Elle rejeta son voile de crêpe afin qu’on la vit à visage découvert.
— Votre défunte maîtresse ne m’a jamais pardonné d’avoir épousé son fils selon la foi catholique à laquelle je ne pourrai renoncer ! Maintenant qu’il n’est plus – et je peux comprendre sa douleur ! –, elle m’a rejetée définitivement en faisant le vide dans cette maison afin qu’elle soit inhabitable ! Son unique excuse est d’avoir ignoré que je porte un enfant, et je j’entends l’élever ici, dans la maison de ses pères et selon son rang ! Aussi…
Elle n’alla pas plus loin. Une exclamation lui coupa la parole. C’était comme si ces gens reprenaient vie d’un seul coup. On se précipita pour lui ouvrir les portes, allumer les chandelles, le crépuscule étant déjà avancé.
— Eh bien, quelle réception ! soupira Agathe en offrant son bras pour qu’Isabelle – un peu pâle en vérité et visiblement fatiguée – s’y appuie. Allons-nous seulement trouver de quoi nous restaurer ? Sans compter notre escorte qui, après une journée de cheval, doit se sentir de l’appétit !
Ce fut la question que, sans plus attendre, elle posa à une femme d’une soixantaine d’années, vêtue et coiffée de noir, qui, au seuil, s’agenouilla presque en s’annonçant comme Jeanne Bertin, l’épouse du majordome. Son visage rayonnait de joie même si deux ou trois larmes s’y attardaient.
— Que madame la duchesse n’en ait pas souci ! Nous avons de bonnes réserves au château, du vin au cellier, sans oublier la ferme qui est sur le coteau !
— Une chance que votre douairière ne vous ait pas ordonné de détruire ces ressources et de pratiquer la politique de la terre brûlée ! ironisa Agathe.
— C’eût été offenser Dieu et elle ne serait pas allée jusque-là… Et puis, en bas, ils ne l’auraient pas permis… Elle-même serait partie plus heureuse si elle avait su qu’un enfant allait naître ! Mon Dieu, quel bonheur !
Isabelle s’efforça de sourire à ce visage dont la joie évidente corrigeait l’impression laissée par cette arrivée en milieu quasi hostile.
— Merci de votre accueil, commença-t-elle quand elle se sentit envahie par une immense lassitude, mais je voudrais… me reposer. Je suis…
Soudain ses forces l’abandonnèrent et elle aurait glissé sur les dalles si Bastille, qui la suivait, visiblement inquiet, ne l’avait saisie avant qu’elle ne touche le sol.
— Y a-t-il au moins un lit convenable dans cette maudite bicoque ! brama-t-il en s’élançant vers l’escalier qu’il venait de repérer. Deux jours de cahots sur les mauvais chemins quand on est enceinte, c’est énorme ! Surtout pour être reçue comme une calamité ! Passez devant, je vous suis ! Après, vous irez lui chercher du lait chaud ou ce que vous aurez ! Elle est glacée !
Un instant plus tard, il déposait Isabelle sur un lit qu’Agathe se hâta d’ouvrir, constatant non sans surprise que les draps, d’une blancheur impeccable, exhalaient une odeur de lessive récente.
— J’espère, dit-elle en flairant l’air comme un chien qui lève une piste, que cette chambre n’est pas celle de cette douairière barbare ?
— Non, non ! répondit Jeanne. C’était celle de notre Monsieur Gaspard ! Dire qu’il est allé se faire tuer dans une embuscade, à ce qu’on raconte, et qu’on ne sait pas où repose son pauvre corps… J’ai du lait chaud ! Je descends en chercher !
Elle allait partir, mais Agathe la rattrapa.
— Une minute ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire, et qui vous l’a racontée ?
— Celui qui est venu annoncer sa mort ! Un messager de M. le prince de Condé ! Mme la duchesse était déjà bien malade. Je crois que ça l’a achevée. Elle a piqué une grosse colère et c’est juste avant de mourir qu’elle a ordonné qu’on abandonne le château ! Et même qu’on le démolisse pour être sûre que… qu’elle ne l’habiterait jamais, ajouta-t-elle avec un mouvement de tête vers Isabelle.
— Madame la duchesse ! corrigea Agathe.
— Même qu’en bas, au bourg, ils ne savent pas trop quoi faire. Le château, c’est tout de même beaucoup ! Même si les pierres pouvaient être fort utiles…
— Cela suffit ! Au fait ! Il s’appelait comment, votre messager ?
— Attendez ! Il s’appelait… M. de Ricous ! Oui, c’est ça !
