— C’est toi qui as le plus difficile, lui dit plus tard Isabelle, usant du tutoiement qu’il avait demandé en souvenir de Gaspard son maître. Mme de Longueville me hait, mais je veux espérer que sa mère représente encore quelque chose à ses yeux et que nous sommes avant tout au service de ses frères… et accessoirement de son époux. Voici, enfin, une dernière lettre que tu remettras au comte de Bouteville, mon frère, si tu parviens à savoir ce qu’il est devenu, mais qui devrait s’être mis au service de M. de Turenne. Il l’admirait presque autant que Condé !
Elle lui remit de l’argent en souhaitant que Dieu l’accompagne, puis s’en alla rejoindre Charlotte qui, après ce bel effort, se promenait sur la terrasse avec Mme de Brienne. Elle s’apprêtait à sortir du château quand Nemours se dressa devant elle, visiblement très mécontent :
— Je sais que vous avez dicté à Madame la Princesse douairière chacune des paroles qu’elle nous a fait entendre. Cela permet de supposer qu’il en va de même pour le supplément d’entretien que je viens d’avoir avec elle ?
— Ayant eu des ordres à donner, je ne comprends pas à quoi vous faites allusion. Je ne lui dicte tout de même pas chacune des paroles qu’elle prononce. Que vous a-t-elle dit ?
Son visage était un miracle d’innocence, mais le jeune homme ne se dérida pas :
— « Dit » me paraît faible ! Elle m’a presque supplié de partir aujourd’hui même, tant elle est anxieuse de recevoir des nouvelles de ses fils ! Et j’ai peine à croire que vous n’y soyez pour rien ! Si je vous insupporte à ce point, vous pouviez me l’apprendre vous-même !
— C’est ce que je n’aurais pas manqué de faire si c’était le cas, mais je ne suis pas à l’origine de la prière – bien normale – d’une mère angoissée.
— Vous le jureriez ?
— Oh, sans la moindre hésitation : je vous le jure !
Le plus fort est qu’elle ne mentait pas et que Charlotte avait agi de son propre chef, même si cela rendait service à son hôtesse. Afin d’atténuer sa déception, elle ajouta :
— Ne regrettez rien ! Je ne serais pas venue vous rejoindre… quelque envie que j’en aie !
— Pourquoi ? Mais pourquoi ?
— Peut-être parce que j’ai honte de m’être donnée à vous sous le même toit que mon fils et que cette mère crucifiée ! C’est… c’est offenser Dieu ! murmura-t-elle, découvrant avec stupeur qu’elle était sincère quand une larme lui monta aux yeux.
— Cela signifie que vous ne voulez plus de moi ?
Ce ton plaintif lui rendit une bienheureuse colère.
— Quand cesserez-vous de détourner les mots de leur signification ? Nous ne serons pas toujours ici et on ne renonce pas aisément aux délices que nous vivons ensemble ! Mais ne vous avisez plus de me tutoyer comme vous l’avez osé ce matin !
Il partit.
Les jours qui suivirent furent des jours de détente dont tous avaient besoin.
Le temps était délicieux et la jolie vallée du Loing dévoilait tous ses charmes au soleil. Le château lui-même, un rien rébarbatif quand Isabelle s’y était installée, offrait à présent un visage plus souriant par la grâce des plantations ordonnées par la jeune duchesse sur la terrasse et des coupes ainsi que des aménagements dans l’espèce de bois qui tenait lieu de parc. L’intérieur lui aussi présentait plus de confort et de gaieté et, même s’il ne pouvait se comparer à Chantilly, la princesse Charlotte et le très restreint groupe de personnes qui l’accompagnaient ne cachaient pas qu’elles l’appréciaient. D’autant mieux que Jeanne Bertin avait produit un sien neveu, repêché par son époux dans une auberge de Montargis où il venait d’être battu comme plâtre par son patron pour avoir osé rehausser une sauce, avant de la servir, d’un jaune d’œuf battu dans la valeur d’une cuillère à entremets de vin doux. Bertin s’était hâté de ramener la victime dans une région plus hospitalière – à savoir la cuisine de Châtillon ! –, où Jérémie avait toute latitude à laisser s’épanouir un talent qui apportait un plus de chaleur au cœur des « réfugiés ».
Un réconfort qui se révéla vite utile, car si le soleil continuait à briller, si l’air respiré restait aussi doux, les nouvelles que l’on reçut étaient franchement détestables.
Pas trop de Paris où le président Viole répondit à Isabelle, entre deux protestations de dévouement où l’obligeait l’amour grandissant qu’il lui portait, que le temps n’était pas venu de libérer Condé, le peuple – et le coadjuteur donc ! – n’ayant pas encore digéré ses colères et la rudesse de ses traitements quand il tenait la capitale.
