Et sur cette fière et optimiste prédiction on partit pour le Palais-Cardinal cependant que le futur époux et sa famille se rendaient au Louvre où, chez le Roi, ce serait la signature du contrat, après quoi l’on se retrouverait chez Richelieu où il y aurait comédie dans le théâtre que le Cardinal a fait construire dans une aile de sa fastueuse demeure. Chacun s’attendait à s’y ennuyer ferme, car on devait donner une tragédie, Mirame, dont nul n’ignorait qu’elle était l’œuvre du maître de céans dont les talents de dramaturge n’atteignaient pas – et de loin ! – l’altitude de ses ambitions littéraires. Avoir fondé l’Académie française ne suffisait pas à le nantir d’une plume talentueuse ! Heureusement, il y aurait le souper dont on pouvait être certain qu’il serait aussi copieux que somptueux…

N’y étant jamais venue, Isabelle admira sans réserve le palais composé de deux corps de bâtiment reliés par des galeries, l’ensemble encadrant un jardin d’où l’hiver avait chassé les fleurs mais non l’harmonie des parterres dessinés au petit buis aussi élégamment qu’avec un pinceau, ni la beauté des sculptures qui l’habitaient. En outre, pour faire patienter ses invités, des violons renforçaient l’accueil plein de grâce de la duchesse d’Aiguillon, nièce préférée du Cardinal qui jouait chez lui le rôle de maîtresse de maison, sans oublier les plateaux chargés de rafraîchissements. On attendit ainsi, rassérénés, l’arrivée des héros de la fête.

Mais s’ils furent accueillis par une sorte de marche triomphale, la mine desdits héros n’avait rien de glorieux. Monsieur le Prince, plus jaune que jamais, semblait hors de lui et mâchonnait des jurons dans ses quelques poils de barbe, Madame la Princesse maniait nerveusement un éventail plutôt inattendu en ce début de février neigeux. Enfin Enghien, les narines pincées, retenant sa colère avec difficulté, menait par la main sans la regarder une gamine au bord des larmes et si petite que l’on avait jugé bon de la hisser sur des talons d’au moins cinq pouces7 de haut qui lui donnaient une démarche bizarre. Il y mettait autant d’attention que s’il avait promené un chien de manchon. La pauvre enfant semblait au supplice.

Ce fut Anne-Geneviève qui, en rejoignant ses amies, les renseigna :

— Richelieu a roulé notre père dans la farine ! chuchota-t-elle tandis qu’elles allaient prendre leurs places au théâtre. La nabote reçoit en tout et pour tout trois cent mille livres de dot, mais d’héritage point ! La fortune ira au reste de sa famille ! Tiens ? Où est donc Marthe ? demandat-elle soudain en constatant qu’une seule des demoiselles du Vigean était présente.

— Elle a pris froid, se hâta de répondre sa sœur. Et comme elle tousse énormément, elle a préféré garder la chambre, craignant d’être trop importune durant la représentation ! Ce qui, évidemment, eût été mal vu…

La pièce était conforme à ce que l’on en attendait et, sans les rafraîchissements et autres douceurs que les valets faisaient circuler, on eût sans doute entendu quelques ronflements. Mais, pour plus de sûreté, une « claque » avait été prévue, applaudissant aux endroits indiqués. Les invités ne pouvaient guère faire autrement que l’imiter et ce fut avec une vigueur où entrait du soulagement que la fin reçut son content d’ovations. Après quoi on se dirigea vers la galerie des Hommes illustres où le Cardinal avait réuni les portraits de grands hommes, sans oublier le sien par Philippe de Champaigne. C’est là que l’on devait danser en se réconfortant de temps à autre aux somptueux buffets disposés aux points stratégiques.

Après s’être si fort ennuyée, la jeunesse – et les moins jeunes aussi ! – s’en donnait à cœur joie… sauf l’héroïne de la fête qui n’était encore qu’à moitié mariée.

Assise dans un fauteuil à haut dossier entre celle qui devenait sa belle-mère et la duchesse d’Aiguillon, Claire-Clémence regardait avec envie toute cette belle jeunesse qui riait, dansait devant ses yeux. Elle aurait aimé virevolter elle aussi, mais il y avait ces abominables chaussures qui pesaient à ses pieds comme des boulets qu’elle aurait bien voulu ôter – mais il lui eût fallu enlever aussi la lourde robe, brodée d’or sous une collection de joyaux, magnifiques sans doute, mais qui ajoutaient leur poids. En outre, depuis la signature du contrat, son chevalier de légende ne lui avait pas adressé la parole et ne l’avait même pas regardée. Or, tout comme Isabelle de Montmorency, elle en était tombée amoureuse dès le premier regard.