Si la surprise secoua Agathe, elle ne la déstabilisa pas. C’était une femme qui savait garder les pieds sur terre et, grâce à Dieu, il n’était pas trop tard pour tirer cette affaire au clair ou tout au moins essayer d’en trouver un fil conducteur. Ce qui était avéré, c’était que quelqu’un en voulait à la petite duchesse. Elle était trop belle pour ne pas avoir d’ennemies, mais il se pouvait qu’il y eût aussi un homme…
En attendant que Jeanne remonte, elle ouvrit l’un des bagages que Bastille venait d’apporter, puis, quand le lait arriva, elle déshabilla rapidement Isabelle avec l’aide de Jeanne et lui fit boire le contenu du bol que l’on avait mis près de la cheminée. La jeune femme se laissa faire comme une poupée de chiffons, entrouvrit seulement un œil souriant et les lèvres pour dire merci, et enfin s’abandonna avec un sourire ravi dans le lit où l’on n’avait pas manqué de placer une brique bouillante enveloppée d’une serviette.
Rassurée sur ce point, Agathe pria Bastille de lui quérir M. de Loirans alors occupé au cantonnement de ses hommes, qui eux pansaient leurs chevaux, et lui demanda de venir s’asseoir dans une pièce ronde, prise dans une tourelle et dépendant de la chambre où dormait Isabelle. Bastille resta debout. Là elle les mit au courant de ce qu’elle avait appris. Loirans réagit le premier.
— C’est insensé ! Pourquoi Monseigneur de Condé aurait-il envoyé quelqu’un raconter une telle série de mensonges à une pauvre femme près de mourir ?
— Aussi ne l’a-t-il pas fait ! Le Prince a bien un messager nommé Robert de Ricous, mais il ne ressemble absolument pas à la description qu’elle m’en a donnée ! Et pour cause ! Ce n’était pas lui !
— Vous le connaissez ?
— Mieux que quiconque : c’est mon beau-frère ! Alors je crois, capitaine, qu’avant d’aller rendre compte de votre mission à Sa Majesté, il serait préférable de faire crier par les rues, dès demain, que vous attendez les notables de Châtillon, ceux qui ont une importance, du moins, afin de leur donner à entendre la vérité, et de leur éviter de se salir les mains sur les pierres d’un vénérable château. Et comme vous parlerez au nom de Sa Majesté – à qui vous ne manquerez pas, je l’espère, de relater l’histoire – sans omettre qu’en fait de sépulture inconnue leur duc repose à Saint-Denis auprès des Rois de France où on l’a inhumé en présence de toute la Cour !
— Vous pouvez compter sur moi ! Quant à vos croquants, je me charge de faire entrer dans leurs caboches mon point de vue de façon très convaincante ! On n’a pas le droit d’entacher la mort d’un chef de cette valeur !
— Pendant que vous y serez, essayez de récupérer les domestiques de la maison !
Tandis que la duchesse prenait le repos dont elle avait un si essentiel besoin, M. de Loirans descendit à l’église où, sans rien demander à personne, il se mit à sonner le tocsin, ce qui fit accourir d’abord le curé, puis en quelques minutes à peine une foule de gens effarés venus tels qu’ils étaient – certains en bonnet de nuit ! –, tremblant à l’avance de ce qui allait leur tomber sur la tête. Là, sautant sur une borne pour être vu de tous, il leur intima l’ordre de se présenter au château le lendemain à midi tapant saluer leur nouvelle maîtresse venue y attendre la naissance de son enfant. Quant à ceux qui avaient servi au château jusqu’à la mort de la défunte maréchale, ils étaient priés d’aller reprendre leurs fonctions au plus vite. Sauf évidemment ceux qui étaient déjà partis se placer ailleurs. Auquel cas on verrait à s’en chercher d’autres, à Montargis par exemple !
Un homme, presque aussi grand que l’orateur, osa protester :
— Pour quoi faire ? La vieille duchesse nous a dit qu’on ne serait pas payés parce qu’il n’y a plus d’argent !
— Paix à son âme, mais c’est ce qu’elle voulait que vous croyiez ! J’ajoute que Mme la duchesse est une très grande dame protégée par Leurs Majestés la Reine et le jeune Roi. Et je vous répète qu’elle attend un enfant ! Vous avez donc intérêt à obéir. Les autres peuvent retourner se coucher !
En sautant de son piédestal, il se trouva nez à nez avec le curé :
— C’est vrai qu’elle est catholique ? demanda ce dernier.
