Il s’attendait à trouver en face de lui une malheureuse femme éplorée, écrasée par le chagrin et l’angoisse. Il fut reçu dans la salle du Conseil par une souveraine admirablement parée qui déversa sur lui le trop-plein d’une colère depuis longtemps contenue.

— Montrond m’appartient en propre, M. Lenet, et je suis libre d’en disposer à ma guise. Aussi, sachez que je ne tolérerai pas davantage que l’on use de ma ville pour en faire le théâtre de la guerre. En foi de quoi elle sera démantelée et remise à Sa Majesté le Roi quand il lui plaira d’y envoyer ses troupes ! Quant à cette pauvre sotte qui se prend pour une héroïne de roman, dites-lui que son comportement ne m’étonne guère de la fille d’une folle et que je souhaiterais que mon petit-fils soit remis à des mains plus sérieuses. Enfin que, pour avoir la jouissance de mes biens, il lui faudra attendre que je sois morte ! Seul le parlement de Paris qui a décrété l’arrestation de mes fils peut me les rendre !

De chaque côté d’elle siégeaient l’abbé Roquette et l’abbé de Cambiac qui approuvèrent ses paroles. Lenet eut beau plaider, palabrer, supplier même, rien n’y fit. Il dut ravaler une colère que le demi-sourire de Mme de Châtillon, debout derrière le siège de Charlotte, maniant un éventail pour rafraîchir cette dernière, attisait. En dépit de l’épaisseur des murs, la chaleur, en effet, se faisait sentir. Lenet n’eut aucune peine à deviner d’où la Princesse retirait cette force nouvelle tellement inattendue.

Détestant jusqu’à l’idée de repartir vaincu d’une « maison » où jusqu’à présent ses avis étaient suivis à la lettre, il demanda une entrevue à la duchesse de Châtillon qui la lui accorda en faisant quelques pas sous une charmille et, d’entrée de jeu, il lui reprocha de donner à sa « vieille amie » des conseils contre l’intérêt des prisonniers.

Elle s’arrêta pour ouvrir calmement au-dessus de sa tête une ombrelle de soie blanche.

— Pensiez-vous en donner de meilleurs à la stupide épouse de mon cousin en l’emmenant jouer les Amazones de tréteaux ambulants à Bordeaux ? Etant donné le résultat obtenu, on peut dire que votre « génie » avait pris des vacances ! Et vous vous surpassez en venant « conseiller » à Madame la Princesse…

— Douairière, ne l’oubliez pas !

— Si vous entendez par là « retournée en enfance », il vous faut des bésicles ! Elle n’a pas encore cinquante-sept ans, ne l’oubliez pas, et ses idées sont des plus nettes ! Vous ne parviendrez jamais à la convaincre de renier la foi jurée sous prétexte qu’elle l’a été à Mazarin ! Elle le déteste comme nous le détestons tous, mais ce n’est pas lui le Roi de France, et c’est au nom de Louis XIV…

— Un marmot qui…

— … sera majeur l’an prochain et je vous conseille de regarder plus attentivement quand vous aurez l’honneur d’être en sa présence ! Je serais fort étonnée qu’il soit un souverain facile à manier ! Quoi qu’il en soit, jamais vous n’obtiendrez de notre princesse qu’elle manque à la parole donnée. D’autant que ce ne serait pas rendre service aux fils qu’elle aime tendrement ! Redevenez ce que vous étiez, monsieur Lenet : le bon et fidèle conseiller des princes de Condé, et tous nous applaudirons vos décisions ! Moi la première !

Lenet protesta alors de son dévouement à ceux qui nécessitaient le plus son aide : le petit duc d’Enghien de sept ans et sa jeune mère « si fragile ». Il promit de suivre les directives que l’on venait de lui donner et quitta Châtillon sans plus attendre. Mais, une fois revenu à Montrond, il se garda bien de transmettre l’ordre de reddition. La place ne fut ni démantelée ni désarmée1 .

Croyant cette affaire réglée, Charlotte et Isabelle revinrent à leur unique préoccupation : tirer Condé et Conti de leur prison. Justement, une proposition du gouverneur du Bourbonnais, le vicomte de Saint-Gérand, leur arriva par le truchement d’une lettre du comte de Chavagnac, proche des Valençay, et à qui l’on pouvait accorder toute confiance. Moyennant une assez forte somme, M. de Saint-Gérand assurait pouvoir obtenir la libération tant souhaitée.

Ne pouvant réunir à Châtillon les deux cent mille écus demandés, Charlotte décida de gager ses joyaux et rendez-vous fut pris avec Chavagnac à Angerville-la-Rivière pour lui remettre la somme convenue. En compagnie d’Isabelle et sous bonne protection, elle se présenta au rendez-vous, remit aussi à Chavagnac une lettre pour ses fils, puis revint à Châtillon avec un nouvel espoir.

