« Ma chère amie, mandez à cette pauvre misérable qui est à Stenay l’état où vous me voyez et qu’elle-même apprenne à mourir… »

Le jour même du décès et sous la surveillance de Lenet, on procéda en présence de seize témoins à l’inventaire des joyaux, dont ceux offerts à Isabelle n’étaient qu’une partie et pas la plus importante dans l’énorme quantité de diamants, perles, saphirs, rubis, émeraudes et bijoux de toutes sortes qui était en possession de la défunte. C’est cependant le tout qui fut envoyé à Montrond, sans qu’Isabelle levât le petit doigt pour prélever ce qui lui revenait.

Dès le matin, tandis qu’à Châtillon Isabelle faisait procéder à la toilette post mortem de sa vieille amie, Nemours partait pour Paris, la suite des cérémonies devant être ordonnée par la Reine selon les désirs de la défunte. En même temps un courrier galopait vers Le Havre où l’on venait de transférer les illustres prisonniers – le duc de Longueville, gouverneur de Normandie, trouva la pilule amère ! –, emportant une lettre de Lenet pour Condé.

Le 21 décembre, le corps de la Princesse prenait le chemin de Paris avec Isabelle, Mme de Brienne et toutes les personnes de son entourage. Il fut déposé dans l’église Saint-Louis des Jésuites, rue Saint-Antoine3 , où se rendirent « force dames des plus grandes de la Cour et de la ville et force princes de Lorraine et de Savoie et autres grands seigneurs ».

Le lendemain, le service funèbre eut lieu avec la pompe digne d’une aussi noble princesse et, sous ses voiles de crêpe, Isabelle, appuyée sur Mme de Brienne, pleura de tout son cœur celle qu’elle aimait plus que sa propre mère. Ensuite, au milieu d’une foule énorme et silencieuse, le lourd cercueil traversa la Seine pour rejoindre sa sépulture chez les Grandes Carmélites de la rue Saint-Jacques où Charlotte aimait à faire retraite dans le petit pavillon qu’elle avait fait construire. Mais ce fut quand le cercueil eut disparu dans la tombe ouverte qu’Isabelle réalisa enfin que sa princesse ne reviendrait plus. Secouée de sanglots, elle se laissa tomber à genoux sur les dalles4 .

Ce furent sa mère et Mme de Brienne qui l’en relevèrent et la ramenèrent à l’hôtel de Valençay que Marie-Louise mettait à la disposition de l’une comme de l’autre quand elles séjournaient à Paris. Mme de Montmorency-Bouteville avait en effet le cœur trop haut placé pour prendre ombrage de l’affection qui s’était nouée au fil des années entre Isabelle et celle qui l’avait élevée. Madame de Valençay, pour sa part, n’avait pu assister à la cérémonie. Elle attendait un nouvel enfant et il eût été dangereux de s’aventurer sur les mauvaises routes de l’hiver… Mme de Brienne les y accompagna avant de rejoindre sa propre famille, mais les liens tissés entre elle et Isabelle étaient désormais solides et ce fut en s’embrassant chaleureusement qu’elles se séparèrent en se promettant de se revoir bientôt.

Se retrouver seule avec sa mère dans le calme d’une demeure dont Mme de Bouteville avait donné l’ordre que l’on écarte curieux et importuns – au moins pendant quelques jours ! – fit du bien à Isabelle. Le lent cheminement des années avait apporté à sa mère l’apaisement à la terrible douleur qui, lorsqu’elle avait à peine vingt ans, avait failli la rendre folle. Elle avait alors tant souffert qu’elle avait considérablement amoindri sa capacité de souffrance et elle pouvait compatir pleinement à ce qu’endurait son Isabelle, veuve elle aussi à vingt et un ans et qui maintenant venait de perdre son plus ferme soutien, surtout contre une famille qui ne devait guère accepter les cadeaux vraiment princiers de la défunte. Et, en effet, Isabelle eut à subir une avanie dont son vieil ami, le président Viole, vint lui donner connaissance  : l’épouse de Condé refusait de lui remettre les joyaux qui lui revenaient, se retranchant derrière une lettre anonyme accusant Mme de Châtillon de n’avoir cessé d’entretenir une liaison amoureuse avec le duc de Nemours.

— Et, en admettant que ce soit vrai, s’insurgea la mère, voulez-vous me dire en quoi cela eût entaché l’amitié de la Princesse pour ma fille ? L’aventure retentissante de sa jeunesse avec le Roi Henri l’a toujours préservée de condamner les amours des autres. Rien qu’avec sa propre fille elle aurait eu fort à faire ! Quant à sa bru, cette jeune sotte n’a pas hérité de suffisamment de bijoux ?

