pensiez-vous ?

— Justement au genre de vie qui attend madamela duchesse et en particulier quand elle aura accouché ! Jusque-là, évidemment, des précautions s’imposent, mais n’empêchent pas de prévoir la suite…

— Comment la voyez-vous ?

— Mais plus agréablement peut-être qu’elle ne le serait à Paris… en dehors du fait que le spectacle d’une Mme de Longueville casquée, muée en chef de guerre, ne doit pas être triste… jusqu’à – peut-être ? – que cela se termine mal ! Pour en revenir à ce qui nous occupe, une vieille bâtisse, cela se rénove et l’on doit pouvoir l’agrémenter d’un beau jardin, par exemple. Si madame la duchesse consent à me faire confiance, je peux dire que je m’y connais un peu. Avec le printemps qui vient, ces transformations seront du domaine du possible… Ensuite, après la naissance, on pourra nouer des relations avec les châteaux du voisinage. Saint-Fargeau, par exemple, qui est à Mademoiselle !

— Bel exemple, en vérité ! Je n’en suis pas certaine mais je parierais qu’elle me déteste !

— Alors oublions Saint-Fargeau ! Et que dirions-nous de Nemours ? Douze ou treize lieues, ce n’est pas le bout du monde…

En prononçant le nom de l’homme qui assiégeait à ce point Isabelle qu’une moitié de la Cour, sinon les trois quarts, était persuadée qu’il était son amant, celle-ci s’empourpra et fronça le sourcil :

— Seriez-vous cancanière, Agathe ?

L’autre ne se démonta pas pour si peu.

— Quand il le faut : sans aucun doute ! Surtout s’il s’agit de servir madame la duchesse. Je croirais volontiers M. de Nemours ravi que nous ayons choisi de vivre notre deuil à Châtillon !

— Je ne vois pas pourquoi ! Où que ce soit en France, ce n’en est pas moins un deuil, et cela oblige !

— Jusqu’à la naissance ! Ensuite…

— Ensuite nous aviserons ! Rendormez-vous ! Ou faites semblant ! Il me faut prier !

Agathe referma aussitôt les yeux tandis que sa maîtresse se signait. Celle-ci se demanda un instant si elle avait des bourdonnements d’oreilles ou si Mme de Ricous avait émis « … faire semblant ! » dans l’apparence d’un murmure. De toute façon, avec une telle compagne, Isabelle ne risquait guère cet ennui qu’elle redoutait si fort, et c’était revigorant.

Une autre surprise l’attendait.

La longueur du chemin ne permettant pas de le couvrir en une seule traite, Isabelle pensait que l’on ferait halte à Fontainebleau pour la nuit, mais, quand on y fut, M. de Loirans, qui commandait l’escorte, vint à la portière de la voiture remettre une lettre du duc de Nemours la priant d’accepter l’hospitalité de son château familial qui était à peu près à mi-parcours de sa destination où tout serait disposé pour recevoir les voyageuses :

« Si grand que soit mon regret, le bonheur de vous y accueillir ne me sera pas donné. Je ferai même en sorte que tout un chacun puisse constater ma présence à Saint-Germain afin de ne pas donner à clabauder alors qu’un deuil si cruel vient de vous frapper. Plus tard peut-être m’accorderez-vous la faveur d’aller vous rendre visite. Croyez-moi, pour toujours, madame la duchesse, votre très obéissant, très fervent, et très patient chevalier… »

— Nous nous arrêterons donc à Nemours, dit-elle à l’officier. M. le duc a donné des ordres pour nous recevoir. Sauf si vos hommes et vos chevaux sont trop fatigués ?

— Il leur arrive d’en voir de plus dures… Et l’hospitalité du duc est célèbre ! répondit-il avec une visible satisfaction.

Une réputation méritée. L’accueil que l’on y trouva fut au-delà de tout éloge, aussi bien pour l’escorte que pour les chevaux. Un appartement attendait les deux femmes. Son décor eût été un peu austère sans les nombreuses chandelles et les cheminées bien flambantes qui lui conféraient chaleur et gaieté. Sans oublier un souper simple mais délicieux et des lits dont la journée de carrosse – même avec de bons ressorts ! – leur permit d’apprécier la moelleuse douceur.

— Voilà un homme qui sait vivre ! apprécia Agathe quand on repartit. J’ajouterais volontiers qui…

— Vous n’ajoutez rien du tout ! Priez seulement pour que nous trouvions à Châtillon quelque chose d’approchant… Mais j’en doute ! soupira Isabelle en se réinstallant à sa place après avoir fait distribuer un généreux « remerciement » par M. de Loirans.

La petite ville de Châtillon-sur-Loing ne manquait pas de charme. Le soleil, encore un peu timide, qui avait pris possession du ciel dès son lever et qui à présent – sans doute satisfait de ce bel effort – se préparait à se coucher, éclairait la longue rue étirée sur les bords de la rivière avec ses belles maisons vieilles de deux siècles, son église que l’on avait entrepris de reconstruire mais que surveillait sur une colline un énorme donjon, dominant de sa masse médiévale le logis orgueilleux qu’avait voulu édifier sur une terrasse le fameux amiral que le massacre de la Saint-Barthélemy ne lui avait pas permis d’achever, mais qui, auprès d’un beau puits, œuvre de Jean Goujon, occupait malgré tout un espace assez satisfaisant pour l’orgueil de sa nouvelle maîtresse.

Evidemment les jardins – ou supposés tels ! – étaient presque retournés à l’état de friche et l’herbe poussait entre les pavés, mais, quand la cavalcade atteignit la forteresse dominant le bourg, quatre serviteurs aux livrées élimées s’alignèrent quand le carrosse s’arrêta. Un homme d’une cinquantaine d’années, le cheveu gris taillé au carré encadrant un visage aux traits agréables mais empreints de tristesse, vint la saluer.

— Seigneur ! gémit Isabelle, est-ce là toute ma domesticité ?

Il se présenta :

— Je me nomme Bertin et j’ai l’honneur d’être le majordome de madame la duchesse. C’est à ce titre que je la prie de bien vouloir permettre à ses serviteurs qui tous ont connu nos jeunes messieurs depuis leur naissance de lui exprimer notre douleur commune.

— Merci, Bertin, et merci à vous autres ! fit-elle, émue par le chagrin sincère peint sur ces figures tournées vers elle. Mais comment se fait-il que vous ne soyez pas plus nombreux ?

L’homme baissa la tête, visiblement gêné :

— Avant de retourner à Dieu, Mme la duchesse douairière nous a congédiés ! Seuls les plus vieux sont restés… parce qu’ils n’auraient pas su où aller !

— Pourquoi ? Parlez sans crainte ! Je suis désormais maîtresse de ces lieux et je peux… tout entendre !

— C’est que… justement…

Perdant patience, M. de Loirans avait mis pied à terre. Il s’approcha.

— Allons, parle, bonhomme ! Je suis M. de Loirans, chargé par Sa Majesté la Reine de veiller à ce que Mme la duchesse de Châtillon, veuve de votre dernier duc, puisse vivre son deuil en paix ! Ne pas obéir, c’est encourir la colère de Sa Majesté. Ce que je ne saurais tolérer…

Il devenait menaçant. Isabelle s’interposa :

— Laissez, capitaine ! Je crois que j’ai compris  !