En fait, Enghien avait presque réussi à oublier sa fiancée. Sitôt la fin du spectacle, il s’était hâté de rejoindre sa sœur et le gracieux cercle de ses amies qui lui avaient rendu le sourire. Avec tout de même un bémol :

— Où donc est votre sœur ? demanda-t-il à Anne du Vigean. Ne vous a-t-elle pas accompagnée ?

— Non, Monsieur le Duc, elle a pris froid. Elle ne cesse d’éternuer et redoutait de nuire à la beauté des vers que nous venons d’ouïr…

— Au moins, c’eût été amusant… Mais qui êtes-vous donc, mademoiselle ? ajouta-t-il en se tournant vers Isabelle qui le regardait avec un sourire où entrait du défi et se garda bien de lui répondre.

— Voyons, mon frère, intervint Anne-Geneviève, vous êtes pourtant trop jeune pour porter des bésicles ! Vous ne reconnaissez pas notre Isabelle de Bouteville qu’il y a peu encore vous traitiez de petit pruneau ?

Mais il ne rit pas. Son regard acéré détaillait le charmant visage mutin encadré d’une chevelure brune, bouclée et brillant comme du satin, la silhouette gracieuse mise en valeur par une robe de velours couleur d’aurore, de soie blanche et de dentelles encadrant une gorge et des épaules ravissantes quoiqu’un peu graciles.

— Non ! fit-il gravement. Je ne l’aurais pas reconnue ! Vous êtes bien belle, cousine ! » Puis, lui tendant la main et s’inclinant : « Venez danser avec moi !

Et il l’entraîna dans une lente pavane qui lui laissait tout le loisir de la détailler sans cesser de lui sourire :

— C’est vous que j’aurais dû épouser ! soupira-t-il soudain.

Ce qui lui fit répondre, malicieuse :

— La cousine pauvre ? Y songez-vous, mon cousin ? Votre auguste père ne l’eût jamais permis. Ou, si vous était venue l’idée de passer outre, il en serait mort de fureur ! Il n’est déjà pas si content ce soir puisqu’il a disparu après les signatures.

— Il devait avoir envie d’étrangler le Cardinal qui nous a joués de façon indigne !

— Sans doute, mais ce qui est fait est fait ! Suivez plutôt mon conseil  : il vous faut inviter à danser votre fiancée qui sera demain votre épouse. A danser ! Au moins une fois ! La pauvre se morfond… et je n’aime pas beaucoup le regard dont nous honore M. le Cardinal !

Le succès qu’elle venait de remporter rendait Isabelle généreuse. Et puis cette gamine engoncée dans ses brocarts et perdue dans son grand fauteuil lui faisait pitié.

— Vous croyez ? fit-il sur la révérence finale.

— Oh, j’en suis sûre ! Il ne faut pas jouer avec les nerfs de M. le Cardinal. Il les a fort sensibles !

— Il faut vous obéir !

Avec un soupir, il la ramenait près d’Anne-Geneviève qui ce soir avait décidé de ne pas danser :

— Je n’ai pas envie de devenir rouge et suante. On voit bien que M. le Cardinal est perclus de rhumatismes. Il fait une chaleur de four chez lui ! exhala-t-elle en s’étendant plus commodément parmi les coussins qui garnissaient son fauteuil.

L’héroïne de la fête en aurait volontiers fait autant… quand soudain le désir lui en passa : son fiancé s’inclinait devant elle pour participer à une courante. Elle voulut s’élancer avec toute l’ardeur qu’elle mettait habituellement dans la danse, mais elle avait oublié les maudites chaussures, se prit les pieds dans les plis dorés de sa jupe, un talon se tordit cruellement et, émettant un gémissement de douleur, elle s’effondra devant les jambes du jeune homme à demi submergée par le flot de sa robe encore alourdie par les pesants joyaux dont on l’avait ornée.

Elle entendit quelqu’un – Mlle de Montpensier – s’esclaffer :

— On a mis cette petite fille si haut qu’elle ne peut s’y tenir !