— Ce sont peut-être mes perles qu’elle préfère ? Elles sont si belles !

— Alors, si elle veut les garder, vous n’irez pas les lui réclamer ?

— Je ne sais pas encore, mère… J’avoue que je me sens lasse ! Je crois que j’ai surtout besoin de repos et de calme ! Voyez-vous, parfois, je suis fatiguée de me battre !

— Déjà ? Alors que vous êtes si jeune ? Si c’est cela, restez avec moi autant qu’il vous plaira, dit Mme de Bouteville en prenant sa fille dans ses bras. Voulez-vous que nous fassions venir mon petit-fils ? J’en serais si heureuse !

— Moi aussi, mais plus tard peut-être. Je redoute pour lui ce temps de frimas et les chemins difficiles. Dès que le temps le permettra, je l’enverrai chercher. Retrouver une vie de famille me fera le plus grand bien !

Elle était sincère jusqu’envers elle-même. Pourtant une bonne nouvelle vint la sortir de son marasme. Le cher président Viole revint la voir. Il apportait une lettre de Lenet, un simple billet d’ailleurs accompagnant un pli couvert de l’écriture de Condé.

« Dites au président Viole, écrivait le Prince, que j’ai donné ordre aux sieurs Ferrand et Lavocat d’ajuster les choses avec Mme de Châtillon afin qu’elle ait tout ce que Madame lui a donné et que cela n’embarrasse pas notre accommodement de mon frère et de moi. Voyez les mêmes là-dessus pour qu’elle puisse en être en possession au plus tôt et “ avec honneur ” ! J’attends leur réponse pour ordonner à ma femme de lui envoyer les pierreries et eux donneront ordre pour les meubles. Assurez bien Mme de Châtillon de notre service et priez-la de nous vouloir écrire souvent. Ce nous sera une grande consolation… »

Isabelle en pleura de joie, car elle voyait une preuve d’attachement de la part de celui qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer et dont les réactions pouvaient se révéler parfois – et sans la moindre raison – d’une rare violence.

Mme de Bouteville, elle, exulta :

— Vous allez pouvoir prendre possession de ce charmant château de Mello qui est apanage des Montmorency et qui est, à une lieue près, aussi proche de Chantilly que l’est notre Précy5  ! Mais auparavant accordez-vous quelques jours de détente !

— Vous avez raison, mère, je crois en vérité que ce me sera nécessaire.

— Faut-il que vous soyez fatiguée pour en convenir…

Le repos n’allait pas durer. Bien que Mme de Bouteville se fût efforcée de le lui cacher, une bribe de conversation surprise entre sa mère et le cher président Viole venu prendre de ses nouvelles lui apprit qu’il lui restait encore un sujet de tourmente : tandis que la princesse Charlotte mourait à Châtillon, le grand Turenne, rencontrant près de Rethel l’armée royale commandée par le maréchal du Plessis-Praslin, subissait une écrasante défaite. Mais, ce qui était plus grave aux yeux d’Isabelle, son frère François de Bouteville devenu le bras droit de Turenne avait été blessé et fait prisonnier ! Elle ne resta pas davantage derrière la porte imprudemment entrouverte où elle s’abritait :

— François blessé ? François captif ? Et vous ne m’en avez rien dit, mère ?

— Je l’aurais fait si la blessure avait été préoccupante ! Quant à la prison, c’est la Bastille où nombre de gentilshommes ont séjourné sans dommage et…

— … Et mon père qui a été exécuté pour une peccadille ? Et notre cousin Henri ? Il est vrai que lui c’était à Lyon, mais…

— Mais le chef d’accusation était plus grave : haute trahison !

— Et qu’a fait François de différent en rejoignant Turenne… et les Espagnols ? Cher Président, si vous avez quelque amitié pour moi, obtenez-moi d’aller le visiter ! s’écria Isabelle.

— Mieux vaudrait se rendre auprès de la Reine pour lui demander sa grâce !

— L’un n’empêche pas l’autre ! Et moi je veux voir mon frère. Je suis certaine de pouvoir le ramener à la raison ! C’est le sort imparti à son chef bien-aimé qui l’a conduit à cette extrémité… Quant à la Reine, la défaite de Rethel devrait l’enchanter : n’est-ce pas une victoire pour son bien-aimé Mazarin ?

— Si nous nous aventurons sur ce terrain, nous n’en sortirons pas ! trancha Mme de Bouteville. Cher Président, pouvez-vous essayer de donner satisfaction à ma fille ?

