Inquiet de cet afflux, le Parlement supplia Monsieur de venir régler une affaire aussi délicate. Il se fit encore tirer l’oreille pendant deux ou trois jours, puis se décida à répondre à leur appel et à venir faire entendre sa voix auguste.
Quand il entra dans la grande salle, Charlotte alla se jeter à ses pieds en sanglotant… et en dépit des efforts d’Isabelle, indignée. Non sans raison, il refusait d’écouter et voulut sortir. Le duc de Beaufort, qui l’escortait avec le coadjuteur de Gondi, tenta de l’en empêcher, mais il lui imposa silence. Isabelle alors n’y put tenir. Tandis que le duc relevait Charlotte, elle lança, furieuse :
— Monseigneur doit avoir besoin de lunettes ! Ce n’est pas une mendiante qui lui a fait l’honneur de plier le genou devant lui, c’est une princesse du sang, la mère du vainqueur de Rocroi !
« J’en ai failli mourir de honte ! », écrira le coadjuteur dans ses mémoires.
Mais, avec l’obstination des lâches, Monsieur s’entêtait : il lâcha un bref discours rappelant les dangers que la rébellion des Condés avait fait courir à la France. Représentant la Régente et le jeune Roi, sa parole était déterminante. Condamnée à l’exil, Charlotte de Montmorency, princesse douairière de Condé, était assignée à résidence au château de Châtillon-sur-Loing.
— Dire que vous avez mis Paris à feu et à sang pour un Broussel et que vous vous faites les valets d’un prince sans honneur ! clama Isabelle hors d’elle à la face du Parlement. Vous ne devez pas en avoir beaucoup plus que lui !
Sa voix s’étranglait à cause des larmes de rage qui lui venaient. Nemours, qui avait enfin réussi à fendre la foule, l’entraîna vivement au-dehors où Bastille attendait avec la voiture. Beaufort, lui, s’était chargé d’une Charlotte à ce point secouée de sanglots qu’il finit par l’emporter dans ses bras pour la déposer dans le carrosse de voyage.
Tandis qu’après un profond salut le duc de Beaufort regagnait la Grande Salle où régnait un silence de mort, Nemours enfourchait le cheval qu’un serviteur lui tenait prêt.
— Moi et mes gens allons escorter ces dames jusqu’à Châtillon, cria-t-il avec une allégresse fort peu compatible avec une aussi dramatique situation. Il ne manquerait plus qu’on tente, en chemin, de leur faire un mauvais parti !
— Ce qui vous vaudra sans doute une bien douce récompense ? ironisa François de Beaufort. Je changerais volontiers de place avec vous !
— Je n’en doute pas un instant ! Mais merci de votre aide.
1 Les femmes de chambre d’une princesse ne lavaient ni ne repassaient. Elles étaient surtout des « suivantes », accompagnant et veillant à la coiffure ainsi qu’à la parure de leurs maîtresses.
2 La sœur de Marthe du Vigean.
3 Plus tard, il aurait inspiré à Molière son Tartuffe.
4 Le père de Louvois.
10
Isabelle et sa princesse
Isabelle n’était pas vraiment amoureuse de Nemours – le serait-elle un jour d’un autre que Condé ? –, mais le temps qui passait l’attachait un peu plus à lui. Il était le meilleur compagnon qu’une femme pût avoir et, en dehors de leurs heures d’intimité où le plaisir toujours intense se vivait dans la bonne humeur – car il aimait rire tout autant qu’elle-même –, il se révélait dans les heures difficiles aussi solide qu’attentionné. Ainsi ce voyage de retour vers Châtillon en compagnie d’une Charlotte parvenue au fond du désespoir fut-il presque une partie de plaisir.
Il y avait le mois de mai, bien sûr, un printemps d’abord timide et grincheux mais qui s’efforçait à présent de cacher les traces laissées par un état de guerre quasi permanent et de refleurir courageusement, mais il y avait surtout celui qui, galopant devant la voiture, veillait à tout, faisait arrêter le carrosse pour que les dames puissent faire quelques pas afin de se dégourdir les jambes, envoyer des messagers, chez lui d’abord où l’on passerait la nuit, puis à Châtillon afin qu’en arrivant tout fût prêt à recevoir les voyageuses. Peut-être parce qu’il espérait d’Isabelle la plus douce des récompenses. Que celle-ci d’ailleurs ne lui marchanderait pas. Elle n’osait penser à ce qui aurait pu advenir sans lui, après l’arrêt insensé et inutilement cruel que Monsieur avait osé imposer. Charlotte, en effet, retombait dans la prostration dont Isabelle l’avait sortie lors de sa venue à Chantilly. A cette mère venue implorer qu’on lui rende ses fils, le Parlement qui réclamait naguère encore son indépendance avait répondu par une sentence d’exil. Et cela pour complaire à un prince dont nul n’ignorait ce qu’il valait. C’était en vérité à n’y pas croire !