Qui ne dura guère : deux semaines plus tard, l’intermédiaire ramenait l’argent à la Princesse. Il avait appris que des espions de Mazarin le surveillaient et, ayant reçu l’avis qu’il allait être arrêté, il s’était échappé de Paris en catastrophe pour restituer ce qu’on lui avait confié…

Ce nouveau choc fut si dur pour la pauvre mère qu’elle tomba malade assez gravement pour inquiéter Isabelle et Mme de Brienne. Et d’autant plus que le médicastre local n’avait pas l’air d’y comprendre grand-chose.

— C’est Bourdelot qu’il nous faut ! décréta Isabelle. Il n’a rien à soigner à Montrond quand nous avons un tel besoin de lui ! Je vais envoyer Bastille avec une lettre pour… la Princesse. Il serait normal qu’elle vienne visiter sa belle-mère et lui amène son petit-fils… ainsi que son médecin.

Mais Bastille revint bredouille à l’exception d’une courte lettre de Claire-Clémence : elle était souffrante elle-même et craignait que son mal n’aggrave celui de sa belle-mère. Quant à Bourdelot, il s’était rendu en Bourgogne dans sa famille.

Celui qui vint, ce fut Nemours. Inquiet d’être sans nouvelles, il se découvrit une foule de choses urgentes à régler chez lui et poussa jusqu’à Châtillon où il trouva Isabelle et Mme de Brienne rongées d’inquiétude. Sachant, en effet, qu’elles n’avaient rien à espérer de Montrond, elles avaient écrit à la Reine pour lui demander de dépêcher en consultation son médecin, M. Votier, afin qu’il se rende compte par lui-même de l’état de la Princesse.

— Nous n’avons d’autre réponse qu’un bruit venu jusqu’ici nous apprendre que le Cardinal doutait de la véracité de mes intentions. Je chercherais seulement à apitoyer Sa Majesté : qu’elle me permette de ramener notre princesse à la Cour ou, tout au moins, à Chantilly où l’air de la forêt serait peut-être plus bénéfique pour elle… et où elle aurait le réconfort d’être chez elle ! Mais, sacrebleu, s’écria-t-elle, emportée soudain par la colère, si je demande M. Votier, c’est justement pour qu’il puisse constater par lui-même son état ! Qu’est-ce qui vous prend de rire bêtement ? Vous ne me croyez pas, vous non plus ?

— Pardon ! Vous vous trompez ! C’est de vous entendre jurer…

— Vous trouvez ça drôle ?

— Oui et non, fit-il en reprenant son sérieux. Faut-il que vous soyez bouleversée pour en arriver là…

— Avouez qu’il y a de quoi, monsieur le duc ! coupa Mme de Brienne. En dehors de l’inquiétude où nous sommes au sujet de nos princes, les autres membres de la famille opposent l’indifférence à nos invitations à venir nous rejoindre. Elle aimerait tant revoir son petit-fils. De Montrond, Lenet nous écrit – car Madame la Princesse ne daigne pas prendre la plume – que le temps n’est pas assez beau pour déplacer l’enfant ! Nous sommes fin novembre, je l’admets, mais il ne fait pas plus froid à Châtillon qu’à Montrond !

— Et Mme de Longueville ?

Isabelle haussa des épaules méprisantes.

— Il paraît qu’elle guerroie dans l’Est entourée d’une cour d’hidalgos éblouis par son panache blanc et ses prouesses équestres, sans oublier MM. de Turenne et de La Rochefoucauld qui sont toujours prêts à s’entretuer pour elle. Alors sa mère…

Etait-ce la présence de Nemours pour lequel Charlotte avait de l’amitié, les deux jours qui suivirent apportèrent une nette amélioration qui releva le courage d’Isabelle et de Mme de Brienne. Le jeune homme se comportait d’ailleurs avec une infinie discrétion et, devant l’anxiété de son amie, faisait taire sa passion afin de ne lui offrir que la tendresse d’un grand frère, un bras pour la soutenir, une épaule sur laquelle pleurer quand l’angoisse lui nouait les nerfs.

Pour l’instant, elle était tout à l’espoir. Dès que sa malade serait capable de voyager, même couchée, elle la ramènerait dans son cher Chantilly y achever ses jours – dont il était à craindre qu’ils ne soient plus très nombreux ! –, dans ce cadre de beauté dont on aurait pu croire qu’il avait été créé pour elle.