— Je promets d’essayer. Elle sait bien que lui plaire est ce que je souhaite le plus au monde.

Isabelle eut son entrevue…

En suivant le geôlier dans l’escalier qui montait au troisième étage de la tour Bertaudière à la Bastille, le cœur d’Isabelle battait si fort sous ses vêtements et ses voiles de deuil6 qu’elle s’avoua qu’elle était inquiète. Il y avait une éternité, en effet, qu’elle n’avait rencontré son jeune frère et elle se demandait si leur ancienne et parfaite entente subsistait. Si même il en restait une bribe… et si François jouait encore de la guitare.

Quand la porte s’ouvrit et que le gardien s’effaça pour la laisser entrer, elle ne le vit pas tout de suite, seulement le feu qui flambait dans la cheminée. Ce fut sa voix moqueuse qui la fit se retourner vers le lit où il était à demi étendu, habillé, un oreiller sous sa jambe blessée.

— Une femme ? s’exclama-t-il joyeusement. Mais quelle heureuse surprise ! J’espère que vous êtes jolie, madame ?

— Pour quelqu’un dont la vie est menacée, vous me semblez de bien gaillarde humeur ! dit-elle en se débarrassant de l’ample cape noire à capuche qui l’enveloppait de la tête aux pieds.

En la reconnaissant, il eut un cri de joie.

— Isabelle ? Mais quel bonheur ! Je vous croyais au fin fond de vos terres !

Il voulut se lever, mais elle le repoussa gentiment.

— Restez tranquille ! Puisque votre jambe vous y oblige, profitez-en !

— Embrassez-moi, au moins !

Elle posa ses lèvres sur son front, puis s’assit au bord du lit cependant qu’il grognait, déçu :

— Quel enthousiasme ! Vous avez pris à tâche de me démolir le moral ? Et puis tout ce noir ! Vous êtes en deuil ou quoi ?

— Oui. Et vous devriez l’être aussi ! Je viens de ramener aux Grandes Carmélites le corps de notre princesse Charlotte…

— Elle est morte ?! Oh, non ! réagit-il, envahi par le chagrin. Et je n’y étais pas !

— Ni vous, ni ses fils, ni sa fille, ni sa belle-fille, ni son petit-fils qu’on ne lui a pas accordé la joie d’embrasser une dernière fois… Rien que Mme de Brienne, moi et les gens de Châtillon que sa bonté avait conquis  ! Quant à vous, je considère comme une chance qu’elle ne vous ait pas vu et, surtout, qu’elle ait ignoré, ainsi que notre famille, que le dernier des Montmorency va bientôt laisser sa tête sur l’échafaud !

— L’échafaud ? Perdriez-vous le sens ? Je suis prisonnier de guerre…

— On ne met pas des prisonniers de guerre à la Bastille ! Mais des traîtres, oui ! Comme le fut, hélas, notre cousin Henri ! Il avait fait pacte avec les Espagnols, tout comme vous…

— J’ai suivi mon chef, c’est le devoir d’un bon soldat. M. de Turenne ne s’est employé qu’à chercher les moyens de libérer le royaume du pire fléau qu’il ait jamais connu.

— Non ! D’imposer votre loi à vous ! La France entière, je pense, déteste Mazarin au même degré qu’elle a détesté Richelieu dont chacun s’accorde à présent pour reconnaître qu’il fut grand…

— Mais il était français ! Vous entendez, ma sœur ? Français !!! Et il ne couchait pas avec la Reine qui, entre parenthèses, est espagnole !

— Elle a cessé de l’être en épousant Louis XIII ! Et vous n’oubliez qu’un détail, messieurs les mutins ! Qu’elle est la mère du Roi et que Mazarin en est le ministre !

— Un ministre dont il sera ravi d’être débarrassé…

— Qu’en savez-vous ? Vous aurait-il fait l’honneur de vous le confier  ? Vous ne l’avez pas vu depuis longtemps, n’est-ce pas ? A votre place, je prendrais garde.

— A quoi ? Il nous remerciera, vous dis-je !

— De mettre son royaume à feu et à sang, et, pour réaliser cette belle prouesse, de faire appel à l’ennemi héréditaire. Dans quelques mois seulement, il atteindra la majorité royale et sera sacré à Reims. Dès à présent je me méfierais de lui ! En ce qui me concerne, je n’oublierai jamais le regard qu’il a posé sur le coadjuteur de Gondi au premier soir de la Fronde. Louis XIV sera un maître omnipotent… A moins que vous ne laissiez vos chers Espagnols l’assassiner ?