Evidemment, Nemours écrivait aussi – dans un style beaucoup plus… lyrique –, jurant de sa ferme intention de préparer l’évasion du prince à défaut de sa libération et de mourir plutôt que de voir couler un pleur des beaux yeux de sa déesse…
— Il a dû rencontrer Mlle de Scudéry, Benserade ou Dieu sait quel thuriféraire des Précieuses, commenta Isabelle pour Agathe, son unique confidente. Je n’ai pas besoin qu’il meure ! Tout au contraire, je le veux bien vivant ! Et actif ! A quoi pourrait-il servir au fond d’un tombeau ?
Autrement dit : côté Paris, c’était le statu quo. Il n’en allait pas de même à Montrond. Lenet écrivait qu’il n’était pas question que Claire-Clémence et son fils se rendent à Châtillon. S’ils sortaient de leur abri, ce serait pour aller à Bordeaux y rencontrer don José Osorio qui devait arriver d’Espagne escorté de trois frégates, nanti d’un demi-million de livres. En outre, l’on s’apprêtait à renforcer les remparts de Montrond contre l’armée royale si elle s’y aventurait…
La lettre étant adressée à Madame la Princesse douairière, il était impossible de la lui dissimuler… Isabelle craignait les larmes de désespoir ; elle eut droit à une violente colère et à un ordre de reprendre la plume. En termes énergiques, Charlotte rappelait à sa belle-fille que Montrond lui appartenant en propre, qu’elle lui interdisait de l’opposer à l’armée royale et que d’ailleurs son époux repousserait fermement et violemment quelque accord que ce soit avec l’ennemi du royaume. Plus encore d’en recevoir de l’or.
Elle rappelait du même coup à Lenet – et aussi durement – qu’il était au service des princes de Condé et non à ceux d’une gamine irresponsable dont la mère était morte folle…
Restait à savoir ce qui se passait à Stenay !
Le chemin étant beaucoup plus long, on ne le sut que bien après, quand Bastille revint…
Il reparut un matin à l’aube, alors que les portes de Châtillon venaient juste de s’ouvrir et que la Princesse dormait encore. Mais il demanda à voir Mme la duchesse.
Isabelle, qui se levait aux aurores, le reçut dans sa chambre, habillée de pied en cap. La mine sombre de son messager la frappa, même si elle n’en montra rien.
— Alors ? fit-elle.
— Les nouvelles ne sont pas bonnes, répondit-il.
— Seulement pas bonnes ou franchement mauvaises ?
— A vous de juger : Mme de Longueville m’a remis un message pour madame sa mère et je le lui remettrai…
— Tu sais ce qu’il contient ?
— Je le sais, mais d’abord il faut vous dire que le maréchal de Turenne en est amoureux fou, tout dévoué à ses ordres et prêt à affronter l’armée royale. Mais il y a mieux. Tous deux ont désormais partie liée avec l’Espagne, qui a promis des troupes et de l’or. Le duc de Bouillon, frère du maréchal qui est là-bas, est lui aussi…
— … vendu aux Espagnols ! Bien que ce soit une honte, je n’en attendais pas moins de celui-là… C’est tout ? Non, si j’en juge ton air embarrassé, ce n’est pas tout ! Parle ! L’attente n’a jamais adouci les nouvelles catastrophiques !
Il détourna les yeux avant de lâcher :
— Monsieur le comte de Bouteville, lui aussi, a…
— N’en dis pas plus ! Laisse-moi à présent et va te reposer !
Avec un regard inquiet à ce visage devenu blême, il murmura :
— Je vous ai fait du mal. Voulez-vous que j’appelle ?
— Non… rien ! Merci de ton dévouement ! Va !
Il se retira à regret, frappé par le changement que si peu de mots venaient d’opérer en elle. La jeune duchesse ressemblait à un animal blessé. En fait, c’était un passé menaçant qui venait de remonter d’un seul coup, avec ses traces sanglantes. François, son François, le cher petit frère, traître à son Roi comme l’avait été le frère de la princesse Charlotte, Henri de Montmorency, le dernier duc, mort sur l’échafaud de Toulouse, comme son père à elle, décapité à Paris pour simple désobéissance ! Sur quel drap noir de quelle ville François laisserait-il sa tête, perdant ainsi la dernière chance pour lui, le dernier de la race, de relever le titre ducal ? François, si vif, si gai – le caractère l’était aussi –, et que dire du cœur ?