— Quand elle y sera, confia-t-elle à Nemours, vous m’accompagnerez chez la Reine ! Qu’elle me prive de liberté, d’accord, moi je suis jeune, mais qu’au nom de leur ancienne entente elle lui accorde de mourir dans la douceur de sa maison…

— Je vous escorterai, et serai fort étonné que la Reine vous expédie à la Bastille ! Mais, avant, peut-être faudrait-il adresser un message à Montrond pour que sa bru se décide à lui mener son petit-fils ?

— C’est fait depuis avant-hier, et comme j’ai dépêché Bastille, il ne va sûrement pas tarder à rentrer !

Il était là deux heures plus tard… avec Lenet.

— Ce n’est pas vous que j’attends ! s’emporta Mme de Châtillon. Cela signifie qu’elle ne vient pas, n’est-ce pas ? Quelle excuse a-t-elle encore inventée ?

— Elle vous le dit dans cette lettre ! répondit-il en présentant le pli scellé aux armes des Bourbons-Condés… Enfin, je le suppose, car je n’ai pas eu d’explications. Uniquement l’ordre de la porter.

Isabelle fit sauter le cachet, parcourut le texte – très bref en vérité ! – puis, d’une voix tremblante de colère le relut :

« Je prie madame ma belle-mère et tous mes amis et amies étant auprès d’elle d’avoir toute créance à ce que dira de ma part M. Lenet, lui ayant confié toutes mes intentions. Claire-Clémence de Maillé2  »

— Ses intentions ? explosa Isabelle en jetant le papier à la figure du messager. Quelles intentions peut bien avoir cette pauvre folle à qui ses délires de Bordeaux en compagnie des Espagnols ont fait tourner ce qui lui restait de cerveau ? Allez donc lui dire, monsieur Lenet, qu’ici elle n’a pas d’amis !

Nemours ramassa la lettre et la tendit sans un mot à l’envoyé visiblement très soucieux.

— Je vous jure, madame la duchesse, que j’ignorais ce qu’elle avait écrit. Jamais je ne me serais chargé d’un tel message !

— Eh bien, allez le lui dire !

— Avec votre permission, je vais rédiger sur l’heure une lettre qu’un messager plus jeune que moi lui portera. Je vieillis, madame la duchesse, et par ces temps d’hiver la route est rude…

— Soit ! Rédigez et Bastille repartira. On va vous loger…

Naturellement, on cacha ce qui venait de se passer à la malade. Peut-être en eut-elle connaissance avec cette étrange prescience qui est parfois le lot de ceux dont la mort approche. Vers deux heures du matin, ce fut, au château, une espèce de branle-bas de combat  : Madame la Princesse ordonnait que l’on aille sur-le-champ lui chercher un notaire. Bertin et Nemours allèrent réveiller celui de Châtillon qu’une voiture amena pour apprendre que Madame la Princesse douairière de Condé voulait ajouter un codicille à son testament : elle léguait à sa chère Isabelle de Montmorency-Bouteville, duchesse de Châtillon, qu’elle aimait comme sa fille, son château de Mello, proche de Chantilly, terres, meubles, seigneuries et autres dépendances. Elle lui léguait en outre parmi ses joyaux son « gros tour de perles, sa grosse chaîne de perles et sa grande boîte de diamants, le tout en reconnaissance de l’amour que ladite dame duchesse a eu pour elle et de l’assistance qu’elle lui a rendue et rend encore à présent dans ses malheurs et afflictions… ». S’y ajoutaient diverses donations à ceux qui l’avaient accompagnée à Châtillon… Lenet, qui, lui, ne recevait rien, devait par la suite l’accuser de « parcimonie » !

Ensuite, elle remercia le tabellion et les gens dont elle avait écourté la nuit avant de se rendormir, apaisée…

La nouvelle lettre de Claire-Clémence arriva datée du 30 novembre. Toujours adressée à Lenet :

« Je suis si touchée des nouvelles de votre courrier que je ne le saurais exprimer ; jusques à présent j’avais toujours eu espérance. Maintenant je n’en ai plus et je vous assure que je suis au désespoir de la savoir à cette extrémité, mais je n’en ai pas la force et c’est tout ce que je puis vous dire… »

— C’est une honte ! s’indigna Mme de Brienne. Pas un mot pour vous ni quiconque d’ailleurs ! Si elle pense se concilier ainsi le cœur d’un époux qui la déteste, elle se trompe lourdement !

Deux jours plus tard, le 2 décembre 1650, Marguerite Charlotte Louise de Montmorency, princesse douairière de Condé, âgée seulement de cinquante-six ans, rendait son âme à Dieu dans les bras d’Isabelle. De son lit de mort, elle avait fait écrire à la Reine pour la conjurer d’avoir compassion de ses enfants, puis, tendant la main à Mme de Brienne, elle lui avait dit :