Après l’agréable étape à Nemours où Amédée tint à servir lui-même la Princesse comme il l’eût fait pour la Reine, la fin du voyage s’acheva dans une sorte d’apothéose. Quand les remparts de Châtillon apparurent au bout de la route, un guetteur perché sur une tour emboucha une trompe et la citadelle s’anima. Tandis que les cloches se mettaient à sonner, les portes s’ouvrirent devant une délégation de notables venus au-devant de leur duchesse sans doute, mais surtout souhaiter la bienvenue à Son Altesse Madame la Princesse de Condé.
Des jeunes filles lui offrirent des fleurs, et ce fut au milieu des acclamations et des souhaits que Charlotte, un sourire tremblant aux lèvres, traversa la ville et monta au château où Isabelle, prestement descendue de voiture, la remercia de l’honneur fait à sa maison en lui offrant sa plus belle révérence avant de lui présenter son fils qu’elle prit des mains de sa nourrice. Non sans fierté, car le petit Louis-Gaspard était magnifique.
— Encore un qui ne connaîtra jamais son père ! soupira la Princesse en caressant d’un doigt la joue soyeuse du bébé. Les hommes sont effrayants : quand ils ne sont pas en guerre, ils s’entretuent dans leurs duels stupides ! Vous en savez quelque chose, ma petite ! ajouta-t-elle pour Isabelle.
— Oui, pourtant, sans l’avoir connu, j’adore mon père… Mais rentrons ! Nous avons toutes besoin d’être réconfortées…
C’est ainsi que Charlotte entra chez Isabelle, qu’elle considérait comme sa propre fille – et même plus tendrement depuis que Mme de Longueville jouait les héroïnes de roman –, et s’y trouva bien ! Par le truchement de Nemours, Isabelle avait ordonné qu’on lui prépare sa propre chambre, parce que c’était de toutes la plus jolie et la plus confortable, elle-même s’installant dans la chambre voisine tandis que celle de l’autre côté allait à Mme de Brienne, sa dame d’honneur, afin que l’exilée se trouve environnée d’affection, ce dont la malheureuse avait le plus besoin…
Cette nuit-là, Nemours reçut une récompense qu’il n’aurait pas osé réclamer étant donné la promiscuité, mais Isabelle lui avait conseillé, au moyen d’un billet glissé discrètement, de ne pas fermer sa porte à clé…
— Qu’allez-vous faire à présent ? demanda-t-il alors qu’après l’amour ils reposaient tous deux sur les draps où s’attardait le parfum d’Isabelle. Eponger indéfiniment les larmes de cette pauvre femme ?
— Je ne supporte pas qu’on l’appelle ainsi, elle qui – il n’y a pas si longtemps ! – n’était qu’éclat et joie de vivre. Aussi vais-je faire en sorte, avec l’aide de Mme de Brienne qui est loin d’être sotte, qu’elle puisse se croire ici la source de toutes les décisions, comme je l’ai fait à Chantilly. Et vous allez m’aider.
Soudain redressé, il se pencha sur elle pour un long baiser. Auquel elle mit fin en le repoussant.
— Voulez-vous être un peu sérieux ?
— Rien n’est plus sérieux… ni plus tendre que mon amour pour vous… Mais rien n’est plus ardent que mon désir…
En dépit d’une défense vite amollie, il la soumit de nouveau. Et quand il se laissa retomber à côté d’elle en gardant un bras sous son cou, prêt à se laisser aller à la somnolence, il l’entendit rire.
— Nous n’en sortirons jamais !
— Comment l’entendez-vous ?
Avant de lui répondre, elle enfila sa robe de chambre, ses pantoufles, et se planta debout, une main accrochée à une colonne du lit dans lequel Nemours s’assit, l’air si mécontentent qu’elle rit de nouveau.
— Je ne vois pas ce que j’ai de si drôle ? marmotta-t-il.
— Vous avez surtout besoin de dormir ! Alors, en deux mots, voici ce que nous allons faire demain… ou plutôt tout à l’heure avant votre départ…
— Déjà ? protesta-t-il. Mais je n’ai aucune envie de partir si tôt ! Vous admettrez vous-même que j’ai fait du bel ouvrage, et vous ne m’accordez même pas quarante-huit heures de bonheur en récompense ?
— Quand je dis que nous n’en sortirons pas, je crains fort d’avoir raison, soupira-t-elle. Soit ! Je reprends : demain, après cette bonne nuit de repos, je vais tenir conseil sous la présidence de notre princesse. C’est elle qui prendra les décisions… que je lui soufflerai ! C’est important ! Et, à présent, monsieur le duc, dormez bien puisque vous en avez si grand besoin ! ironisa-t-elle.