— Comme vous et moi, mon père ! Ainsi que l’était devenu feu M. le duc, converti pour l’amour d’elle ! Vous pourriez devenir son confesseur et l’aumônier du château ?
— Avec joie ! J’accompagnerai mes ouailles demain matin !
Aussi, quand Isabelle se réveilla après une longue nuit de sommeil réparateur, elle dut se pincer pour se persuader qu’elle ne rêvait pas. Tandis qu’Agathe tirait les rideaux pour laisser entrer le soleil, une fraîche servante en bonnet et tablier blancs, rose d’émotion, vint déposer sur ses genoux un plateau supportant le lait, le pain, le beurre et le miel dont elle avait l’habitude, puis sortit après une petite révérence.
— D’où la sortez-vous ? demanda Isabelle.
— Du bourg, comme les autres !
— Les autres ?
— Hier, vers les dix heures de relevée, la domesticité dans son intégralité – ou peu s’en faut ! – a réintégré le château et à présent elle est à l’ouvrage. C’est Bastille qui a réussi ce beau travail. Et étant donné qu’à midi les notables vont venir saluer madame la duchesse, j’ai pris sur moi de faire préparer un bain dans le cabinet voisin !
— Un bain ? Dans une baignoire ? Où l’avez-vous dénichée ?
— En cherchant ! C’est plutôt une cuve, un peu grande et un brin rustique, mais elle conviendra parfaitement !
— Décidément, je ne remercierai jamais assez Madame la Princesse…
— … douairière ! Il ne faut pas l’oublier !
— Qu’avons-nous eu besoin de faire plaisir à une petite dinde vaniteuse ? Chez moi, la princesse Charlotte sera toujours Madame la Princesse ! Un point c’est tout !
Le reste de la journée se déroula comme si le château n’avait jamais été condamné à l’abandon, et le lendemain le capitaine de Loirans vint, avant de reprendre la route de Paris, saluer la duchesse dans un cadre qui, débarrassé d’une poussière déjà ancienne, révélait de très beaux meubles et tapisseries jadis réunis par le glorieux amiral, pour qui être protestant ne signifiait pas vivre entre des murs nus. Il suffisait pour s’en convaincre de contempler le portrait qui trônait dans la grande salle, arrogant à souhait. C’était le seul que l’on eût soigné et récuré régulièrement avec toute la piété souhaitable !
Pendant quelques jours, château, chapelle, terrasses et jardins bourdonnèrent d’activité et la maîtresse des lieux put envisager de façon plus souriante l’exil imposé par un deuil qu’elle jugeait excessif, mais de moins en moins pénible à mesure que sa grossesse avançait.
Le 14 juillet 1649, jour de la Sainte-Camille, elle mit au monde avec une facilité déconcertante un petit garçon blond qu’elle appela Louis-Gaspard. L’abbé Cordier, le curé, l’ondoya en attendant qu’on lui trouve les parrain et marraine dignes de sa haute naissance. En attendant mieux, on fêta le futur duc au château en présence de la quasi-totalité du bourg… On but, on mangea, on chanta, on célébra la gloire des ancêtres, tout en prédisant au marmot une carrière éblouissante, et puis tout rentra dans l’ordre et Isabelle commença à s’ennuyer…
Pourtant les événements se succédaient. Un mois après la naissance de Louis-Gaspard, Condé ramenait enfin le Roi dans sa capitale. Le 18 août, il était dans le carrosse royal, au côté de celui-ci, de la Régente et du cardinal Mazarin, mais, à l’exception du jeune Louis XIV, c’était à lui que s’adressaient les acclamations. C’était lui le héros du jour, la Reine et son ministre jouant un peu les comparses. Durant tout le parcours jusqu’au Palais-Royal, il fut porté par un véritable délire qui, comparé aux rares ovations qu’obtenait la Reine – même Mazarin eut droit à quelques vivats ! –, donnait la juste mesure d’un pouvoir qu’il savourait sans pudeur… et sans remarquer l’attitude figée et hautaine de l’adolescent de treize ans qui, deux ans plus tard, atteindrait sa majorité et dont le regard froid enregistrait tout cela et ne l’oublierait plus !
La concorde entre les passagers du carrosse ne dura pas longtemps. Monsieur le Prince, porté aux nues dans toute la France comme le sauveur de la royauté, vainqueur des ennemis du dedans comme du dehors, voulut agir en maître, disposer à son gré des honneurs et des places. Mazarin, soutenu par la Reine, s’opposa à lui et il en fut exaspéré. De là une haine implacable entre les deux hommes et une guerre sourde qui se traduisit, dès le retour, par divers incidents…
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