Un soupçon lui venant, elle fit rappeler Bastille.
— J’ai encore une question à te poser. Mon frère est-il tombé lui aussi sous le charme de Mme de Longueville comme M. de Turenne ?
— Oh, que non ! Il la connaît depuis trop longtemps !
— Alors c’est pour imiter le maréchal qu’il a toujours admiré ?
— Mais moins que M. le Prince de Condé ! S’il accepte l’or espagnol, voire des troupes, c’est pour voler à son secours, l’arracher à sa prison et le ramener triomphalement à la tête des armées, et chasser définitivement le Mazarin en qui il voit l’ennemi juré du royaume. L’or espagnol pour chasser un Italien lui paraît de bonne guerre !
— L’or espagnol ? Condé n’en voudrait à aucun prix ! Pour lui, l’Espagne, c’est l’adversaire perpétuel qu’il n’a cessé de combattre à Rocroi et ailleurs ! Il ne peut pas se renier à ce point… Et Mazarin finira bien par disparaître comme un mauvais rêve !
— Mais pour l’instant il est là et bien là ! déplora la Princesse quand Isabelle l’eut mise au courant. Il a tous les pouvoirs sur ses prisonniers. Qui pourrait dire que demain, ou quelque autre jour, on ne les retrouvera pas morts dans leur affreuse cellule déjà fatale à tant d’illustres personnages ? Pourtant, je sais que tous trois refuseraient avec horreur de devoir la liberté à l’Espagnol ! Mon Dieu, que faire ?
L’inquiétude de la pauvre femme se changea en affolement quand Isabelle apprit par une lettre de Viole que le jeune prince de Conti, le plus fragile des deux, était très souffrant. Ne sachant trop quelle pourrait être la réaction de la Reine, elle pria Viole de remettre au ministre Le Tellier, qui avait fait arrêter ses fils, une lettre où elle implorait que l’on permît à ce garçon de vingt ans, qui était d’une constitution délicate, d’aller prendre les eaux de Bourbon – sous bonne garde évidemment ! –, comme il était accoutumé de le faire depuis l’enfance. Pour Condé et son beau-frère, elle priait aussi instamment qu’on les autorisât à monter quotidiennement « prendre l’air au sommet du donjon ». Mais ne reçut aucune réponse : Le Tellier avait d’autres chats à fouetter.
On apprit aussi qu’au même moment Turenne était en train d’envahir la Champagne à la tête d’une armée franco-espagnole, cependant que Bordeaux accueillait avec tous les honneurs dus à son rang Claire-Clémence venue accompagnée de Lenet et de quelques autres recevoir don José Osorio et ses trois frégates : un vrai triomphe dont Charlotte pensa mourir de fureur et de honte !
Du côté de l’Est, les nouvelles étaient aussi alarmantes : François de Bouteville, à la tête d’une avant-garde de cavalerie, était arrivé à La Ferté-Milon, à dix lieues de Paris, et se proposait d’investir le château de Vincennes et de libérer les princes. C’était le 27 août…
Le résultat fut que, deux jours plus tard, Le Tellier les en extirpait et les transférait sous bonne escorte dans la forteresse de Marcoussis où ils seraient mieux à l’abri d’un coup de main.
Mais le succès des Condéens ne dura guère. Turenne, qui n’avait pas reçu les renforts promis par l’Espagne, n’osa pas s’aventurer au-delà de Reims, et Bouteville, ne se sentant plus soutenu, revint prendre position auprès de son chef. A Bordeaux, on essuyait aussi des déceptions. L’or espagnol n’avait pas excédé quarante mille écus vite épuisés et l’on manquait d’argent. Lenet se résigna à négocier secrètement avec Mazarin. Le 15 septembre, il fut convenu que la ville serait rendue au Roi et que l’on mettrait bas les armes moyennant une amnistie générale.
Le 1er janvier, l’amnistie était proclamée au profit de la jeune princesse de Condé, des ducs et de leurs partisans, qui, de leur côté, juraient de ne plus faire alliance avec l’Espagne et de servir fidèlement le Roi de France ! Cependant – car il y avait un inconvénient de taille ! –, il était admis, selon Lenet, de ne rien respecter de ces engagements vis-à-vis du cardinal. Et le 3 octobre le marquis de Lusignan s’esquivait secrètement afin de porter une missive de Claire-Clémence au Roi d’Espagne dans le but de s’entendre avec lui en vue d’entreprendre une nouvelle campagne… Enfin, comme la place forte de Montrond devait être démantelée et remise aux troupes royales, Lenet se précipita à Châtillon avertir la légitime propriétaire de s’en abstenir.
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