Il lui rendit sourire pour sourire en s’étirant dans le lit.
— Merci, ma chère ! Ne faut-il pas, en effet, que je reprenne des forces… pour la nuit prochaine ?
— Que voulez-vous dire ? fit-elle, l’œil soudain orageux.
— C’est clair pourtant ! Cette porte restera ouverte…
— Inutile ! Je ne la franchirai pas.
— Non ? En ce cas, j’irai frapper à la vôtre !
— Vous ne ferez pas cela !
— Non ? Vous voulez parier ?
— Cela causerait un affreux scandale !
— Tant pis !
Pour un homme fatigué, il devait avoir encore de bonnes réserves, car il bondit sur elle, l’arracha à sa colonne tout en la dépouillant de son vêtement avant de l’enlacer étroitement.
— Tu me mets le sang en feu, murmura-t-il contre sa bouche. Il suffit que j’évoque ton corps pour que le désir s’empare de moi.
Le baiser qui suivit s’acheva comme le précédent, après quoi il dit, encore haletant :
— Imaginez un peu, madame la duchesse, que je laisse aller mon imagination en plein conseil. Le bel effet que ferait cet étalage d’instinct… bestial sur Mme de Brienne par exemple ! Alors ? Vous me rejoindrez la nuit prochaine ?
— Et moi qui vous prenais pour un romantique ! Un…
— Un esclave soumis ? C’est vrai, je suis tout à vous ! Mais vous me marchandez par trop les récompenses ! Ayez un peu pitié d’un adorateur affamé !
— Ce n’est pas ainsi que je vous imaginais…
— Et qu’imaginiez-vous ?
Elle ne répondit pas. Simplement parce qu’elle n’en savait rien et qu’elle avait besoin de réfléchir. Ce qui venait de se passer lui donnait une sensation de malaise en dépit de la bienheureuse lassitude où flottait son corps. Elle venait de découvrir un Nemours inattendu, voire inquiétant. Jusque-là, elle ne voyait en lui qu’un amant parfait doublé d’un ami dévoué, attentif à ses moindres désirs, un beau toutou de Cour, élégant et décoratif, mais s’il se mettait à parler en maître, il allait falloir se méfier… d’elle-même. Ce qui était grave ! Ne venait-elle pas de lui permettre d’imposer sa loi de mâle ? En outre, elle avait ressenti un plaisir violent à s’y abandonner, et c’est ce qui était inadmissible parce que cela pouvait la conduire à sa perte et qu’elle n’aimait pas assez le jeune homme pour lui laisser prendre barre sur elle. Elle n’accorderait jamais ce droit qu’à un seul… et celui-là avait besoin d’aide !
Le lendemain, tout en faisant auprès de sa princesse office de dame d’atour après que les caméristes se furent retirées, elle entreprit de lui faire apprendre la leçon préparée pour elle et que l’on pouvait résumer en quelques mots : sous couleur de faire savoir aux amis restés à Paris, comme à la famille, que la « douairière » était arrivée à bon port, il s’agissait de jeter les bases d’une entente visant à soulever suffisamment de rébellions – parisiennes ou provinciales – pour inquiéter Mazarin et l’obliger à rendre leur liberté aux princes… Avec l’accord de Mme de Châtillon, qui proposait sa ville, solidement fortifiée et bien ravitaillée, comme centre nerveux de soulèvement.
Ce fut moins difficile qu’elle ne le craignait. Après une bonne nuit de repos, Charlotte avait repris du poil de la bête et la perspective de combattre pour ses fils l’enchantait… Ce fut d’une voix assurée qu’elle distribua les rôles, peu nombreux pour l’instant, mais Isabelle comptait sur l’effet boule de neige… Des lettres étaient déjà préparées.
En résumé, tandis que le duc de Nemours rentrerait à Paris pour s’entendre avec le président Viole, le coadjuteur et quelques autres, un messager partirait pour Montrond joindre Claire-Clémence et surtout Lenet, qui avait tenu à la suivre afin de veiller sur son fils, invitant la mère et l’enfant à rejoindre Châtillon pour y réunir la famille tandis que Montrond se situerait au centre des combats que l’on espérait efficaces. La place appartenant toujours à Charlotte, elle était parfaitement en droit d’en disposer comme elle l’entendait. Enfin, un troisième messager – ce serait Bastille qu’Isabelle savait capable de se tirer de n’importe quelle situation – se rendrait à Stenay où Mme de Longueville avait séduit – le mot était faible ! – le grand Turenne jusqu’à lui faire abandonner son devoir envers un Roi coupable d’avoir Mazarin comme ministre.
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