Devant cette chute spectaculaire, tous les invités éclatèrent de rire, à commencer par Enghien qui riait plus fort que les autres, sans même songer à se pencher pour l’aider à se relever. La pauvre petite eut conscience de la part de moquerie que contenait cette hilarité débridée. Tous ces inconnus se réjouissaient de pouvoir la railler parce qu’elle était la nièce de Richelieu. Elle sentit venir les larmes mais les ravala courageusement. Elle ne leur offrirait pas le triomphe cruel de la voir pleurer. Une main cependant se tendit, mais c’était celle de la jeune fille brune en robe corail avec laquelle Enghien venait de danser cette pavane à laquelle il avait paru prendre si grand plaisir, et, soudain furieuse, elle tourna la tête pour ne pas la voir. D’ailleurs, on la relevait. En dépit de la douleur, elle détailla chacune de ces faces triomphantes et, s’arrêtant sur celle de son presque-époux, elle se força à une brève révérence et articula d’une voix nette :

— Avec votre permission, Monsieur le Duc, je me retirerais. En vérité, je n’ai que faire ici !

Sous le reproche voilé, il reprit son sérieux, mais ne se crut pas obligé pour autant de la raccompagner jusqu’à son appartement.

Quelqu’un pourtant n’avait pas ri du tout, et c’était le Cardinal. Son regard chargé de colère se posa si lourdement sur le jeune homme que, malgré son orgueil, celui-ci ne put s’empêcher de rougir. Mais pour rien au monde il n’eût obtempéré à ce qui n’était rien d’autre qu’un ordre muet. Et il s’en alla tranquillement inviter sa mère à danser.

Le lendemain, la cérémonie du mariage célébrée dans la chapelle du Palais-Cardinal par l’évêque de Paris, Mgr de Gondi, fut grandiose. Le Roi Louis XIII, sa femme la Reine Anne et même le dauphin Louis vêtu de satin blanc y assistèrent. La petite mariée en robe de drap d’or parut sereine et recueillie. Celui auquel on l’unissait, habillé à peu près du même tissu mais où s’épanouissait une grosse tache – le futur Condé se lavait rarement et ne prenait aucun soin de ses vêtements ! –, faisait visiblement la tête et pas une seule fois son regard ne se posa sur sa jeune épouse.

Pas davantage durant le souper somptueux qui suivit. Enghien ignora totalement Claire-Clémence, mangea énormément, but encore plus et semblait d’une humeur charmante quand, aux flambeaux, on raccompagna le couple à l’hôtel de Condé où la chambre nuptiale était préparée. Le tout dans une allégresse générale. Même la mariée souriait : l’instant approchait où elle serait seule avec un époux qu’elle aimait et alors… il devrait se passer quelque chose ! Quoi ? Elle n’en avait qu’une idée très vague…

Au milieu des rires, des vœux, les nouveaux époux furent conduits à leur chambre. La mariée qui tremblait de tous ses membres fut déshabillée, parfumée et installée dans le lit semé de fleurs par la joyeuse bande des belles amies d’Anne-Geneviève, à laquelle manquait toujours Marthe du Vigean, et sous la direction de la duchesse d’Aiguillon qui, en embrassant Claire-Clémence, lui murmura :

— Courage, mon enfant ! C’est le plus beau jour de votre vie !

Ce qui fit pouffer de rire Anne-Geneviève, se contentant de contempler avec un sourire moqueur :

— En ce cas, elle n’en a guère à attendre ! chuchota-t-elle à Isabelle. Je répète qu’Enghien ne la touchera pas ! Il ne lui a porté aucune attention durant cette longue journée ! Je vous ai d’ailleurs dit ce qu’il en est de ses projets ! En outre, ajouta-t-elle soudain assombrie, il y a l’éventuelle descendance qu’il se refuse à procréer ! Mêler notre sang à une fille dont la mère, démente, se prend pour une carafe de cristal et un aïeul qui, bien que maréchal, croupit dans un manoir de campagne avec une servante dont il a fait sa maîtresse et s’enivre du matin au soir est intolérable ! Et puis regardez-la ! On lui donnerait à peine dix ans et elle n’est même pas jolie ! Comment voulez-vous qu’un garçon tel que lui s’accommode de cela ? conclut-elle en haussant ses belles épaules. Surtout à présent qu’il est tout occupé de Marthe du Vigean !

La gorge d’Isabelle se sécha tandis que sa mémoire lui restituait l’image d’une ravissante fille aux cheveux d’un blond de lin, au regard velouté, pétrie de charme et de douceur. Elle réussit cependant à murmurer :

— Et… lui rend-elle son amour ?

— Elle est malade depuis le début des cérémonies : c’est clair, il me semble.

Isabelle attendit qu’elles se fussent éloignées pour poser la question qui lui venait :

— Et c’est pour elle qu’il veut se démarier ?